Il serait facile d’analyser la victoire de Trump comme le résultat d’une lente et inévitable progression des idées ultra-réactionnaires et fascisantes parmi les électrices et électeurs étatsunien·nes. Il faut aussi analyser la défaite de Harris, qui résulte en dernière instance de la peur de mener une campagne en défense des travailleuses et travailleurs.
Donald Trump vient d’être élu avec un soutien renforcé dans tous les secteurs par rapport à sa première élection en 2016. Il est pourtant celui qui a présidé à la gestion meurtrière de la pandémie du Covid. Qu’on s’en souvienne : il a fomenté l’émeute du 6 janvier 2021 contre le Capitole ; il a été reconnu coupable (par un jury unanime) de trente-quatre chefs d’accusation de falsification comptable dans une affaire de paiement dissimulé ; il a été condamné pour violences sexuelles (en 1996) et pour diffamation de sa victime à laquelle il a dû verser la somme de 5 millions de dollars (en 2023) ; il a dû rembourser 25 millions de dollars aux étudiant·es piégé·es dans l’escroquerie de la « Trump University » ; il a diverti son auditoire lors de ses meetings en simulant une fellation avec son micro ou par des commentaires explicites sur les parties génitales d’une star américaine du golf ; et enfin, il a répandu les rumeurs racistes les plus étranges sur les immigrés haïtiens qui mangeraient les animaux domestiques à Springfield dans l’Ohio.
Trump a déjà décidé de s’entourer, une fois élu, d’une galerie de personnages tous plus enchanteurs les uns que les autres : au ministère de l’énergie, un patron de l’industrie fossile (Chris Wright) comptant parmi les opposants les plus déterminés à la lutte contre le changement climatique ; un agresseur sexuel (Pete Hegseth) à la défense ; un autre (Matt Gaetz) visé par une enquête pour rapports sexuels avec une prostituée mineure, usage de stupéfiants et détournement de fonds de campagne1 ; à la santé, un conspirationniste anti-vaccins déclaré (Robert F. Kennedy) aux « convictions » fluctuantes sur le droit à l’avortement.
Soulignons le choix d’Elon Musk et de Vivek Ramaswamy (milliardaire de la biotech), pour diriger un nouveau « ministère de l’efficacité gouvernementale ». Musk a d’ores et déjà annoncé son projet de réduire d’au moins un tiers (2 mille milliards de dollars) les dépenses du budget fédéral américain. Or le renvoi de l’intégralité des employé·es de l’État fédéral (15 % du budget) ne permettrait même pas de s’approcher d’un tel objectif. Pour y arriver, il faudra en finir avec la Sécurité sociale (dont l’ObamaCare) et l’assurance chômage.
Ambivalence et contradictions du résultat
Cependant, la poussée du vote populaire en faveur de Donald Trump n’est pas elle-même à l’image d’une adhésion forte au personnage. Une majorité de l’opinion publique américaine se déclare en faveur d’un moindre rôle de l’argent dans la politique (62 %) ; en faveur de la réduction des coûts de santé et de l’amélioration du système éducation (60 %) ; et si les positions anti-immigration ont eu un écho important au cours de la campagne, il demeure que 56 % des américains (contre 40 %) se disent favorables à une facilitation de l’accès à l’immigration légale des immigrés sans papiers aux États-Unis2.
En 2022, selon le Pew Research Centre, 71 % des enquêtés estimaient que les grandes entreprises avaient « un effet négatif » sur la vie du pays, et 56 % jugeaient négativement les banques et autres institutions financières3. Si les chiffres varient d’une enquête à l’autre4, la généralisation de la défiance, voire, de l’hostilité, à l’égard des puissances du capitalisme américains paraît faire l’objet d’un constat largement partagé.
Ceci explique, en partie au moins, certaines ambivalences de ce scrutin. Dans plusieurs États, le vote en faveur de Trump s’est accompagné d’options en décalage avec son orientation ultra-réactionnaire. Sur les dix États où la question du droit à l’avortement (pour le rétablir ou en allonger la période d’accès) figurait sur le bulletin de vote, sept ont voté pour la protection de l’avortement tout en donnant une majorité pour Trump. Dans le Missouri, 58,7 % des électrices et électeurs ont voté Trump et, sur le même bulletin de vote, iels ont votés à 51,6 % pour les amendements pour mettre fin à l’interdiction de l’avortement dans la Constitution de l’État et à 57,6 % pour l’augmentation du salaire minimum et l’extension de l’accès au congé maladie5. Même chose en Arizona. En Floride6, le vote en faveur de l’allongement de la période d’accès à l’avortement a été majoritaire à 57,2 %, frôlant le seuil de 60 % nécessaire à l’adoption d’un amendement à la Constitution locale.
Nombre d’États ont placé Trump en tête tout en choisissant des candidat·es démocrates (Sénat ou Congrès) au niveau local. De ce point de vue, la réélection d’Alexandra Ocasio Cortez dans le 14e district de New York est emblématique : la candidate clairement identifiée à gauche a été réélue avec 68,9 %, mais par un électorat qui, pour une part, a nettement renforcé le vote (+10 points, mais encore minoritaire dans cet État) pour Trump à la présidence. Cette situation s’est déclinée de diverses manière dans le Michigan, le Wisconsin, le Nevada, ou en Caroline du Nord. Rien d’inédit, certes, mais il y a là de quoi nuancer un peu la vision simpliste d’une Amérique politiquement polarisée comme jamais auparavant.
Défaite d’une campagne droitière
En 2020, Biden réunissait 81 millions d’électeurs, contre 74 millions pour Trump. Quatre ans plus tard, Trump a convaincu 77 millions d’électeurs, contre 75 millions pour Harris. Si le candidat républicain progresse, ce sont surtout les Démocrates qui reculent... Mais la défaite démocrate semble avoir entrainé une épidémie d’examens de conscience, dont le plus raciste est de faire peser l’échec sur les arabes américains du Michigan, qui ont renoncé à leur « allégeance historique » sur l’autel de la politique extérieure américaine et du génocide en Palestine7.
La défaite Démocrate est avant tout la défaite d’une campagne menée à droite, en comptant un électorat présumé captif. Remarquons d’abord la manière dont Harris aura réduit son message programmatique à la thématique du danger pour la démocratie représentée par le fasciste Trump et à la question des droits reproductifs. Le problème ici tient au fait que, d’une part, Trump a lui aussi fait campagne sur la question de la sauvegarde de la démocratie américaine (sans renoncer à l’accusation de « l’élection volée » en 2020) et que, d’autre part, nombre d’électrices et d’électeurs avaient la possibilité de rétablir ou de renforcer le droit à l’avortement à l’échelle de leur propre État. Le racisme et le machisme ont également joué en défaveur de la candidate noire à ce poste.
Il n’en reste pas moins que, dans sa campagne, Harris s’est appliquée à envoyer des signaux à l’électorat de droite susceptible de ne pas vouloir d’un retour de Trump au pouvoir, en s’affichant aux côtés de Liz Cheney et de son père, Dick Cheney, vice-président de George Bush Jr. de 2001 à 2009 et figure centrale du néo-conservatisme américain fanatiquement va-t-en-guerre au début du 21e siècle. Harris a tourné le dos à tout ce qui avait assuré la popularité des candidatures de Bernie Sanders lors des primaires de 2016 et 2020, et dont Biden avait su tirer parti. Les Démocrates se sont concentrés sur les indicateurs macro-économiques8 (recul du taux de chômage ; croissance du PIB ; contrôle de l’inflation), sans tenir compte de la réalité de millions d’Étatsuniens et avoir un discours même vaguement social-démocrate : thématiques ouvrières et salariales étaient presque inexistantes dans cette campagne9 et pour ne rien dire d’une quelconque coloration ouvrière dans la composition sociale des candidatures démocrates à l’échelle du pays. Et où étaient passées les questions de la pauvreté, ou du dérèglement climatique ?
Consensus pour un régime d’oligarchie représentative
La campagne démocrate, après s’être engagée sur la dénonciation de l’accaparement oligarchique, servi par Trump, est vite revenue à la raison : le parti démocrate devait être lui aussi le parti non seulement des dirigeants de grandes entreprises (88 lui ont exprimé leur soutien en septembre), mais des milliardaires érigés en dignes représentants de la réussite entrepreneuriale et accessoirement donateurs d’une campagne dont le coût cumulé s’est élevé à seize milliards de dollars. À la tribune de la Convention démocrate au mois d’août 2024 et dans l’entourage de campagne immédiat de Harris, les milliardaires JB Pritzker, Mark Cuban, Reid Hoffman et d’autres sont venus mettre au coeur de la campagne démocrate tout ce qu’une majorité de l’opinion publique américaine rejette : pouvoir des grandes entreprises, concentration sans précédent de la richesse, emprise de l’argent sur la politique.
Cuban et d’autres, ont en outre réclamé qu’en contrepartie de leur soutien, Harris s’engage à se débarrasser de Lina Khan, la présidente de la commission fédérale du commerce (FTC). Cette dernière a réussi, par exemple, à faire interdire les « clauses de non-concurrence » (non-compete agreements) qui permettent à un employeur d’interdire à un salarié, pendant une période déterminée, d’aller travailler pour une entreprise concurrente. La gauche démocrate s’est immédiatement insurgée contre ce chantage grand-patronal. En septembre, A. O. Cortez a menacé : « Que ce soit bien clair, dès lors que les milliardaires font du pied au tandem [Harris-Walz] : au premier qui approche de Lina Khan, ce sera la baston générale [there will be an out and out brawl]. Et c’est une promesse. Elle est la preuve que ce gouvernement se bat pour le monde du travail ». Pour Sanders, « Lina Khan est la meilleure présidente de la FTC de l’histoire moderne. En s’attaquant à la rapacité des grandes entreprises et aux monopoles illégaux, Lina fait un travail exceptionnel en empêchant les géants du business d’arnaquer les consommateurs et d’exploiter les travailleurs ».10
Mépris à l’égard des aspirations et colères populaires face au pouvoir démesuré des mastodontes du capitalisme américain ; mépris pour l’électorat populaire traditionnellement pro-démocrate présumé captif, condamné à la loyauté, et que l’on a donc cru pouvoir tranquillement ignorer ; mépris pour toute la jeunesse (et au-delà) pro-démocrate qui a passé l’année à manifester contre la complicité américaine dans le génocide perpétré par Israël en Palestine ; mise à distance de principales figures de la gauche démocrate dont l’énormité des scores fait peut-être comprendre ce qu’il aurait fallu défendre dans cette campagne – peut-être et un peu tard. Sans aller chercher les résultats de Tlaib, Omar ou Sanders, le seul fait que dans plusieurs États (Montana, Ohio, Pennsylvanie), les candidat·es démocrates locales (pour le Sénat, le Congrès, un poste de gouverneur) aient recueilli plus de voix qu’Harris elle-même résume sans doute assez bien les choses.
Trump, la pandémie et l’ironie de l’histoire
Mais au-delà de ces manœuvres, reste aussi et surtout, comme l’expliquait Ben Davis dans le Guardian, ce fait bien réel : les mesures anti-Covid de la fin du mandat de Trump, en contrepoint de la gestion gouvernementale catastrophique de cette crise, aboutirent à la mise en place d’une forme « d’État providence » dont les Étasunien·nes n’avaient pour la plupart jamais fait l’expérience. D’où, pour 73 % de l’opinion, la priorité accordée à « l’économie ». Cette analyse mérite d’être citée longuement. « L’extension massive, écrit Davis, presque du jour au lendemain du filet de Sécurité sociale et son repli rapide, presque du jour au lendemain, représentent, en termes matériels, les plus grands changements de politique de l’histoire américaine. Pendant une courte période, et pour la première fois dans l’histoire, les Étatsunien·nes disposaient d’un véritable filet de sécurité : de solides protections pour les travailleurs et les locataires, des allocations chômage extrêmement généreuses, un contrôle des loyers et des transferts directs de liquide de la part du gouvernement américain. En dépit de toutes les souffrances induites par le Covid, entre la fin 2020 et le début de l’année 2021, les Étatsunien·nes firent brièvement l’expérience de la liberté propre à la social-démocratie. Ils et elles avaient assez d’argent liquide pour prévoir sur le long-terme et prendre des décisions en fonction de leurs propres souhaits et non simplement pour survivre. […] À la fin du mandat de Trump, le niveau de vie américain et le degré de sécurité économique et de liberté étaient meilleurs qu’à son début et, avec la perte de cet État social élargi, la situation était pire au terme du mandat de Biden en dépit des succès réels de ses réformes pour les travailleurs et les organisations syndicales. Voilà pourquoi les électrices et les électeurs voient dans Trump quelqu’un de plus à même de veiller sur l’économie ».11
C’est donc le même Trump qui s’apprête à lancer une phase de violence sociale dont l’ampleur a bien des chances de s’avérer inédite. Les grands patrons Étatsuniens ont absolument besoin de s’accaparer les dépenses sociales publiques pour maintenir leurs profits et leur place économique dans le monde. C’est également ce qui se joue en France où divers dirigeants politique, tels que Kasbarian ou Pécresse, expriment maintenant leur enthousiasme pour la nomination de Musk et son projet liquidateur. Le gouvernement français va changer, mais ce fantasme de destruction demeure.
- 1. Gaetz a finalement démissionné de son siège au Congrès, mi-novembre.
- 2. Anna Jackson, State of the Union 2024: Where Americans stand on the economy, immigration and other key issues. Pew research center, 7 mars 2024. Amina Dunn et Andy Cerda, Anti-corporate sentiment in U.S. is now widespread in both parties. Pew research center 17 novembre 2024.
- 3. Paul Wiseman et Hannah Fingerhut, Americans’ faith in banks low after failures: AP-NORC poll. AP, 22 mars 2023.
- 4. Lire les résultats du sondage Confidence in institution, sur le site : news.gallup.com et Beth Kowitt, How Americans’ Trust in Big Business Went From Bad to Worse. Site bloomberg.com, 25 septembre 2024.
- 5. Pour le Missouri, outre les nombreux choix de candidat·es pour les échelons nationaux et de l’État, environ trente-cinq propositions supplémentaires concernant l’État du Missouri étaient soumises au vote.
- 6. Amy O’Kruk, Annette Choi, Lauren Mascarenhas, Kaanita Iyer and Piper Hudspeth Blackburn, 7 states vote to protect abortion rights, while efforts to expand access in Florida, Nebraska and South Dakota fail. Site CNN.com, 6 novembre 2024.
- 7. Raja Abdulhaq, Instead of looking inwards, white liberals are blaming Arab Americans for Trump’s victory. Middle East Eye, 7 novembre 2024.
- 8. Laurence Nardon et Abigail Labreck, Le programme économique de Kamala Harris. Briefing de l’IFRI, 7 octobre 2024.
- 9. Jared Abbott Fred DeVeaux, Democrats Aren’t Campaigning to Win the Working Class. Jacobin, 22 avril 2024.
- 10. Julia Shapero, Ocasio-Cortez promises ‘brawl’ if ‘billionaires’ force out Lina Khan. The Hill, 10 septembre 2024.
- 11. Ben Davis, None of the conventional explanations for Trump’s victory stand up to scrutiny. The Gardian, 9 novembre 2024. Je remercie Vasant Kaiwar d’avoir attiré mon attention sur ce texte.