Publié le Dimanche 21 juillet 2013 à 12h02.

Quatar : le gaz, les dollars et les USA

Le Moyen Âge à l'heure de la mondialisation financière

Le Qatar, ce n'est pas que le PSG ou les fantasmes sur le financement des islamistes dans les banlieues. Presqu'île de 11 000 m2, ce micro État féodal, troisième producteur mondial de gaz est une puissance
financière de 50 milliards de dollars par an...

Il est sous la domination autocratique d'un émir rentier à la tête d'un État rentier où vivent moins de 2 millions de personnes, dont la grande majorité sont des étrangers, travailleurs immigrés, esclaves des temps modernes. Il y règne un wahhabisme plus soft qu'en Arabie saoudite, et les femmes y ont plus de liberté. La rente permet d'intégrer les 200 000 Qataris au système et de maintenir une certaine stabilité sociale qui fait que l'émirat est resté hors du Printemps arabe, tout en y jouant un rôle de premier plan par l’intermédiaire de sa chaîne officielle, Al Jazeera, chaîne satellitaire panarabe.
La politique de l'émirat est déterminée par la contradiction d'une énorme puissance financière entre les mains d'un émir à la tête d'une nation qui n'a pas de réalité mais qui utilise sa force de frappe financière pour jouer un rôle. Cette contradiction s'exprime dans une diplomatie financière au service d'un étrange jeu d'intermédiaire entre les États-Unis et les Frères musulmans, une diplomatie qui ne craint pas le double langage...

Instrument des USA
Le Qatar a conquis cette position en moins de vingt ans sous la férule de l'émir Cheikh Hamad arrivé au pouvoir par un coup de force de palais en 1995. Alors pétromonarchie insignifiante, le Qatar s'est engagé dans une course effrénée vers le développement grâce à ses gigantesques réserves de gaz qui feront de lui, en 18 ans, un acteur fragile mais majeur dans les jeux de rapports de forces régionaux et internationaux, devenant un instrument de la politique des USA. Il est le siège d'une des principales bases militaires américaines.
Deux dates vont marquer cette évolution, le 11 septembre 2001 et les révolutions arabes. Après le 11 septembre, les USA commencent à chercher des alliés contre Al Quaida dans le monde arabe, puis les révolutions arabes mettront les Frères musulmans au premier plan.
En juin, Hamad a abdiqué en faveur de son fils Tamim, héritier du trône, une passation de pouvoir pacifique qui ne changera rien.
Les difficultés viendront du développement des révolutions elles-mêmes. La défaite des Frères musulmans en Égypte et la continuation de la révolution met la politique du Qatar en grande difficulté. Il lui sera difficile de continuer à jouer un rôle dans le processus de transition dite démocratique voulu par les Américains dont il s'était fait le relais. Et Il n'est pas sûr que la Coupe du monde de football qui s'y déroulera en 2022 soit le couronnement attendu de la réussite de l'émirat.
En novembre dernier, la condamnation du poète qatari Mohammed Al-Ajami, alias Ibn Al-Dhib, à la prison à vie pour avoir critiqué l’émir, fait l’éloge du Printemps arabe, et incité au renversement du régime, manifestation de l'arbitraire autocratique, ne pourra suffire à inverser le cours des choses...

Repères chrono­logiques

Le Qatar est longtemps resté peuplé de tribus nomades en rivalité pour les terres les plus lucratives ou sur les côtes de petits villages de pêche. Après avoir occupé le détroit d'Ormuz, puis Mascate et Bahreïn, les Portugais prennent le Qatar en 1517 et imposent leur contrôle maritime et commercial dans le Golfe. En 1538, ils sont chassés de la région par les Ottomans, qui domineront le Qatar durant quatre siècles.
Les conflits entre tribus se poursuivent jusqu'au début du XIXe siècle, quand les Britanniques décident d’intervenir et s'imposent. L'homme choisi pour négocier avec eux est un entrepreneur résidant de longue date à Doha : Muhammed Ben Thani. Est fondée alors en 1868 la dynastie Al Thani encore régnante aujourd'hui.
En 1916, l’émirat devient un protectorat britannique. Les Britanniques considèrent tout d'abord le Qatar et le golfe Persique comme une position stratégique pour leurs intérêts coloniaux en Inde, mais la découverte de pétrole et d'hydrocarbures en 1940, leur exploitation à partir de 1949, changent la donne. Mais l'empire britannique fini, sept ans plus tard, les Britanniques annoncent qu’ils se désengagent politiquement du Golfe dans un délai de trois ans.
Qatar, Bahreïn et sept autres États forment une fédération qui devient les Émirats arabes unis après que le Qatar a proclamé son indépendance vis-à-vis de la coalition le 3 septembre 1971. Il devient alors membre de l'Organisation des Nations unies.
En août 1990, l’émirat autorise le déploiement sur son sol de la coalition internationale, menée par les États-Unis, après l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août En juin 1992, il signe un accord de défense avec les États-Unis.
Le 27 juin 1995, Hamad Al-Thani, au pouvoir depuis 1972, est renversé par son fils aîné, l’émir Hamad bin Khalifa Al Thani, l'émir de la « modernisation » du Qatar qui devient alors une place financière.
En 1996 est créée la chaîne satellitaire Al Jazeera, et en mai 1997 s'ouvre la Bourse de Doha.
En mars-avril 2003, le Qatar accueille le commandement central des forces américaines dans le Golfe pendant la deuxième guerre d'Irak.
29 avril 2003, la première Constitution est approuvée par référendum. Elle entrera en vigueur en 2005. L'article 1 stipule « Le Qatar est un pays arabe indépendant. L'islam est sa religion et la charia est la source principale de sa législation ». Il n'y a toujours pas d'Assemblée législative élue.
2 décembre 2010, l’émirat est choisi pour organiser la Coupe du monde de football en 2022...

France-Qatar, un match gagnant-gagnant

Le roi a démissionné, vive le roi ! Le président de la République française a perdu les élections, le nouveau proclame : vive la continuité de l’État ! Ainsi pourraient se résumer les relations officielles entre la France et le Qatar. Et le soir du premier jour de sa visite officielle, les 22 et 23 juin, François Hollande dînait avec l’émir et son successeur désigné, père et fils. Les relations bilatérales ne devraient souffrir d’aucune rupture.
La forte proximité affichée par la monarchie pétrolière avec la présidence Sarkozy avait, en retour, suscité quelques interrogations sur l’orientation du PS vis-à-vis de ce pays. Or, en 2011, le Qatar a su faire en geste « délicat » en investissant 17 millions d’euros dans le sauvetage de l’entreprise Le Tanneur, qui, avec ses 300 salariés, est l’une des plus grosses de la Corrèze (la circonscription de Hollande).
Par ailleurs, le 3 février 2012, le conseiller de François Hollande – et futur ministre des Affaires étrangères – Laurent Fabius se rendit à Doha pour totalement déminer le terrain. Une fois le candidat du PS élu président, la reprise des visites officielles n’allait d’ailleurs pas tarder. Le 7 juin 2012, le Premier ministre qatari, Jassim al-Thani, fut reçu à l’Élysée. À sa suite, l’émir Hamad vint à l’Élysée le 22 août 2012, officiellement pour parler du conflit syrien.

Investissements croisés
Sous Sarkozy, la France y est devenue le deuxième investisseur. Elle est aujourd’hui le premier fournisseur de ses forces armées et voudrait bien renforcer cette position en lui vendant le Rafale de Dassault, qui se trouve actuellement en concurrence avec l’avion de combat Eurofighter produit (entre autres) par le groupe britannique BAE.
Le gouvernement et le patronat français s’attendent par ailleurs à de grandes opportunités d’investissement — et de bénéfices — en vue de la Coupe de monde de football. Si François Hollande était accompagné de cinq ministres lors de son voyage à Doha, il l’était aussi d’une quarantaine de patrons, et son séjour s’est clos par une réunion du « forum d’hommes d'affaires franco-qataris » qui sera désormais annuelle.
Le Qatar a investi 12 milliards d’euros dans l’hexagone au cours des cinq dernières années, et s’apprêterait à y investir 10 autres milliards. Il est actionnaire de Total à hauteur de 4,8 %, de Vinci (7 %), de Lagardère (12 %) ou encore de Veolia environnement (5 %) ou de Vivendi (3 %). Mais il ne s’agit là que d’un mécanisme classique, analysé dès les année 1970 sous le terme de « recyclage de pétrodollars » : alors que les recettes des hydrocarbures ont apporté une certaine richesses aux élites de quelques pays jusqu’ici « sous-développés », celles-ci n’utilisent pas ces fonds pour libérer leurs pays de la mainmise des anciennes puissances coloniales, mais les réinjectent dans l’économie des pays impérialistes.
Les investissements qataris en France sont très largement exonérés d’impôts, grâce à une convention fiscale négociée sous Sarkozy. Ainsi, les résidants qataris y sont exonérés de l’ISF, et les plus-values immobilières ou encore les gains en capital réalisés en France sont aussi exonérés d’imposition...

Une diplomatie garante de l'ordre

Le Qatar fait tout pour devenir un acteur international de premier plan, grâce à une utilisation calculée de ses recettes pétrolières. Les événements sportifs de portée mondiale devraient fortement y contribuer...
Ainsi le pays organisera la Coupe du monde de football, en 2022, ce qui nécessitera de gigantesques investissements pour refroidir les stades — vu les températures extérieures qui y règnent en juin et juillet. Après avoir été candidat malheureux à l’organisation des jeux Olympiques de 2016 puis de 2020, le Qatar est par ailleurs candidat à l’organisation de ceux de 2024.

Soutien aux « Frères »
Dans le contexte des révoltes du Printemps arabe, le Qatar a surtout soutenu les partis et mouvements lié à l’internationale des Frères musulmans : l’organisation du même nom en Égypte, le parti Ennahdha en Tunisie, ou encore le PJD au Maroc.
Dans le cas égyptien, il était même leur principal appui. L’Arabie Saoudite, à laquelle se réfèrent aussi de nombreux mouvements islamistes comme « modèle », méprise en effet les Frères : ce mouvement a beau défendre des positions idéologiques réactionnaires, il est aussi anti-monarchique, et perçu par les wahhabites saoudiens comme un rival sérieux pour la direction idéologique des forces islamistes dans la région. Ainsi, l’Arabie Saoudite soutient plutôt les salafistes en tant que concurrents politiques des « Frères ».
Le Qatar est resté leur soutien, mais navigue prudemment depuis le renversement de Mohamed Morsi. Alors que l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis ont très vite promis plusieurs milliards de dollars d’ « aide » financière à l’Égypte, le Qatar n’a pas promis un nouveau soutien financier. Néanmoins, la monarchie a déclaré « continuer de soutenir l’Égypte », et a maintenu le programme financier annoncé le 10 avril 2013 (rachat d’obligations d’État égyptiennes pour trois milliards plus cinq milliards d’assistance financière).

Faire disparaître le  Printemps arabe 
Dans d’autres pays, en revanche, le Qatar a ouvertement soutenu des forces salafistes ou djihadistes armées. C’était le cas au Nord du Mali, où le Qatar est directement intervenu sous couverture « humanitaire » — à travers son Croissant-Rouge — en soutenant des forces djihadistes. Les services de renseignement français ont multiplié en 2012 les rapports alarmistes sur le rôle du Qatar au Mali. Lors d’une visite du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian à Doha les 9 et 10 février 2013, ces divergences ont été abordées et apparemment aplanies...
Le Qatar soutient aussi des forces djihadistes en Syrie, où il cherche à contribuer à la transformation de la révolte anti-dictatoriale en guerre confessionnelle (les sunnites contre la minorité alaouite au pouvoir).
Comme toutes les monarchies du Golfe, le Qatar vise avant tout à faire disparaître l’impulsion démocratique et sociale, née des révoltes dans le monde arabe depuis 2011, et à la remplacer par une mobilisation autour des forces islamistes. En même temps, le Qatar joue un rôle officiel dans le soutien international aux oppositions syriennes, ayant par exemple hébergé la réunion des onze pays « amis de la Syrie » à Doha ce 22 juin.

Al Jazeera, un paradoxe confronté aux révolutions

Paradoxal... Le Qatar possède depuis une quinzaine d’années une carte de visite attrayante, dirigée vers l’extérieur, la chaîne Al Jazeera  qui avait innové dans le paysage médiatique arabe par la liberté des débats qui pouvaient y être menés.
Au cours des changements liés au Printemps arabe, la chaîne a, la plupart du temps, accompagné les forces islamistes liées aux Frères musulmans. La situation se retourne aujourd'hui avec une baisse considérable de l’audience de la chaîne, puisqu’une partie grandissante du public est en désaccord avec ce qui est vu désormais comme une « propagande ». Ainsi, le parti islamiste tunisien Ennahdha, qui dénonçait dans un communiqué virulent du 18 avril une « campagne de dénigrement contre le Qatar », a cité en modèle positif « le rôle de la chaîne Al Jazeera » en Tunisie.

Audience en berne
Début mars 2013, on apprit par le site d’information marocain lakome.com que l’audience d’Al Jazeera avait fortement baissé, passant par exemple en Tunisie de 950 000 spectateurs et spectatrices (en janvier 2012) à 200 000 (en décembre). Une baisse était aussi enregistrée en Libye et en Égypte, dans une moindre mesure également au Maroc.
À côté de l’orientation de l’information diffusée par Al Jazeera, le site marocain citait aussi comme motif de cette baisse l’émergence de nouvelles chaînes locales privées, comme ON-TV en Égypte. La censure diminuant, ces nouveaux médias locaux pouvaient désormais afficher une liberté de ton inconnue auparavant dans les chaînes nationales.

Derrière le mythe, la surexploitation

Derrière les façades rutilantes, l'envers du décor, les conditions de travail et de vie réservées aux travailleurs et travailleuses immigréEs est bien moins présentable. C’est en fait lui qui occupe bien plus de place que le décor officiel.
Le pays a une population globale d’environ 1,9 million d’habitantEs. Mais seulement 200 000 à 250 000 personnes sont comptées comme des Qataris, possédant la nationalité du pays. Près de 90 % de la population active sont considérés comme « des étrangers ». Originaires notamment d’Asie du Sud (Pakistan, Inde, Bangladesh, Népal, Sri Lanka) et d’Asie du Sud-Est (surtout des Philippines) et dans une moindre mesure de pays arabes plus pauvres, ces immigréEs n’ont strictement aucune chance d’acquérir un jour la nationalité qatarie.
Pour travailler dans le richissime pays du Golfe arabo-persique, ils doivent d’ailleurs avoir un « garant » qatari, titulaire d’une carte nationale d’identité et qui se porte caution pour le migrant. Cela crée un rapport de dépendance étroit vis-à-vis de la personne du « garant » ou « parrain ». Afin d’être sûr de récupérer ses dépenses éventuelles, ou tout simplement pour profiter un maximum des migrantEs, ces Qataris confisquent la plupart du temps le passeport de la personne ainsi placée sous leur tutelle, privant cette dernière de toute liberté de mouvement, mais aussi de la possibilité de quitter le pays.

Rapport de dépendance
Une enquête de la presse locale a confirmé que, selon 88 % des migrantEs interrogés, les passeports étaient ainsi systématiquement retenus. Ce qui peut créer les conditions d’une situation de quasi-esclavage ou d’une sorte de servage, surtout dans le secteur du travail domestique où les dangers sont encore renforcés. Une telle situation pouvant s’accompagner du risque de mauvais traitements infligés à la personne placée en situation de dépendance.
Dans un rapport publié le 12 juin 2012, l’organisation Human Rights Watch a ainsi réclamé un changement de la législation sur « les parrainages ». Sans suite jusqu’ici... Un footballeur français, Zahir Belounis, a d’ailleurs lui aussi été victime de ces pratiques. Recruté par un club au Qatar, il s’est trouvé retenu comme un prisonnier, son passeport étant confisqué, et son employeur lui faisant du chantage : il n’était prêt à lui restituer son passeport que s’il retirait une plainte qui faisait suite à un différend financier... Si un sportif français de niveau international devient la victime de telles pratiques, à quoi faut-il s’attendre pour les ressortissants « anonymes » de pays plus pauvres ?
Les salariéEs immigréEs travaillent dans des secteurs bien déterminés, dont le bâtiment (506 000 selon un rapport de juillet 2012), les services à la personne à domicile (dont 132 000 employées de maison féminines), et le petit commerce. Et cela alors que les « nationaux » sont la plupart du temps embauchés dans le secteur financier ou encore dans des structures publiques. La perspective de voir le Qatar organiser la Coupe du monde de football en 2022 devrait conduire, selon un site syndicaliste allemand, au recrutement d’un million de travailleurs migrants supplémentaires.

La loi qatarie permet de s’organiser dans un syndicat (affilié à la General Union of Workers of Qatar) dans une entreprise employant au moins 100 Qataris... Mais toutes les personnes de nationalité étrangère sont exclues de ce droit.

Dossier réalisé par Yvan Lemaitre et Bertold du Ryon