Les luttes anticoloniales, anti-racistes et anti-apartheid ont toujours été confrontées à des politiques d’enfermement de masse. Les prisonniers politiques ont même été, bien souvent, des symboles internationaux de ces luttes, de Nelson Mandela à Bobby Sands en passant par Mumia Abu Jamal et Angela Davis. Car ces politiques d’incarcération ne sont pas un supplément d’âme de la répression coloniale/raciste. Elles forment un élément central des dispositifs d’oppression et jouent un rôle structurel dans l’organisation de la démobilisation et la mise au pas des récalcitrantEs.
Un modèle réduit de l’occupation
Les PalestinienEs n’échappent pas à cette règle et doivent faire face, depuis des décennies, à des tribunaux militaires israéliens (voir ci-contre) qui donnent chaque jour toute son actualité au bon mot selon lequel « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ». Le mouvement de libération palestinien, à l’instar de celui des noirs d’Afrique du Sud ou des catholiques d’Irlande du Nord, ne peut être compris si l’on fait abstraction de son rapport à l’emprisonnement, aux luttes des prisonniers pour le respect de leurs droits fondamentaux, et à celles de leurs familles pour leur libération.
L’univers carcéral israélien est en outre, et au-delà de ses spécificités, un « modèle réduit » de l’occupation israélienne prise dans sa globalité : un lieu d’enfermement, de répression, de déni de droit, de procédures arbitraires, mais aussi de socialisation politique et de lutte. Les prisons israéliennes poussant jusqu’à l’extrême – et souvent, à l’absurde – les logiques à l’œuvre dans le dispositif colonial de maintien de l’ordre, il n’est guère surprenant de constater que détenus et anciens détenus sont souvent les mieux à même de décrire les mécanismes de l’oppression subie par le peuple palestinien.
L’affaire de toute une population
Dans les territoires occupés, la situation des prisonniers est l’affaire de toute une population. Quiconque s’est rendu dans un village ou un camp de réfugiés palestinien sait que, dans tout foyer, il y a un détenu ou un ancien détenu. La prison s’invite dans chaque maison et, comme l’armée israélienne lorsqu’elle opère ses perquisitions, elle ne demande pas d’autorisation et laisse des traces indélébiles. Il ne s’agit pas d’une spécificité palestinienne, et de nombreux exemples historiques rappellent que les politiques d’internement de masse ne concernent pas que les prisonniers, mais bien toute la société, qui en est elle aussi victime. Ainsi, alors que l’un des épisodes les plus sanglants vécus par les catholiques d’Irlande du Nord, le Bloody Sunday, au cours duquel quatorze personnes tombèrent sous les balles de l’armée britannique, un quinzième décédant de ses blessures quatre mois plus tard, est entré dans l’histoire, on oublie souvent le contexte de cette tragédie : une manifestation d’ampleur, organisée à Derry, contre le « mass internment », autrement dit la politique d’incarcération systématique conduite par les -autorités coloniales britanniques.
Comme c’était le cas en Irlande du Nord, le sort des prisonniers politiques est une réalité essentielle dans la société palestinienne : il ne s’agit pas seulement de chiffres, mais de fils, de frères, d’époux, de pères, et aussi parfois de filles, de sœurs, d’épouses ou de mères. Aucun gouvernement, qu’il soit israélien ou palestinien, ne peut l’ignorer, et aucune négociation sérieuse ne pourra aboutir si elle n’inclut pas la libération des prisonniers politique palestiniens.
Sans libération, pas de paix
Selon les mots d’un cadre du Front populaire de libération de la Palestine rencontré par l’auteur de ces lignes en 2002, « il n’y aura pas de paix tant que le dernier prisonnier n’aura pas été libéré ». Il savait de quoi il parlait, lui qui avait participé à sa première grève de la faim en prison en solidarité avec Bobby Sands et ses compagnons de cellule en 1981, et qui purgeait lors de notre rencontre, et purge aujourd’hui encore, une peine de prison à vie pour avoir participé à l’élaboration du projet d’assassinat d’un ministre israélien. Il savait aussi que la prison est une expérience qui, même lorsqu’elle n’est vécue qu’une fois, change votre rapport au monde et à la lutte.
En Palestine, on n’en finit en effet jamais avec la prison, y compris lorsque l’on décide de renoncer, temporairement ou définitivement, à ses activités militantes. Les prisons israéliennes participent du façonnage d’une conscience politique, aussi contradictoire soit-elle, puisqu’elles continuent d’être un lieu de formation – même si elles jouent un rôle bien moindre, dans ce domaine, qu’il y a une trentaine d’années –, tout en contribuant à dissuader les Palestiniens de s’investir de manière trop visible dans la lutte collective. Ainsi, quand bien même elles concourraient à détruire le mouvement de libération, elles ne le font pas disparaître, et contribuent dans une certaine mesure à sa reproduction.
Il y a aujourd’hui plus de 6 000 prisonniers politiques palestiniens dans les geôles israéliennes, un chiffre en augmentation. Les arrestations se concentrent notamment contre une nouvelle génération palestinienne qui exprime, avec les moyens qui sont les siens, son rejet des politiques oppressives et discriminatoires, et se voit opposer une répression d’ampleur. Ils sont des centaines, voire des milliers, à expérimenter à leur tour la prison, comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux. Nul ne sait ce qu’ils deviendront lorsqu’ils sortiront de prison. Les incarcérations n’empêcheront pas la poursuite de la lutte, mais elles contribueront en grande partie à la façonner, pour le meilleur et pour le pire.
Julien Salingue