Sous la pression populaire, le gouvernement a fait tomber quelques têtes. Mais le pays est toujours dirigé par d’anciens collaborateurs de Ben Ali. La contestation populaire se poursuit. Il n’aura fallu que 45 jours au mouvement populaire tunisien pour venir à bout du Premier ministre du gouvernement de transition Mohammed Ghannouchi et des ministres de l’Industrie et de la Planification. C’est dire à quel point le processus révolutionnaire en cours, loin de s’accommoder des fausses solutions et des replâtrages de façade, ne laisse aucun répit aux tenants du vieil ordre post-colonial. L’ancien Premier ministre de Ben Ali, farouche partisan du capitalisme le plus libéral, n’a pas résisté, n’a pu résister, à la mobilisation populaire, ses exigences démocratiques, ses revendications sociales, et sa détermination à tourner définitivement la page avec l’ancien régime.
Depuis près de deux semaines, la contestation s’est notoirement intensifiée, s’invitant même jusque sur la place du gouvernement dans un nouveau sit-in permanent. Le coup décisif a été la puissante manifestation de plus de 100 000 personnes le vendredi 25 janvier, et les affrontements entre la police et la jeunesse qui ont fait cinq morts et des centaines de blessés pendant le week-end. Dans l’impossibilité d’exprimer la seule et vraie raison de l’échec de son gouvernement (son incapacité à répondre aux revendications portées par le mouvement social), Ghannouchi en appelle à une mythique « majorité silencieuse seule capable de mettre un terme au complot qui se trame contre la révolution ». L’usage de cette théorie du complot, usée jusqu’à la corde, colportée par la presse restée fidèle au régime et reprise par certains médias occidentaux n’a qu’un but : discréditer le mouvement populaire et tenter de démontrer qu’il n’existe pas d’alternative à la dictature... sinon une démocratie formelle, avec quelques avancées en matière de libertés, mais sans prise en compte de la question sociale. Mais la droite tunisienne ne se contente pas aujourd’hui d’agiter le chiffon rouge d’un mythique complot ourdi par on ne sait qui, elle s’en prend directement à la centrale syndicale UGTT, membre du conseil de protection de la révolution, qu’elle accuse de s’immiscer dans les affaires politiques. Les partisans de Ben Ali, toujours actifs, aimeraient bien écarter les syndicalistes, principaux artisans du soulèvement populaire et de la grève générale qui ont été décisifs dans la chute de la dictature. Ils profitent pour cela de l’image dégradée du secrétaire général de l’UGTT, Abessalem Jrad, peu combatif sous la dictature et fraîchement rallié à la révolution. Mais à travers l’image du secrétaire général, c’est tout le mouvement syndical qui est visé. C’est aux syndicalistes et à eux seuls de décider de l’avenir de leur syndicat, tout juste sorti de décennies de dictature. Toutes ces manœuvres ne pourront entraver le cours de la révolution, et ce n’est certainement pas en changeant de Premier ministre que la la bourgeoisie tunisienne va sauver le régime. Le « nouveau » nominé, Béji Caïd Essebsi, âgé de 87 ans, coupé des réalités sociales comme son prédécesseur, issu lui aussi de la dictature, n’a pas la moindre chance de faire mieux, grillé d’avance par son allégeance au régime de Ben Ali. « Le changement intervenu le 17 novembre 1987 est une réponse aux demandes populaires et politiques. » Cette phrase prononcée en juin 2009 par Essebsi en dit plus qu’un long réquisitoire. Répétons-le, un dictateur est tombé mais le système, lui, est toujours en place. Il est certes fragilisé et vacille sous les coups de boutoir d’une mobilisation populaire permanente et de haut niveau. Mais tant que les fondements mêmes de la dictature n’auront pas été attaqués et que son appareil d’État continuera de fonctionner, même imparfaitement, tant que la propriété privée des moyens de production ne sera pas remise en question, tant que le remboursement de la dette publique n’aura pas été annulé, tant que les acteurs de la révolution ne les prendront pas eux-mêmes à bras le corps, les questions sociales ne seront pas résolues. Alain Pojolat