Les élections pour la Collectivité territoriale de Guyane qui se sont tenues en juin dernier ont vu la chute inattendue « du roi Roro » qui régnait pourtant en maître sur la Guyane depuis plus de dix ans. C’est la fin d’un soutien indéfectible de l’État français qui ouvre de nouvelles perspectives pour la Guyane.
C’est par ces mots qu’Emmanuel Macron qualifiait Rodolphe Alexandre lors de sa visite en Guyane en vue de l’élection présidentielle en décembre 2016.
« L’homme fort incontournable de la Guyane »
Vieux baroudeur de la politique, Rodolphe Alexandre dit « Roro » a débuté sa carrière dans les années 80 à l’aile gauche du Parti Socialiste Guyanais (PSG), proche de la tendance Maoïste de l’époque. Après de longues années dans le sillage de ses ainés, il finira par se faire un nom en devenant conseiller municipal, puis premier adjoint au maire de Cayenne. En 2007, il annonce soutenir Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle. Quelques mois plus tard, il se présente à l’élection municipale de Cayenne contre le maire sortant, ce qui lui vaudra son exclusion du PSG. Après avoir remporté la mairie de Cayenne en 2008, « Roro » va être un des rare hommes politiques guyanais à prendre position contre l’évolution statutaire lors du référendum de 2010, devenant de fait la voix officielle du pouvoir colonial. Suite à la campagne hautement diffamatoire menée par l’équipe d’Alexandre, le référendum connaîtra une très faible mobilisation électorale permettant au Non de l’emporter ! Dans le sillage de cette élection, Rodolphe Alexandre va gagner les élections au Conseil régional avec le soutien officiel de l’UMP, puis en 2015 les élections à la Collectivité territoriale de Guyane (CTG) qui rassemble le Conseil régional et le Conseil général de Guyane. Enfin, en 2017, il soutient officiellement Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle.
Des soutiens politiques conséquents mais un bilan catastrophique
Rodolphe Alexandre se présente aux élections de la CTG avec des atouts majeurs : 19 des 22 maires de Guyane le soutiennent, il a le soutien d’un des deux députés et d’un des deux sénateurs de Guyane, l’opposition au sein de la CTG a disparu et depuis 2014 aucun parti politique historique n’est représenté dans l’assemblée de la CTG. Il semble avoir les coudées franches. Cependant, depuis le grand mouvement social de 2017, sa notoriété s’est largement effritée. Considéré à juste titre par une frange importante de la population comme le relais de la politique coloniale, il est mis en cause dans le non-développement du territoire guyanais. Et pour cause ! Le bilan est catastrophique, en 10 ans pas un collège ni un lycée n’ont été construits, alors que la population a augmenté de 40 %, laissant ainsi sur le carreau plus de 10 000 enfants non scolarisés selon le dernier rapport de l’Unicef. L’enclavement de la Guyane (territoire grand comme le Portugal traversé par une seule route allant d’est en ouest sans infrastructures routières vers le territoire de l’intérieur) s’est prolongé avec seulement 2,5 km de route réalisés. Les services de prévention sanitaire, les services sociaux, l’aide sociale à l’enfance sont sous-dimensionnés entraînant de graves aberrations de prise en charge. La formation professionnelle ainsi que les formations sociales et médico-sociales sont en grande souffrance et largement en deçà des besoins du territoire. Enfin, à plusieurs reprises depuis le mouvement social de 2017, Rodolphe Alexandre a tenté de s’opposer au processus d’évolution statutaire pourtant inscrit dans « les Accords de Guyane », ce qui a provoqué plusieurs mobilisations de la société civile.
Face à Roro, une tentative d’union des gauches au premier tour
À partir de décembre 2020, l’ensemble des acteurs de la gauche sociale et politique vont tenter de se coordonner afin de créer une alliance pour éviter une réélection de Rodolphe Alexandre au premier tour. Alors que le processus d’alliance semblait s’achever, un désaccord sur le nom de celui qui conduirait la liste va faire capoter le processus. D’un côté, Gabriel Serville, député de Guyane et chef de file de « Péyi Guyane » (parti fondé autour de sa candidature à la députation) prépare sa candidature de longue date, il est soutenu par « Guyane Insoumise » (une émanation de La France insoumise, composée de militants peu insérés sur le territoire), de l’autre Jean-Paul Ferreira, maire d’Awala-Yalimapo (commune amérindienne du littoral ouest), soutenu par l’ensemble des forces de la gauche historique de Guyane (PSG, MDES, Walwari, Guyane Écologie, NFG1). Les raisons de cette non-alliance sont à rechercher dans l’expérience de la conquête de la mairie de Matoury en 2014, qui s’était réalisée grâce à une alliance de toutes les forces de gauche face à l’indétrônable Jean-Pierre Roumillac soutenu par Rodolphe Alexandre. Après avoir gagné la mairie, d’importantes frictions étaient apparues entre le nouveau maire Gabriel Serville et les représentants des autres formations de gauche. Finalement, l’alliance explosa, ce qui permit à Serge Smock, transfuge du PSG, de récupérer la mairie en s’alliant avec l’ancien maire Roumillac. En outre, de nombreux militants du MDES considèrent Gabriel Serville comme un politicien bourgeois capable de reproduire le même revirement que Rodolphe Alexandre et devenir le nouveau pion du pouvoir colonial.
Les trois composantes historiques de la Guyane face à Roro
Finalement trois listes se sont présentées au premier tour face au Président sortant. Elles ont la particularité d’être conduites par des membres des diverses communautés historiques de la Guyane, ce qui constitue une première dans un territoire où, jusqu’à présent, le jeu politique était sous contrôle de la communauté créole du littoral. Ainsi, à côté de Gabriel Serville (créole du centre littoral) on a vu la liste conduite par Jean-Paul Ferreira (amérindien Kaliña de l’ouest guyanais) et celle de Jessy Américain (noir marron Aluku du Maroni2). Ces trois listes ont dès le départ pris un engagement moral de ne pas s’attaquer entre elles, mais bien de combattre le président sortant, dont un nombre important de maires colistiers avaient été directement investis par LREM lors des dernières élections municipales. Cette diversité de l’offre politique aura permis de remettre en avant l’unité du peuple guyanais dans toutes ses composantes culturelles et « ethniques » face au représentant de l’État, comme lors du grand mouvement social de 2017.
Une élection en pleine troisième vague de Covid
Cette élection s’est déroulée dans un contexte particulier de troisième vague épidémique liée au variant dit brésilien, avec l’état d’urgence sanitaire qui a été prolongé (depuis mars 2020, la Guyane n’a connu que trois semaines sans état d’urgence sanitaire entre septembre et octobre 2020) et avec un couvre-feu et un confinement le dimanche (depuis le 17 mars 2020, le couvre-feu n’a jamais été levé sur le territoire guyanais). Au premier tour des élections, on dénombrait 40 lits de réanimation occupés par des patients Covid, ce qui représente une suroccupation des lits de réanimation de plus de 400 %. Face à cette situation, l’ensemble des candidats de gauche a demandé le report des élections afin d’éviter l’aggravation de la crise sanitaire et pour garantir une mobilisation électorale conséquente. Cependant, Rodolphe Alexandre, soutenu par 19 des 22 maires de Guyane, a plaidé pour le maintien des élections et a été suivi par le gouvernement français. Probablement faut-il voir dans cette volonté de maintien des élections une stratégie de « prime au sortant » sur fond de faible mobilisation électorale. D’ailleurs, le slogan du Président sortant fut « un jour, un tour » appelant ses partisans à se déplacer massivement pour permettre sa réélection dès le premier tour.
Un premier tour annonciateur de la débâcle
Au soir du premier tour, la déception pouvait se lire sur les visages des militants du Président sortant. Malgré une très forte abstention (66 %), il n’obtient que 43 % des voix et perd son pari de remporter la majorité absolue dès le premier tour. Derrière, l’écart entre Gabriel Serville et Jean-Paul Ferreira est minime (27 % contre 23,5 % soit 1 500 voix d’écart), enfin Jessy Américain réussit à atteindre les 5 % lui permettant de fusionner sa liste pour le second tour. À la surprise générale, la contreperformance de Rodolphe Alexandre se concentre sur le centre littoral (concentrant la moitié de la population guyanaise) qui est sa région historique. Sur le reste du territoire, il arrive largement en tête avec parfois des scores dignes de dictateurs postcoloniaux. Gabriel Serville, pour sa part, fait des scores importants sur le centre littoral, dépassant notamment le candidat sortant à Cayenne, mais fait des scores inférieurs à 5 % dans certaines zones de l’intérieur guyanais. Jean-Paul Ferreira obtient un score très honorable avec la particularité de maintenir un score aux environs de 20 % sur l’ensemble du territoire guyanais. Enfin, Jessy Américain fait le gros de son score dans l’ouest guyanais d’où il est originaire.
Une fusion de listes douloureuse…
Conformément à l’accord tacite entre les trois candidats de gauche, une fusion s’est opérée au second tour entre les trois listes derrière Gabriel Serville, arrivé en seconde position. Cependant cette fusion fut douloureuse et mouvementée. Gabriel Serville tenant sa revanche à l’issue du premier tour, il exigea lors de la fusion d’épurer la liste de tous les militants historiques de gauche qui composaient la liste de Jean-Paul Ferreira. Ainsi, des militants de Walwari, du PSG, de Guyane Écologie ou du MDES ont été mis sur le banc. Les militants historiques du MDES Jean Victor Castor et Fabien Canavy3 ont été pour l’un sorti de la liste et pour l’autre mis en position inéligible, créant de très vives tensions. Finalement, la priorité de « dégager Roro » a pris le pas et au dernier moment une liste fusionnée a été déposée. Si Walwari a préféré ne pas soutenir la liste fusionnée, les autres organisations de gauche ont tout de même maintenu leur soutien dans l’optique d’une alternance politique.
…mais un dénouement victorieux
La campagne du second tour fut extrêmement courte, mais elle a suffi pour remobiliser le corps électoral malgré l’épidémie de Covid (13 000 votants supplémentaires). Le résultat est sans appel, la liste de Gabriel Serville recueille 55 % des voix contre 45 % pour Rodolphe Alexandre. La différence s’est surtout réalisée sur le centre littoral (de Cayenne à Kourou) où deux électeurs sur trois ont voté pour la liste de gauche. La nouvelle majorité dispose d’une majorité confortable de 35 sièges contre 20 sièges pour l’opposition.
Une victoire qui ouvre de nouvelles perspectives en termes d’évolution statutaire
La chute du « valet du pouvoir colonial » a dégagé l’horizon concernant la possibilité d’une évolution statutaire de la Guyane. Les « accords de Guyane » issus du soulèvement populaire de 2017 prévoient expressément la possibilité pour la Guyane d’organiser un nouveau référendum pour permettre de sortir du carcan de la « départementalisation ». Depuis 2017, Rodolphe Alexandre a tenté par diverses manœuvres de limiter cette perspective de changement de statut, allant même jusqu’à proposer une « loi Guyane » qui devait correspondre à la réforme constitutionnelle de l’article 73 prévue par Macron, mais qui n’a finalement jamais eu lieu (la réforme constitutionnelle a capoté faute d’accord politique avec la droite majoritaire au Sénat). Finalement, contraint par le mouvement social (il y a eu plusieurs mobilisations en 2019 et 2020 à l’appel du « Front pour un changement statutaire » qui rassemblaient l’intégralité des forces sociales et politiques de gauche de Guyane), le Congrès des Élus de janvier 2020 a pris une résolution à l’unanimité en faveur de la création d’un statut sui generis pour la Guyane4. Cependant, les partisans de Rodolphe Alexandre entendaient introduire dans ce statut un minimum de compétences propres là où le « Front pour le changement statutaire » demandait une large autonomie à l’image de la Kanaky. Ce changement de majorité est donc un point d’appui important pour avancer dans cette démarche d’évolution statutaire.
Une nouvelle période pour le MDES
Du coté des forces anticolonialistes, le MDES ressort plutôt renforcé de cette période électorale. La voix de ses leaders a beaucoup compté dans tout le processus électoral, donnant un certain rôle central incontournable au MDES. Bien que les membres historiques aient été écartés de la nouvelle assemblée, on dénombre trois élues issues des rangs du MDES, trois femmes jeunes appartenant à une nouvelle génération militante. Afin de ne pas faire vaciller sa majorité, le nouveau Président de la CTG a souhaité intégrer toutes les forces politiques présentes sur la liste d’union dans son exécutif et les trois camarades y figurent. Bien que l’intégration à l’exécutif soit risquée en termes de liberté de ton, les camarades comptent bien apporter leur contribution dans cette nouvelle gouvernance, en particulier sur la question de l’évolution statutaire.
La période qui s’ouvre est pleine d’espoir, mais il faudra surmonter les pièges d’une possible institutionnalisation du MDES ou encore d’une possible dérive autonomiste. Pour ce faire, la tenue de débats stratégiques concernant la structuration de la future Guyane autonome et son articulation avec la perspective d’une future indépendance seront incontournables.
- 1. MDES : Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale, principal mouvement indépendantiste de Guyane, dans lequel militent nos camarades. Walwari : formation créée par Christiane Taubira de tendance nationaliste de gauche. Guyane Écologie : émanation locale des Verts. NFG : Nouvelle Force de Guyane, mouvement politique créé par la sénatrice Marie-Laure Phinéra Horth.
- 2. La Guyane regroupe une importante diversité culturelle et linguistique avec plus de 30 langues parlées. On considère que trois grands groupes sont les piliers historiques de la Guyane. Les Amérindiens composés actuellement de sept « nations », les Kaliña vivent essentiellement sur le littoral ouest. Les « noirs-marrons » descendants d’esclaves s’étant soulevés et ayant fui les plantations, dont les Aluku qui se sont installés il y a 250 ans sur les rives du fleuve Maroni, actuelle frontière avec le Surinam. Les créoles qui sont issus du métissage colonial et postcolonial au gré des nombreuses migrations qu’a connues le territoire.
- 3. Jean Victor Castor est l’ancien secrétaire général du MDES, Fabien Canavy est l’actuel secrétaire général du MDES. En tant qu’anciens conseillers régionaux, ils furent tous deux des artisans centraux du processus d’évolution statutaire qui a conduit au référendum de 2010.
- 4. Le « Congrès des Élus » rassemble l’ensemble des maires, députés, sénateurs et conseillers territoriaux de Guyane. Il est compétent sur les grandes orientations statutaires du territoire. Après débat, le Congrès des Élus a décidé d’orienter la Guyane vers un statut propre qui ne répond pas aux impératifs de l’article 73 ou 74 de la Constitution. Une fois le projet finalisé, il sera adressé au gouvernement français qui devra convoquer un référendum pour son adoption.