Entretien. À l’occasion de la commémoration des 30 ans du massacre d’Ouvéa, et de la visite d’Emmanuel Macron, du 3 au 6 mai, en Kanaky/Nouvelle-Calédonie, nous avons interviewé Mina Kherfi, représentante de l’USTKE (Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités) en France.
Le 5 mai prochain, on commémorera les 30 ans du massacre d’Ouvéa. Peux-tu nous rappeler ce qui s’est passé à l’époque et quels sont aujourd’hui les enjeux de mémoire autour de cet événement ?
Le 5 mai 1988, suite à une prise d’otages organisée fin avril par des indépendantistes kanak, l’assaut était donné contre la grotte d’Ouvéa par les forces armées françaises : ils n’ont pas fait dans la dentelle, avec 19 Kanak tués, ainsi que deux gendarmes. Ils ont tué tous les preneurs d’otages, qui étaient âgés de 18 à 40 ans, mais aussi les « porteurs de thé » venus du village voisin, qui étaient chargés du ravitaillement. Cela représente un jour très douloureux pour Ouvéa, pour toute la Calédonie. 19 morts d’un coup, sur une petite tribu comme celle du village de Gossanah, près de la grotte, c’est un chiffre énorme. C’est une douleur, une blessure qui n’est pas près de cicatriser.
Il y a eu des exactions, certains Kanak ont été tués après l’assaut. Par exemple Alphonse Dianou, l’un des preneurs d’otages, a été tué sur sa civière alors qu’il était blessé à la jambe, dans des circonstances qui n’ont jamais été révélées. Le comité Vérité et justice, les gens de la tribu de Gossanah, demandent l’ouverture du dossier : il y a eu une amnistie et donc on ne sait rien.
Emmanuel Macron sera présent le 5 mai à Ouvéa. Sait-on pourquoi il a décidé de s’y rendre ? Quelles sont les réactions sur place ?
Macron se rend en Kanaky du 3 au 6 mai, et il a effectivement prévu de se rendre à Ouvéa le 5. Sa visite est très mal perçue, notamment par la population de Gossanah où a eu lieu le massacre. Les gens considèrent que c’est une provocation, surtout ce jour-là, qui est un jour de recueillement, de deuil, une journée intime pour les familles, qui ont écrit pour lui demander de ne pas venir, au moins ce jour-là. Car il a prévu non seulement de se rendre à la gendarmerie, mais aussi sur la stèle en mémoire des 19 qui ont été tués ce jour-là. Donc le comité Vérité et justice et la tribu de Gossanah dénoncent cette venue.
Au-delà du 5 mai, cette visite de Macron est très politique, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre du référendum du 4 novembre prochain sur l’indépendance…
Bien sûr. Il vient pour affirmer la position de la France. Il a choisi une date très symbolique, ce n’est pas neutre. Les non-indépendantistes, donc la droite, ont prévu une manifestation à cette occasion pour affirmer leur volonté de continuer à faire partie de la France. Il se dit aussi que Macron va remettre l’acte de possession par la France de la Nouvelle-Calédonie de 1853, qui était jusqu’alors conservé aux Archives nationales de l’outre-mer, au président du gouvernement local. On est dans la politique du symbole, qui pour nous n’est pas acceptable.
Car ce que vous demandez, c’est autre chose que des symboles, tant la situation demeure inégalitaire et discriminatoire.
Tout à fait. Les inégalités sont persistantes, et on peut même dire qu’elles s’aggravent avec le temps. Ce sont des inégalités à tous les niveaux : emploi, accès au logement, scolarité, etc. Par exemple, 26 % de chômage chez les Kanak, contre 7 % chez les non-Kanak, on compte à peine 5 % de cadres Kanak, etc. Ce sont des disparités énormes, et qui s’accroissent malgré le prétendu processus de décolonisation entamé avec l’accord de Nouméa en 1998. Les inégalités sont toujours criantes, de nombreux Kanak vivent dans des conditions déplorables, des milliers d’entre elles et eux vivent dans des logements insalubres, des cabanes en tôle à la périphérie de Nouméa. Les logements sont très chers à Nouméa en raison de l’indexation des salaires sur ceux de la métropole, et les salaires très hauts des fonctionnaires, notamment à Nouméa et dans sa périphérie.
L’USTKE demande depuis sa création la fin de ces discriminations, avec notamment l’égalité d’accès à l’emploi pour les Kanak, leur accès à des postes à responsabilité, etc. Nous nous battons également contre la cherté de la vie et pour plus de justice sociale.
Et par rapport au référendum ?
Ce que l’USTKE et les partis indépendantistes demandent, c’est l’assurance que les listes électorales soient sincères et correspondent à la réalité, et que tous les Kanak soient inscrits sur les listes, car la liste référendaire est une liste spéciale. Or il est apparu que des milliers d’entre eux manquaient, on parle de 25 000, en raison de la complexité de la procédure d’inscription et des démarches à entreprendre. Donc on attend que les listes soient affichées pour vérifier que tous les Kanak ont bien été inscrits, et l’affichage aura lieu un peu tard, en juillet. C’est à ce moment-là que l’on verra si la liste est sincère, et que nous prendrons notre décision sur le référendum. Pour nous, il est évident qu’un scrutin d’autodétermination concerne d’abord le peuple colonisé, donc le peuple kanak, et il est inimaginable que des milliers de personnes manquent sur les listes.
Peux-tu nous parler des prochaines initiatives de soutien aux Kanak qui seront prises en France ?
Nous organisons plusieurs initiatives à la fin de la semaine, les 4 et 5 mai, à propos desquelles nous avons informé dans les manifestations du 1er Mai, avec le mouvement des jeunes Kanak en France, Solidarité Kanaky, et d’autres. Le 4 mai, nous commémorerons le massacre d’Ouvéa, ainsi que les morts de plusieurs figures du mouvement indépendantiste, victimes du colonialisme français, en organisant un rassemblement devant le musée de l’Histoire de l’immigration, à la Porte-Dorée à Paris. C’est un symbole, car il s’agit de l’ancien musée des Colonies, que nous avons choisi pour également dénoncer les symboles liés au colonialisme qui persistent dans ce musée. C’est aussi à proximité de ce musée que des Kanak ont été exposés, tels des cannibales, lors de l’exposition coloniale de 1931. Il y aura donc des témoignages, des prises de parole pour informer sur la situation actuelle en Calédonie, parler du référendum, mais aussi pour rappeler le massacre d’Ouvéa il y a 30 ans. On espère que l’information sera relayée, et qu’il y aura du monde à ce rassemblement.
Propos recueillis par Julien Salingue