Les accusations d’antisémitisme régulièrement dirigées contre toute expression de solidarité avec la Palestine ont pris cet été un tour inattendu au cours de la campagne présidentielle lorsque le « ticket » démocrate – Kamala Harris-Tim Walz – pourtant d’un sionisme insoupçonnable, en est lui-même devenu la cible.
Dès le mois de juillet et suite au choix du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, pour le rôle de vice-président, nombre de commentateurs ont exprimé leur inquiétude et souvent, leur indignation face à ce qu’ils jugeait être une terrible dérive des démocrates. En choisissant Walz plutôt que Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie (qui faisait d’abord figure de favori), Harris fut d’emblée accusée d’avoir cédé à la pression de sa base « antisémite », « pro-Hamas », en renonçant à nommer Shapiro, parce que juif.
Le motif de l’antisémitisme censé « prospérer à gauche » permettait d’emblée de faire un relatif silence sur le fait que le démocrate Shapiro, en novembre 2023, s’était joint au camp républicain pour la défense du programme de financement public de chèques-éducation au profit du secteur éducatif privé. Ce motif fut mis en avant par le syndicat de l’automobile United Auto Workers pour exprimer son opposition au choix du candidat Shapiro. Ailleurs, des militants écologistes de l’État de Pennsylvanie avaient fait savoir leur désaccord avec une désignation de Shapiro qu’ils estimaient coupable de capitulation face aux producteurs d’énergie fossile de Pennsylvanie notamment après avoir abandonné les habitants d’un village de l’État dont les nappes phréatiques avaient été contaminées suite à des travaux de fracturation hydraulique.
Concernant la situation au Moyen-Orient, Shapiro soutient Israël comme tous les autres élus démocrates pressentis par Harris. Mais, comme l’observait Emily Tamkin dans The Nation début août, tous, à la différence de Shapiro, n’ont pas exigé le renvoi des présidents d’université qui n’avaient pas immédiatement sévi contre les mobilisations étudiantes contre la guerre, tous n’ont pas comparé ces manifestants au Ku Klux Klan, et n’ont pas appelé à l’intervention des forces de l’ordre contre les mouvements étudiants. « En d’autres termes, précise Tamkin, ce n’est pas au sujet d’Israël que Shapiro a été perçu comme plus problématique que les autres ; c’était sur la question de notre propre démocratie ».
La Republican Jewish Coalition, pour commencer, ne s’est pas privé d’exploiter cet inépuisable filon argumentaire. Son président, Matt Brooks, s’indigna du fait que « Joe Biden pense que les manifestants antisémites, anti-Israël ’n’ont pas tort’, Kamala Harris va dans leur sens, disant qu’ils ’montrent exactement ce que l’émotion humaine doit être’ et maintenant, Tim Walz estime que ’leurs revendications sont légitimes’. C’est une honte absolue ».
Feu sur les démocrates
Une grande partie des récriminations a d’abord concerné Tim Walz. Pour The Jewish Chronicle, « le bilan de Tim Walz sur Israël et l’antisémitisme est très préoccupant ». Malgré ses positions apparemment pro-israéliennes, explique The JC (de bien piètre réputation, il est vrai) Walz a manifesté son estime pour Ilhan Omar ; il a également prononcé un discours devant le Conseil des relations américaines-islamiques (CAIR) où il a côtoyé un des initiateurs de Students for Justice in Palestine, autrement dit, « le groupe derrière nombre de ces manifestations pro-Hamas et antisémites sur les campus universitaires suite aux attaques du 7 octobre ». Ou encore, Walz a inscrit dans la loi l’obligation faite aux étudiants d’apprendre l’histoire de l’holocauste « en lien avec d’autres génocides », et non comme « anomalie historique unique ».
On retrouve ces critiques assorties de quelques autres encore dans The Times of Israel du 28 juillet. Pour Andy Blumenthal, « ce n’est pas la première fois que Kamala Harris montre des penchants de gauche radicale au sujet les terroristes islamiques ». En conclusion, si l’on peut être « sceptique à l’égard de l’extrême droite », la plus grande inquiétude vient de « la gauche radicale », toujours selon Blumenthal.
Mais ces critiques ne sont pas le fait des seuls partisans du suprémacisme partagé par Benyamin Netanyahou et Donald Trump dont le soutien (et celui de leurs admirateurs) à Israël passe invariablement par la détestation d’un nombre toujours plus considérable de Juifs et et de Juives de manière plus indirecte sur CNN, pourtant régulièrement accusée par l’ex-président et maintenant candidat républicain, de multiplier les « fake news » contre lui.
L’animatrice du programme Inside Politics de la chaîne, Dana Bash, a fourni une contribution très remarquée à la nazification pure et simple de ces étudiants « radicaux » censément représentatifs de la base démocrate. Après avoir diffusé les images d’un étudiant juif de UCLA se plaignant de ne pouvoir rejoindre son cours du fait de la présence d’étudiants pro-palestiniens occupant le campus, Dana Bash commente avec un flair aigu de l’analogie historique : « Encore une fois, ce que vous venez de voir se passe en 2024, à Los Angeles, rappelant les années 1930 en Europe. Je ne parle pas à la légère. La peur chez les Juifs de ce pays est palpable en ce moment ».
Prises de position pro-israélieNnes
Il n’aura échappé à personne qu’à la différence des élues de gauche démocrate au Congrès, Ilhan Omar et Rachida Tlaib, ou des gauches britanniques ou françaises, le « ticket présidentiel » démocrate n’est pas connu pour son souci de la cause et de la condition palestiniennes. Harris et Walz ont derrière eux une histoire de prises de positions pro-israéliennes sans faille.
Ceci est plus vrai encore pour Harris qui ne s’est en rien contentée de se fondre dans le traditionnel consensus transpartisan américain sur le soutien à l’allié Israël. Comme le rappelle Stephen Zones dans Tikkun, dès son arrivée au Sénat en 2017, Harris (qui refusa d’accepter le soutien de J Street, le lobby pro-israélien plus modéré) donna l’un de ses premiers discours devant l’AIPAC. Elle y déclara son soutien à l’engagement des États-Unis de fournir 38 milliards de dollars d’aide militaire à Israël au cours de la décennie à venir. Puis, « lors de son tout premier vote de politique étrangère en janvier 2017, par exemple, Harris s’aligna sur Trump pour critiquer le refus du l’ex-président Obama de mettre son veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, très modeste et quasi-unanime, sur les colonies israéliennes. Cette résolution réitérait, entre autres, des demandes antérieures du Conseil de sécurité pour qu’Israël cesse d’étendre ses colonies illégales en Cisjordanie occupée, qui violent la quatrième convention de Genève et une décision historique de la Cour internationale de justice. »
En 2021, indique The Jewish Chronicle (qui s’en félicite) lors de son premier échange téléphonique en tant que vice-présidente avec Netanyahou, l’une et l’autre prirent acte de « l’opposition de leur gouvernement respectif aux tentatives de la Cour pénale internationale d’exercer sa juridiction sur le personnel israélien ». Harris a, en outre, déversé l’accusation d’antisémitisme sur les campagnes de boycott et désinvestissement, et dénoncé les tentatives de pression des Nations unies pour que Netanyahou cesse ses violations du droit humanitaire comme autant de manœuvres de « délégitimation » d’Israël.
Entre soutien inconditionnel à l’aide militaire massive (vingt milliards de dollars supplémentaires approuvés le 13 août, et 8,7 milliards le 26 septembre) et hostilité déclarée à l’égard du droit international, le positionnement de Kamala Harris a suivi les options parmi les plus droitières des dernières années en matière de politique étrangère américaine au Moyen-Orient.
Début novembre 2023, en réponse à une question concernant deux bombardements sur le camp de Jabaliya qui venaient d’avoir lieu à deux jours d’intervalle, Harris a dit comprendre la douleur ressentie face à la mort « tragique » d’innocents, de civils, d’enfants. Toutefois, à la question plus précise de savoir si le camp constituait une cible légitime, la vice-présidente américaine a répondu : « Je – nous ne disons pas à Israël comment conduire cette guerre. Je ne vais donc pas en parler ».
Walz, quant à lui, se serait gravement compromis avec rien moins qu’un imam « pro-Hamas » et propagandiste « antisémite » « pro-nazi »1. La campagne intense menée sur ce thème, du Daily Caller, nettement d’extrême droite, à CNN en passant par quantité d’autres supports médiatiques, a contraint Morris Allen, rabbin émérite de la congrégation Beth Jacob, du Minnesota, à prendre la défense de Walz, expliquant entre autres que ce dernier « a toujours agi dans le sens de la promotion des meilleures valeurs des Juifs et des meilleurs intérêts de l’État d’Israël […] Je n’ai rien vu de l’équipe Harris-Walz qui pourrait laisser entendre quoi que ce soit d’autre qu’un soutien et qu’une conviction dans le bien-fondé de l’État d’Israël, et une attention à la communauté juive ».
pas de soutien franc à la Palestine
Reste que tant d’ébriété présente le grand mérite d’assourdir toujours un peu plus le vacarme de la catastrophe génocidaire en cours ; un étudiant portant un keffieh sur un campus et réclamant la fin des liens entre son université et des universités ou des entreprises israéliennes compromises dans la colonisation, et l’application du droit international, représenterait un problème bien plus grave et imminent qu’une bombe MK84 de plus de 900 kilos sur une école de Gaza et la poursuite de livraisons en masse d’armes américaines à Israël. En outre, cette ivresse aura presque permis de faire aussi oublier la fascination avérée, consciente, explicite et active pour le nazisme d’une grande partie de l’extrême droite suprémaciste de notre époque, fascination dont les manifestations abondent.
Harris a bien tenu des propos indiquant qu’elle ne pouvait être indifférente, pas tant au sort des Palestinien·nes eux-mêmes qu’à l’impatience et à la colère d’une partie importante de l’électorat démocrate et dont l’une des premières expressions est d’ailleurs venue du sein même de l’administration Biden-Harris ; en novembre 2023, quatre cents employés fédéraux œuvrant dans trente départements et agences gouvernementales différentes avaient déjà adressé une lettre appelant le tandem présidentiel à exiger un cessez-le-feu, la libération des tous les captifs injustement retenus, israéliens et palestiniens, le rétablissement de l’eau, de l’électricité, des services de base, et le libre passage de l’aide humanitaire. Cette contestation allait par la suite prendre racine dans le parti démocrate dans le cadre des primaires au sein des États.
Harris du bientôt montrer (en mars) une certaine capacité à « entendre ». Et bien plus tard encore, après des démissions de responsables politiques, notamment juives (à commencer par celle de Lily Greenberg Call, le 15 mai 2024), en signe de protestation, Harris en vint à déclarer qu’elle ne resterait pas « silencieuse », et que la manière dont Israël mène cette guerre « compte » (fin juillet). Ce choix des termes, bien qu’on ne pouvait plus minimal, parut indiquer une inflexion importante.
En dépit des attentes suscitées, la compassion de la vice-présidente face aux souffrances palestiniennes et son émoi devant le nombre des victimes innocentes, ne l’incitèrent finalement en rien à renoncer aux vingt milliards d’équipements militaires à Israël à la mi-août 2024(décision à laquelle Sanders et quelques autres sénateurs ont tenté de s’opposer). Et le 30 août, elle déclarait à nouveau sur CNN à Dana Bash : « Mon soutien à la défense d’Israël et à sa capacité à se défendre est sans équivoque et inébranlable, et ceci ne changera pas ».
Les démocrates tournent le dos aux mobilisations palestinieNnes
Entre-temps, la convention du parti démocrate qui s’est tenue du 19 au 22 août refusait qu’une voix palestinienne-américaine — en l’occurrence, celle de Ruwa Romman, élue démocrate à la chambre des représentants de l’État de Géorgie depuis 2022 — s’exprime à la tribune, comme ont été invités à le faire les parents d’un captif américain, Hersh Goldberg Polin, dans la bande de Gaza.
Par ce refus, la campagne Harris-Walz a choisi de tourner le dos au mouvement des 740 000 électeurs et électrices démocrates qui ont refusé de se prononcer sur leur soutien à la campagne démocrate (the Uncommitted) tant que le parti ne prendrait pas position sur le cessez-le-feu et l’embargo sur les armes. Une troisième revendication était, précisément, de faire entendre une voix palestinienne-américaine à la tribune de la convention. Le mouvement Uncommitted, fort dans des États tels que le Michigan ou le Minnesota, était pourtant dûment représenté à la convention démocrate, ses résultats locaux lui ayant permis de constituer un groupe d’une trentaine de délégué·es.
Cette attitude de la direction démocrate tenait certainement, pour une part, à un choix tactique de se tourner vers une partie de l’électorat républicain susceptible d’être rebuté par la seconde candidature Trump. Le ralliement de Cheney fille et père – le prince des ténèbres des années Bush junior – à la campagne de Harris, a sans doute contribué à renforcer cet alignement. Mais plus profondément, le refus démocrate trahit la persistance d’un triple consensus bipartisan historique, entre hyper-militarisme depuis 1945, islamophobie chronique post-9/11, et racisme plus spécifiquement anti-palestinien (contre-point « naturel » d’une politique étrangère résolument pro-sioniste de longue date).
Cependant, cette inertie génocidaire rencontre désormais un ensemble de paramètres nouveaux dont The Uncommitted aura été l’un des signaux importants, comme indication, ou confirmation et enracinement de la fin du consensus bipartisan sur l’allié Israël. Un second paramètre tient à l’affirmation toujours plus nette d’une jeune génération qui, pour pouvoir être juive, reconnaît et défend la nécessité à la fois intime et politique de l’antisionisme.
Reste enfin l’affirmation inédite de musulmans américains, et notamment de femmes musulmanes américaines dans la vie politique et institutionnelle des États-Unis. à la suite des élues au congrès, se font entendre les voix de Ruwa Romman élue en Géorgie, ou de la militante démocrate et porte-parole des 46 000 Uncommitted du Minnesota, Asma Mohammed Nizami. Autre signe de cette tendance, l’année 2022 a vu un niveau de participation historique – et de succès – de candidat·es musulman·es américain·es aux scrutins de mi-mandat ; sur les cent cinquante-trois candidat·es qui se sont présenté·es (au niveau local, d’État, fédéral, ou pour des sièges de juges), quatre-vingt-neuf ont été élu·es.
Ainsi, en contrepoint des forces du pire prennent forme des convergences politiques et des polarisations nouvelles, porteuses d’un peu d’espoir tant il est certain que le plus solide allié d’Israël, jusqu’il y a peu, aura été l’opinion publique transpartisane américaine. Les choses paraissent bien moins sûres désormais.
- 1. Pour plus de détails sur ces épisodes, lire T. Labica, Contretemps web, « L’antisémitisme dans la campagne présidentielle américaine »