Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 18h47.

« Un vent de liberté balaie l'ensemble du monde arabe » (Entretien avec Farouk Mardam Bey. Contretemps n°11)

Farouk Mardam Bey est né à Damas. Il est historien, directeur de publication de la Revue d'Études palestiniennes et dirige la collection Sindbad chez Actes Sud.

Contretemps : La répression sauvage à l'oeuvre en Syrie, ainsi que les affrontements militaires en Libye, au Yémen, la répression au Bahreïn... marquent-ils selon vous le coup d'arrêt porté au mouvement de révolution dans le monde arabe initié à partir de la Tunisie et de l'Égypte ?

Farouk Mardam Bey : Avouons-le d’abord : personne ne s’attendait au début du mois de décembre 2010 à ce qu’une révolution éclate en Tunisie, suivie aussitôt d’une autre en Égypte, et que Ben Ali et Moubarak tombent l’un après l’autre en quelques semaines. Aussi, la première question qui se pose est-elle de savoir pourquoi les choses se sont passées ainsi. En raisonnant après coup, tout le monde s’accorde maintenant à dire que la Tunisie est le pays le plus homogène du monde arabe sur les plans ethnique et confessionnel, que la société civile y est plus vigoureuse qu’ailleurs, et qu’en Égypte, malgré tout, l’État n’était pas totalement « privatisé » par le régime, que l’opposition et la presse non officielle jouissaient d’une petite marge de liberté. En tout cas, ce qui est certain, c’est que l’armée dans ces deux pays a tranché en faveur du changement en refusant de réprimer le mouvement populaire et en se portant garante d’une transition progressive vers un régime pluraliste. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que cette transition aura lieu sans une résistance acharnée des profiteurs de l’ancien régime ni sans confrontations entre les différents courants politiques, et même au sein de chacun d’eux.

Dans les quatre autres pays que vous citez, les autocrates s’accrochent au pouvoir en jouant principalement sur des solidarités prémodernes et préciviles, à quoi s’ajoutent, pour chacun d’eux, des moyens spécifiques de répression. Je parlerai plus tard en détail de la Syrie. En Libye, Kadhafi n’a pas hésité dès le début, non seulement à massacrer les manifestants pacifiques, y compris à Tripoli, mais aussi à faire jouer la fibre tribale contre le mouvement populaire né à Benghazi, en Cyrénaïque, qu’il a lui-même forcé à se transformer en rébellion armée. Celle-ci, avec ses combattants inexpérimentés, ne semble pas en mesure de l’emporter sur ses légions surarmées et ses inépuisables réserves de mercenaires, et cela malgré le soutien aérien de l’OTAN. À cet égard, si cette intervention a incontestablement sauvé Benghazi d’une épouvantable tuerie, elle a aussi changé la nature du conflit, d’une révolte contre un tyran en une guerre aux conséquences imprévisibles.

Au Yémen, face à des manifestations de centaines de milliers de personnes, restées non violentes malgré les crimes perpétrées par les sbires du président Ali Abdallah Saleh, celui-ci s’obstine, lui aussi, à sauver son régime en provoquant une guerre civile où les revendications démocratiques de la jeunesse seront noyées dans des affrontements à caractère tribal – et qui risque d’aboutir à une rupture entre le Nord et le Sud. Quant au Bahreïn, où la majorité chiite est discriminée par la famille régnante, la répression sanglante des manifestants qui campaient dans une place de Manama, suivie d’une intervention militaire saoudienne, ont réussi pour le moment à circonscrire la révolte au prix d’une exacerbation désastreuse de la tension confessionnelle.

Est-ce à dire qu’un coup d’arrêt a été porté au mouvement démocratique arabe ? Sans être béatement optimiste, je ne le pense pas. Si personne ne pouvait espérer une chute aussi rapide de Ben Ali et Moubarak, personne non plus n’imaginait que les Kadhafi, Saleh ou Assad allaient quitter le pouvoir avant d’épuiser leurs dernières cartouches. Les sociétés arabes ont connu ces dernières années de profondes transformations qui rendent totalement anachroniques les systèmes politiques despotiques établis il y a quarante ans, dans l’ambiance internationale de la guerre froide. La jeunesse vit au rythme du monde, elle a soif de liberté, elle n’accepte plus d’être enfermée dans l’alternative despotisme/islamisme. Si l’étincelle tunisienne a mis le feu dans ce vaste continent, c’est parce qu’il y a partout la même demande de démocratie. Je sais bien que les révolutions ne sont garanties ni contre l’échec ni contre toutes sortes de dérives, mais je suis persuadé aussi que le « malheur arabe », brillamment diagnostiqué par le regretté Samir Kassir, n’est pas éternel.

CT : Concernant spécifiquement la Syrie, comment analyser le déchaînement d'une telle violence contre le mouvement populaire ? Y a-t-il une chance que celui-ci n'en soit pas brisé ? Et comment comprendre l'assez grand silence complice de la « communauté internationale » par rapport à ce qui se déroule ?

F. M. Bey : Tous les régimes mis en place dans le monde arabe après la guerre de juin 1967 partagent un certain nombre de caractéristiques mais chacun se distingue des autres par des traits qui lui sont propres. Pour faire ressortir ceux du régime syrien, je crois nécessaire de retracer rapidement son histoire.

En 1970, alors qu’il était ministre de la défense, Hafez al-Assad s’est retourné contre ses camarades de la branche militaire du Baas, dans des conditions internes, régionales et internationales très favorables : la lassitude de la population après quatre ans de surenchères gauchistes, le soutien des pays arabes  « modérés », notamment l’Arabie saoudite et l’Égypte sadatienne, et l’assentiment à la fois des États-Unis, qui espéraient gagner la Syrie, et des Soviétiques, qui craignaient de la perdre. Après la guerre d’octobre 1973, son refus d’accompagner Sadate dans le processus de paix avec Israël lui a permis de se présenter comme « résistant aux menées impérialistes dans la région », et cela malgré le gel, qui dure jusqu’à présent, du front syro-israélien dans le Golan occupé, en vertu de l’accord négocié avec Kissinger en 1974.

Assad a réussi depuis lors, avec une exceptionnelle habileté man?uvrière, à faire de la Syrie l’une des principales forces régionales, tirant profit successivement de la guerre civile libanaise, de l’isolement de l’Égypte après sa paix séparée avec Israël, de la révolution islamique en Iran et de la guerre de huit ans qui s’en est suivie entre l’Irak et l’Iran, tout en maintenant son alliance avec l’Union soviétique et en doublant celle avec l’Arabie saoudite d’une autre avec l’Iran.

Ces données régionales ont occulté aux yeux de la plupart des observateurs étrangers la nature du régime mis en place par Hafez al-Assad au cours de la décennie qui a suivi la guerre d’octobre : un régime clanique, s’appuyant sur une armée « épurée », tournée vers l’ennemi intérieur, flanquée de milices privées sans foi ni loi et de services de renseignement tentaculaires. La guérilla lancée par une branche radicale des Frères musulmans à partir de 1979 a donné le signal d’une répression généralisée qui a touché toutes les forces politiques du pays, et d’une destruction systématique de ce qui restait d’organisations relativement autonomes de la société civile.

D’affreux massacres, en particulier celui de la prison désertique de Palmyre en 1980, et celui de Hama en 1983, ce dernier se soldant par plus de 20 000 victimes, ainsi que l’enfermement sans jugement de dizaines de milliers de personnes soumises à d’atroces tortures, ont alors transformé la Syrie en un « royaume de la peur et du silence », selon l’expression d’un dirigeant communiste.

Au nom de la stabilité régionale ou sous le prétexte du combat commun contre l’islamisme radical, le monde entier a laissé faire, ce qui a permis au régime de survivre à une crise économique sans précédent qui en 1986 a mis le pays en situation de cessation de paiement. L’occupation du Koweït en 1990 par les troupes de Saddam Hussein lui fournira l’occasion, grâce à sa participation sous l’égide des États-Unis à la campagne militaire dite « Tempête du désert », d’obtenir une tutelle en bonne et due forme sur le Liban et un flot d’aides financières de la part des pays pétroliers, assurant de la sorte sa pérennité et même une dévolution dynastique du pouvoir.

Après trente ans d’un règne sans partage de Hafez al-Assad, son fils Bachar lui a donc succédé en 2000. Malgré les conditions extravagantes de son accès au pouvoir, surtout un amendement sur mesure de la Constitution et une élection à la présidence de la République par plébiscite, il bénéficiait, lui aussi, d’une ambiance politique favorable. À l’extérieur, comme en France par exemple où Chirac n’avait pas hésité à recevoir Bachar à l’Élysée alors qu’il n’était que le successeur désigné de son père, on voyait en lui un homme d’ouverture. À l’intérieur, on espérait de lui des réformes susceptibles de conduire le pays par étapes vers le pluralisme politique. Espoir déçu moins de six mois plus tard quand Bachar a pris la décision de fermer les clubs de discussion créés après son élection, confirmant le point de vue des opposants les plus pessimistes selon lequel il ne pouvait, même s’il le voulait, rompre avec l’héritage de son père en raison de la nature clanique et mafieuse du régime dont il était désormais le parrain.

Les évènements considérables qui se sont succédé au Proche-Orient depuis le 11 septembre jusqu’à la guerre israélienne contre le Liban en 2006, en passant par l’invasion américaine de l’Irak en 2003, puis la résolution 1559 du Conseil de sécurité en 2004 exigeant le retrait des troupes syriennes du Liban, puis l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005 et la mise en cause des services syriens de renseignement dans ce crime, allaient lui fournir des alibis, non seulement pour ne rien entreprendre en matière de réformes politiques mais aussi pour durcir la répression contre l’opposition et concentrer davantage tous les pouvoirs entre ses mains et celles de ses proches parents.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que près de 60 % de l’économie syrienne se trouvent sous la coupe de sa famille qui a profité de la libéralisation économique, hors tout contrôle, pour s’emparer de toutes les affaires juteuses, de la téléphonie mobile aux zones libres. Si Bachar al-Assad a continué à brandir durant cette longue période les mots d’ordre de « résistance et obstruction », c’était uniquement pour prolonger l’état d’urgence en vigueur depuis 1963, sans transgresser une seule fois les lignes rouges face à Israël ni avoir eu la moindre intention de le faire.

Il est certain que ce régime, et il l’a fait savoir de différentes manières, se croyait immunisé contre le vent de révolte qui soufflait sur le monde arabe depuis le renversement de Ben Ali en Tunisie. En plus de ses puissants appareils de répression, il avait à priori tous les atouts dans son jeu : la peur bien réelle dans le pays d’un chaos à l’irakienne, la faiblesse des partis d’opposition, le soutien des minorités confessionnelles dont il se posait en protecteur, mais aussi le soutien actif (l’Iran notamment et la Turquie) ou passif (Israël) des puissances régionales, ainsi que l’attitude bienveillante à son égard tant de la Russie et de la Chine que des États-Unis et de l’Europe.

Aussi croyait-il pouvoir prévenir l’extension du mouvement de contestation populaire, lancé à Deraa dans le sud de la Syrie, en le noyant dans le sang pour l’exemple et en mobilisant tous ses moyens médiatiques pour dénoncer un prétendu «complot impérialiste » fomenté contre la « Syrie résistante » par l’intermédiaire d’éléments « salafistes » infiltrés des pays voisins.

Mais cela n’a servi à rien : au contraire, c’est la Syrie tout entière qui s’est embrasée de proche en proche, le nombre des manifestants n’a cessé d’augmenter, leurs mots d’ordre se sont radicalisés, et cela malgré la violence inouïe déployée par la police politique, l’armée et les milices privées. Jusqu’à la mi-juillet, on compte en effet près de deux mille tués, des milliers de disparus et de blessés graves, douze mille personnes arrêtées et autant de réfugiés en Turquie.

Ce lourd bilan explique le rejet quasi unanime du « dialogue national » proposé par le pouvoir, et ceux, peu nombreux, qui en acceptent le principe refusent d’y participer tant que l’armée et les « forces de sécurité » ne sont pas rentrées dans leurs casernes, et les tueurs à la solde du clan Assad arrêtés et jugés. Il est de toute façon désormais acquis que ce régime qui a sévi pendant plus de quarante ans est condamné à disparaître. Ni l’escalade dans la terreur ni les promesses vaseuses de réformes, et encore moins les gesticulations « diplomatiques » destinées à se prévaloir d’une légitimité nationale, comme l’attaque des ambassades de France et des États-Unis à Damas, ne pourront plus le sauver.

CT : Comment la Palestine, qui est au coeur des enjeux de toute la région, est-elle touchée par les bouleversements actuels ? Le gouvernement israélien ne paraît réagir au séisme en cours que par une intransigeance aggravée à l'égard des revendications palestiniennes. Comment analyser l'accord entre le Hamas et l'Autorité palestinienne, et quelles peuvent en être les conséquences ?

F. M. Bey : Les dirigeants israéliens qui se vantent de bien connaître le monde arabe ont été encore plus surpris que les chancelleries occidentales par le mouvement populaire parti de Tunisie et qui est en train de changer la donne régionale de fond en comble. Ils s’inquiétaient du nucléaire iranien, non sans en exagérer la portée, et de l’entrée fracassante de la Turquie dans le conflit israélo-arabe, mais n’imaginaient pas un tel bouleversement dans leur environnement immédiat, ni en Égypte, avec laquelle ils avaient signé un traité de paix, ni en Syrie qui respectait scrupuleusement les accords conclus avec eux en 1974.

Au Liban, même si leur guerre de 2006 s’était soldée par un échec militaire, elle avait aussi entraîné deux conséquences qui leur étaient favorables : d’une part, la présence des Casques bleus de l’ONU sur la seule frontière israélo-arabe encore chaude, et d’autre part, dès le cessez-le-feu, l’égarement du Hezbollah, leur ennemi juré, dans les méandres de conflits intercommunautaires sans issue. Ils savaient en outre qu’ils pouvaient compter sur le soutien indéfectible du Congrès américain et sur la lâcheté des Européens pour persister dans leur politique de colonisation de la Cisjordanie et de judaïsation de Jérusalem-Est, politique qui complique considérablement, voire pour certains rend impossible, la création d’un État palestinien souverain dans les territoires occupés en 1967.

La révolution égyptienne a déjà provoqué un premier changement dans les relations avec Israël, qui consiste dans la volonté clairement exprimée par les Égyptiens de réviser certaines dispositions du traité de paix, ainsi que les accords léonins imposés par Israël, par exemple l’achat du gaz égyptien à un très bas prix. Autre conséquence importante du printemps égyptien, et l'Intifada syrienne y est aussi pour quelque chose : l’accord entre l’Autorité palestinienne et le Hamas. C’était la principale revendication des manifestants palestiniens qui, en écho au mot d’ordre égyptien de la place Tahrir « le peuple exige la chute du régime », scandaient en Cisjordanie et à Gaza « le peuple exige la fin de la division ».

Quelles que soient les critiques que l’on peut adresser au Hamas, anachronique sur le plan idéologique et futilement jusqu’au-boutiste, mais aussi à l’Autorité, brouillonne à l’intérieur et pusillanime face à Israël, et quelles que soient les difficultés de l’application de toutes les clauses de cet accord, il est évident qu’il offre un cadre permettant de rétablir l’unité nationale, plus nécessaire que jamais. Des sanctions économiques s’exercent actuellement sur l’Autorité palestinienne pour la punir d’avoir pris cette initiative, mais elle semble tenir bon malgré leurs conséquences financières dramatiques qui l’empêchent de payer intégralement les salaires de ses fonctionnaires.

En accélérant la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem, le gouvernement israélien signifie clairement que les négociations qu’il prétend vouloir poursuivre avec l’Autorité palestinienne ne serviront qu’à entériner le fait accompli. La honteuse débandade d’Obama qui a finalement obtempéré au diktat de Netanyahou (reprise des négociations sans gel de la colonisation et sans référence aux résolutions des Nations unies) ne laisse aux Palestiniens, pour sortir de l’impasse, que de tenter d’obtenir de l’ONU une reconnaissance de l’État palestinien dans les frontières du 4 juin 1967, c'est-à-dire d’avant la guerre des Six Jours, avec Jérusalem-Est pour capitale.

Les États-Unis menacent d’opposer leur veto si un projet de résolution dans ce sens est présenté en septembre au Conseil de sécurité, mais les Palestiniens peuvent le présenter directement à l’Assemblée générale où il sera très probablement voté en dépit de l’opposition américaine. Certes, dans ce cas, la reconnaissance n’entraînera pas l’acceptation de la Palestine comme membre à part entière de l’ONU. Je pense cependant qu’elle sera bien plus qu’une victoire symbolique : le statut international d’État permettra aux Palestiniens d’intégrer toutes les organisations dépendant de l’ONU et d’agir contre l’occupant sur les plans diplomatique et juridique avec des moyens autrement efficaces. Ce combat n’exclut pas mais appelle au contraire une large mobilisation populaire sur le terrain, unitaire et non violente.

CT : Comment l'avenir du monde arabe se dessine-t-il à partir des événements actuels ? Et quels changements devraient s'opérer dans la politique des pays des pays occidentaux, et de la France en particulier, en direction de ces pays ?

F. M. Bey : Un vent de liberté balaie l’ensemble du monde arabe. N’oublions pas à cet égard le cas des monarchies, du Maroc à la Jordanie, où de puissantes manifestations populaires ont eu lieu, exigeant que le roi règne et ne gouverne pas, ni même celui de l’Arabie saoudite, d’autant plus inquiète de la nouvelle donne régionale que ses jeunes et ses intellectuels font savoir à leur manière qu’ils ne sont pas insensibles à ce qui se passe autour d’eux. L’esprit qui anime partout les manifestants, et qui se résume dans les deux mots d’ordre de liberté et de dignité, est un acquis précieux pour l’avenir, mais le combat sera très rude avant comme après le renversement des régimes en place.

En Syrie, par exemple, il s’agira de réparer les dégâts du despotisme qui a supprimé la vie politique pendant des décennies en privant la population de son droit à la parole, qui a délibérément excité les tensions ethniques et confessionnelles, qui a favorisé l’obscurantisme religieux tout en se posant comme le dernier rempart contre l’islamisme radical. Il s’agira aussi de freiner le libéralisme économique qui a institutionnalisé la corruption et creusé le fossé entre une petite minorité de privilégiés prédateurs et la masse des citoyens. C’est dire le besoin pressant d’une gauche rénovée, guérie de sa tentation groupusculaire et engagée avec la même détermination dans les luttes pour les libertés politiques et pour la justice sociale.

Les pays occidentaux ont un lourd passif dans leurs relations avec le monde arabe. Ils ne pourront le résorber qu’à deux conditions : une révision radicale de leur complicité avec Israël et un soutien sans ambages aux revendications démocratiques des peuples arabes.

En ce qui concerne la France en particulier, on sait que le volet palestinien de sa « politique arabe » lui a longtemps valu une image plutôt positive dans les opinions publiques, et que son refus de suivre Bush dans son aventure irakienne a été unanimement applaudi. En revanche on lui a souvent reproché à juste raison sa complaisance envers les dictateurs – en quoi elle ne se distingue nullement des autres pays occidentaux. Il va sans dire que les relations bilatérales entre États n’ont jamais été fondées sur la morale mais toujours sur des intérêts.

Il n’en reste pas moins que rien n’obligeait Chirac à déclarer à Tunis que les critères du respect des droits de l’Homme ne sont pas partout les mêmes, ni Sarkozy à prétendre que l’espace des libertés s’élargissait sous l’égide de Ben Ali. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui s’expliquent tous par une vision culturaliste du monde selon laquelle « eux », les Arabes ou les musulmans, sont par essence différents de « nous ».

Ce que les démocrates arabes attendent des Européens, ce n’est certainement pas de rompre leurs relations avec les pays gouvernés par des autocrates ni d’intervenir militairement contre eux au nom d’un « devoir d’ingérence » qui a le plus souvent mal tourné. Ce qu’ils leur demandent, c’est d’user des moyens diplomatiques et économiques dont ils disposent, et ils en ont de redoutables, pour presser ces autocrates de se soumettre à la volonté populaire, c’est-à-dire soit changer, ce qu’ils ne feront pas, soit « dégager »...

20 juillet 2011. Propos recueillis par Francis Sitel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56