Publié le Samedi 30 avril 2011 à 08h20.

"Syrie : la révolte en petits comités" (Libération du 29 avril)

Partie dans un élan improvisé, la contestation se structure en «coordinations» dans les villes et villages, accueillant des nouveaux venus qui y croient de plus en plus.

«On m’aurait décrit, il y a un mois, le mouvement de contestation tel qu’il évolue aujourd’hui dans différentes villes du pays, j’aurais répondu que c’était de la pure fiction !» raconte un quadragénaire de la petite bourgeoisie syrienne que l’on appellera Hassan. Fraîchement rallié à la protestation, il commence pourtant à croire à ce «sursaut de dignité face à un régime qui n’a rien à offrir». Comme l’écrasante majorité de la population syrienne, ce salarié du privé s’intéressait peu à la vie publique. Il appréciait même la «stabilité» politique et l’ouverture économique de ces dernières années et croyait à la volonté de réformer du président Bachar al-Assad.

Pourtant, ce provincial, installé à Damas depuis longtemps, n’a pas pu rester indifférent face au soulèvement des habitants de son village d’origine (dont il préfère que nous taisions le nom), ni surtout face à la répression féroce qu’ils subissent. Il est donc désormais mobilisé pour soutenir la révolte, avec ses cousins, leurs voisins et une grande partie des notables de son village.

Berceau

Comment a donc pu s’organiser en si peu de temps un mouvement de l’ampleur observée au moment des manifestations de vendredi dernier, d’un bout à l’autre du territoire syrien, alors que tout l’espace public est verrouillé depuis des décennies? L’état d’urgence en vigueur interdit le rassemblement de plus de trois personnes dans un lieu public, et les services de sécurité et de renseignement infiltrent et surveillent systématiquement tout le monde. En outre, les écoles, les universités, les organisations de jeunesse, les syndicats, les unions professionnelles, les médias, bien sûr, et même les mosquées sont sous le contrôle étroit du parti Baas au pouvoir.

Le mouvement de contestation s’est développé spontanément et de façon improvisée dans les différentes localités syriennes. Mais, depuis deux semaines environ, il commence à se structurer. De nouvelles tansiqyat (mot arabe signifiant coordination) se créent tous les jours dans les villes et villages du pays, et plus d’une dizaine d’entre elles ont désormais leurs pages Facebook. On trouve bien sûr les tansiqyat de Deraa, Homs, Alep, Tartous, les principales villes du pays, mais aussi des coordinations dans plusieurs faubourgs et quartiers de Damas, comme Douma, Barzeh ou Midan, où des manifestations ont également éclaté.

C’est donc très localement que la contestation est apparue et s’est implantée ici et là, souvent motivée par le mécontentement de la population à l’égard d’un gouverneur corrompu ou d’un chef de la sécurité trop zélé. «La pression et la répression du pouvoir ont poussé ce soulèvement populaire à s’organiser», rappelle une native de Deraa, berceau, place forte et ville martyre de la révolte. Au lendemain de l’arrestation d’un groupe d’adolescents de la ville, «c’est la mobilisation des familles, puis des chefs de tribus, dans cette région agricole aux réflexes bédouins, qui a donné forme au mouvement».

Funérailles

Comme à Deraa, des comités locaux d’habitants et de jeunes se sont peu à peu constitués pour appeler aux manifestations, notamment à la sortie des prières du vendredi, puis pour venir en aide aux blessés et organiser les funérailles des «martyrs». La répression, mais aussi «les campagnes d’intox et de manipulation médiatique et sécuritaire du régime ont révolté et soudé les gens», confirme un habitant de Homs, où «des bandes de salafistes» auraient semé la mort parmi la population, la semaine dernière, selon les médias officiels. Peu à peu, des notables, des personnalités religieuses locales, ainsi que des ingénieurs, des avocats et des médecins rejoignent les comités locaux, donnant plus de consistance au mouvement.

Evoluant désormais en «coordinations», ces comités formés par cooptation parmi les habitants, dans les quartiers, les familles et les voisinages, apprennent à se protéger contre les indicateurs et les infiltrés du régime. Ils mènent au jour le jour leurs actions sur le terrain, relayés par les cyberactivistes, qui donnent une cohésion nationale au mouvement, par exemple en faisant le lien entre les différentes coordinations. Les informations et les appels, mais aussi les vidéos, sont envoyés par SMS ou messages privés sur Facebook à la communauté en ligne, dont les membres se trouvent à l’intérieur comme en dehors du pays. Ainsi, la page «Syrian Revolution2011», la plus importante sur le réseau social, est-elle alimentée directement par ses 120 000membres et des gestionnaires qui centralisent les informations et lancent les mots d’ordre de la mobilisation.

Messages

Dans le même temps, des mouvements sur le terrain, comme les appels au secours ou les invitations à manifester, sont signalés par SMS à la population par des correspondants difficilement identifiables. Aujourd’hui, il est impossible de passer une heure en compagnie d’un habitant de la capitale syrienne sans que son portable ne se mette à vibrer pour annoncer «un rassemblement à la faculté de médecine de Damas» ou «une descente des forces de sécurité dans tel quartier», mais aussi pour signaler d’autres messages, que les abonnés détectent instinctivement comme venant des services de sécurité. Le régime a embauché et formé plus d’un millier d’agents pour surveiller et infiltrer les comptes Facebook syriens. Une mesure très insuffisante: les contestataires revendiquent une nette supériorité technologique sur les spécialistes travaillant pour le pouvoir.

En outre, «de nouveaux activistes, aux profils tout à fait insoupçonnables, sont de plus en plus nombreux à participer au mouvement, souligne Hassan qui en est un bon exemple. Même des fonctionnaires de diverses administrations aident clandestinement les protestataires, notamment en leur fournissant des informations de l’intérieur du système». C’est ainsi que l’on a pu trouver, il y a quelques jours, sur les réseaux, la copie d’un plan que les services de sécurité allaient mettre en place pour contrer les manifestations. «Depuis que le mur de la peur est tombé, les gens découvrent tous les jours davantage la fragilité et la médiocrité du régime, conclut Hassan. Et ils en profitent !".

Par HALA KODMANI Correspondance à Damas.