La mobilisation de la population de l’oasis de Figuig contre la privatisation de l’eau ne se dément pas. Huit mois après son déclenchement, le « hirak » (mouvement en français) de Figuig s’affirme aussi déterminé et inventif dans ses formes de lutte. L’Anticapitaliste a rencontré Mustapha Ibrahimi, du comité de coordination du hirak de Figuig, et frère de Mohammed Ibrahimi, dit « Movo » et unique militant du mouvement actuellement incarcéré en raison de son activisme.
Comment et quand le hirak a-t-il commencé à Figuig ?
Il est important de rappeler que Figuig, oasis marginalisée sur le plan du développement, a connu de nombreux mouvements sociaux pour revendiquer son droit à un développement équitable. Le hirak actuel, qui dure depuis plusieurs mois, a débuté le 26 octobre à la suite du vote du conseil municipal refusant d’adhérer au « Groupe Al-Sharq Distribution » d’eau potable et d’électricité, en vertu de la loi 83/21.
Sous la pression de l’autorité de tutelle, une session extraordinaire du conseil a été convoquée, aboutissant à un revirement de décision et à l’acceptation de l’adhésion par 9 voix contre 8. Cette décision, perçue comme une tentative de concéder le contrôle de l’eau à une nouvelle société régionale, a suscité de vives protestations de la population.
Il est important de noter que Figuig gérait de manière autonome son eau potable depuis les années 1960, une particularité liée à son patrimoine culturel et historique où l’eau, provenant de sources et d’une nappe phréatique communes, est indissociable de la terre, des palmiers et de la vie de la communauté.
Comment s’orgnaise le comité de coordination du hirak de Figuig ?
Après le déclenchement du mouvement de protestation, un comité de coordination pour la défense de l’eau à Figuig a été formé. Son objectif était d’organiser et de cristalliser les revendications de la population pour revenir sur la décision de concéder l’eau potable et mettre en œuvre toutes les formes de lutte menées par la population. Le comité de coordination est composé d’activistes indépendamment de leur appartenance politique, syndicale et intellectuelle. C’est un travail bénévole ouvert à tous, qui veille à fixer les dates des manifestations et des sit-in de manière démocratique avec la participation des citoyens et à interagir avec eux à travers des mécanismes de discussion et de consultation quotidiennement, compte tenu de la spécificité des relations sociales imbriquées dans les ksour de l’oasis de Figuig, car la forme sociale contribue à faciliter la communication, la discussion et la cristallisation des formes de lutte.
Est-ce que ce comité organise toute la population ? Comment les femmes sont-elles organisées et représentées dans cette structure ? Il semble que les sit-in nocturnes itinérants soient masculins contrairement aux mobilisations de jour. Comment expliquer cela ?
La forme des sit-in nocturnes itinérants était une réponse à la dissolution du sit-in principal qui a duré deux mois. Cette forme itinérante comporte un rassemblement permanent devant la municipalité. Il est principalement composé d’hommes, en particulier d’activistes. Dans cette forme de lutte nocturne, l’absence des femmes est remarquée et s’explique par la nature traditionnelle de l’oasis et des relations familiales. Quant aux sit-in nocturnes dans les quartiers et les ksour, qui sont périodiques deux fois par semaine, ils connaissent une présence féminine remarquable et active, ressemblant à une sorte de solidarité collective sous diverses formes, tenant compte des traditions de l’oasis comme l’hospitalité (thé et pâtisseries) où les femmes expriment la haute valeur morale de la générosité, même si cela a dérangé beaucoup de ceux qui ne comprennent pas le sens de cette valeur. Les larges discussions entre les citoyen·nes et la préparation des slogans ont indubitablement dérangé certains intellectuels et médias qui ont considéré cela comme une violation de la loi et une nuisance pour les citoyen·nes, même si la plupart d’entre eux viennent des grandes villes et ne disent mot pour demander que s’arrêtent les nuisances qui les dérangent chez eux. Ce qui les dérange, en réalité, c’est la protestation et le rejet du mépris et de l’humiliation par les habitant·es de Figuig en utilisant leur héritage culturel.
L’oasis de Figuig connaît des formes de lutte variées et étendues, avec une forte participation, en particulier des femmes. Premièrement, les femmes représentent environ 60 % de la structure démographique de l’oasis qui, en raison de sa marginalisation, connaît une émigration massive. Les femmes sont très présentes dans les activités sociales et économiques ; elles travaillent dans les champs et ont une forte relation avec l’eau dans les lavoirs communaux, dits bahbouha1, ce qui leur permet de ressentir le danger qui menacera l’oasis en cas de privatisation de l’eau potable au profit d’une entité non élue dont l’objectif est le profit et non l’eau comme service social2.
De plus, les femmes sont présentes en force depuis des années dans les luttes locales (santé, non accès aux terres3), ce qui a conduit à la formation d’une force féminine active et militante, et à l’organisation d’une forte marche féminine en haïk traditionnels, exprimant l’attachement à la terre et aux racines et rejetant toutes les tentatives de marginalisation, de mépris et d’exclusion.
La loi portant création de sociétés régionales concerne-t-elle toutes les régions du Maroc ? Comment expliquer que la réaction à Figuig ait été si particulière ? Cette mobilisation a soulevé d’autres questions sociales, notamment la question de la santé. Cette question peut-elle être intégrée dans votre lutte ?
Aux termes de la loi 83/21, celle-ci sera appliquée dans quatre régions du Maroc et sera généralisée progressivement, à titre expérimental, peut-être jusqu’en 2027. L’adhésion à ce plan a été rejetée par deux collectivités à l’Est : Jerada et Figuig. Il est à noter que Figuig est l’une des rares municipalités à gérer elle-même l’eau potable, et l’Office national de l’eau potable a tenté à plusieurs reprises de s’approprier ce secteur, mais tous les conseils précédents ont refusé ses demandes, considérant la question de l’eau comme un bien commun avec un aspect particulier pour les habitant·es de Figuig, d’autant plus que le Journal officiel stipule que la propriété de l’eau revient aux habitant·es de Figuig. Par ailleurs, l’eau potable et les eaux des sources sont indissociables (même nappe phréatique), et il existe des accords coutumiers entre les conseils précédents et les propriétaires des sources depuis les années 1960. La spécificité de la gestion et de la spécificité de l’oasis, les formes de marginalisation et de mépris, le manque de démocratie participative, et l’intervention brutale des autorités de tutelle : tout cela a poussé la population à protester fortement et à développer une conscience collective pour formuler un cahier de revendications étendu et complet couvrant tous les secteurs et à lutter pour cela à moyen terme et à long terme, c’est-à-dire en demandant justice pour l’oasis et en élaborant des plans de développement complets pour sortir l’oasis de la marginalisation et du mépris.
Neuf membres du conseil municipal ont démissionné pour protester contre le fait que leur vote initial, défavorable à la privatisation, ait été trahi par une manœuvre quelques jours plus tard. Le ministère de l’Intérieur a-t-il mis en place une structure provisoire en attendant de nouvelles élections ? Ces élections représentent-elles une échéance importante pour le mouvement ?
Après la démission des neuf membres qui s’opposaient à la décision, à la suite de nombreuses tentatives pour faire reculer le bureau sur sa décision de concéder l’eau potable, après avoir épuisé toutes les voies légales de recours et face à l’absence de réponse, même partielle, aux demandes de l’opposition et de la population, les démissions ont été actées. Finalement, et de manière discrète, la décision de désigner un comité de gestion n’a pas été rendue publique et, selon des sources, certains membres continuent de contrôler le conseil. Jusqu’à présent, nous ne connaissons pas la position officielle et légale du ministère de tutelle conformément à la loi en vigueur. En attendant, la population continue de se mobiliser. Le comité de coordination a réaffirmé qu’il maintient ses revendications légitimes pour le retrait de la décision de céder la gestion de l’eau potable, en plus de la libération du détenu Mohamed Ibrahimi et l’ouverture d’un débat sérieux sur toutes les questions.
La lutte sont devenues quasi quotidiennes à Figuig. La solidarité s’est fortement exprimée en début d’année. Où en est le comité national de soutien au mouvement de Figuig ?
Le mouvement de Figuig a bénéficié d’un large soutien, tant au niveau national qu’international, qui ne cesse de croître malgré un léger essoufflement dû à la durée du conflit. De nombreux comités de soutien ont été créés, notamment à l’échelle locale et régionale, et des personnalités politiques, comme une parlementaire de la Fédération de la gauche démocratique, se sont rendues sur place pour exprimer leur solidarité. Des événements d’envergure, tels que la réunion organisée à Rabat par la coalition des associations des droits humains, ont également contribué à amplifier la visibilité du mouvement et à rallier de nouveaux soutiens. Les nombreuses déclarations d’associations de défense des droits humains ont aussi joué un rôle crucial dans cette mobilisation.
Cette vague de solidarité, loin de faiblir, semble irriter les partisans de la privatisation, qui malgré l’utilisation de l’appareil d’État et de campagnes de propagande visant à discréditer le mouvement et les revendications de la population, n’ont pas réussi à étouffer la contestation.
Dans quelles conditions votre frère est-il incarcéré ? Sa condamnation a-t-elle eu un effet dissuasif sur la population ou, au contraire, a-t-elle renforcé sa détermination à poursuivre la lutte ? Cette tentative de répression, marquée par le non-lieu prononcé à l’encontre de la femme arrêtée en même temps que lui, a-t-elle été suivie d’autres tentatives visant à étouffer le mouvement ? Quelle est la stratégie du pouvoir ?
On peut considérer l’arrestation de Mohamed Ibrahimi, connu sous le nom de « Movo », comme celle de l’un des visages éminents du mouvement de Figuig et de la plupart des manifestations qu’a connues l’oasis, où il était connu pour son militantisme et sa présence quotidienne dans la défense des causes de la population. C’est pourquoi il était ciblé depuis longtemps. Les autorités ont exploité un incident entre une citoyenne qui demandait un permis pour creuser un puits, permis qui avait été refusé par le « pacha » de l’oasis. Movo est intervenu pour l’aider après qu’elle a été violentée par le pacha, ce qui a attisé la protestation. Cet incident a été utilisé pour le jeter en prison sous prétexte d’insulte à un fonctionnaire et d’incitation contre les autorités. Il a été condamné à 8 mois de prison fermes avec une amende de 1 000 dirhams. Quant à la citoyenne Halima Zaid, elle a été condamnée à 6 mois de prison avec sursis et à une amende de 2 000 dirhams. Il est à noter que la population a mené une action de solidarité en utilisant les formes traditionnelles de solidarité de l’oasis en collectant un dirham par citoyen pour payer l’amende, exprimant ainsi sa solidarité avec le détenu du mouvement de manière forte, humaine et active.
Quels soutiens attendez-vous ?
Nous sommes fiers du soutien national et international apporté par Attac Maroc pour faire connaître et soutenir le mouvement de Figuig. Nous espérons l’élargir et le faire connaître davantage dans les médias du monde entier, et faire du slogan du mouvement de Figuig un slogan international : « L’eau de Figuig n’est pas à vendre ! » o
Propos recueillis par Hassan Aglagal et Luiza Toscane, traduits de l’arabe par Rafik Khalfaoui.
- 1. Les lavoirs communaux, dits « bahbouha », sont des espaces de convivialité où les femmes se retrouvaient pour se laver et faire la lessive. Cependant, nombre d’entre eux ont fermé, soit par manque d’entretien, soit en raison du risque de pollution de l’eau utilisée pour l’irrigation des cultures.
- 2. Luiza Toscane, « Maroc : à Figuig, les femmes en lutte pour le bien commun », L’Anticapitaliste n° 699 du 14 mars 2024.
- 3. En 2021, l’Algérie a fermé la frontière et interdit aux frontaliers de Figuig de se rendre sur leurs terres, la fin d’une tolérance qui a déclenché un mouvement de protestation, notamment des femmes (NDLR) ; Se reporter à l’article « L’oasis de Figuig fait les frais des tensions entre le Maroc et l’Algérie », Le Monde, 22 mars 2021.