À l’aube du lundi 17 mai, la marraqueta – le type de pain le plus courant sur les tables des Chiliens – avait un goût «plus croquant et le thé plus doux», comme le dit un vieil adage populaire, attribué à l’entraîneur de football Luis Alamos, pour désigner l’agréable sensation du lendemain d’une victoire du club le plus populaire du pays : Colo Colo. Telle a été la réaction des citoyens et citoyennes au lendemain des résultats de la méga-élection historique des maires, des conseillers, des gouverneurs et des membres de la Convention constituante. Ce dernier vote, en particulier, a suscité un intérêt très important, car il offrait la solution politique offerte par les élites politiques afin de canaliser le mécontentement populaire exprimé lors de la révolte du 18 octobre 2019. [Voir aussi sur les résultats de ces élections l’article de Patricio Paris mis en ligne sur le site Alencontre.org, le 20 mai 2021.]
Bien que seulement 43,35% des électeurs aient voté (50,9% avaient voté lors du plébiscite du 25 octobre 2020), le scrutin des 15 et 16 mai a fait pencher la balance en faveur des forces transformatrices au sein de la Convention constituante (CC) qui rédigera la nouvelle Constitution. Les groupements non partisans, avec 48 représentants, apparaissent comme la force politique la plus nombreuse au sein du corps constituant. Ce chiffre ne tient pas compte des 40 options indépendantes qui ont été présentées de manière transversale dans les listes des différents partis politiques, ni des 17 sièges réservés aux peuples amérindiens. De même, la liste Apruebo Dignidad – qui rassemble le Frente Amplio, le Parti communiste et d’autres regroupements en dehors du duopole politique [la droite réunie pour ces élections dans Vamos por Chile et la ex-Concentración] qui a dominé la scène après la dictature de Pinochet – a également obtenu un résultat significatif en remportant 28 sièges.
À l’inverse, la liste de droite Vamos por Chile (Allons-y pour le Chili), qui soutient le président Sebastián Piñera, n’a pas réussi à obtenir le tiers des représentants dont elle avait besoin pour, théoriquement, bloquer les réformes. Selon la loi 21.200, qui a permis le processus constituant, «la Convention doit approuver le règlement et les règles de vote pour celui-ci par un quorum de deux tiers de ses membres en exercice» et Vamos por Chile n’a obtenu que 37 des 52 sièges nécessaires. Les partis de centre-gauche de l’ex-Concertación, regroupés dans la liste Apruebo Dignidad, n’ont pas non plus connu une fin heureuse: ils n’ont obtenu que 25 sièges dans la CC, ce qui a été interprété comme une défaite retentissante.
Avec la somme de ces facteurs, Claudia Heiss, responsable des sciences politiques à l’Université du Chili, a déclaré à Brecha : «La convention a été configurée pour refléter les demandes des citoyens et citoyennes pendant l’épidémie. Il est très précieux que la CC ne ressemble pas beaucoup au Congrès, bien qu’elle ait été élue avec les mêmes règles de base que le Congrès. La CC respecte la parité entre les sexes (ce qui est inédit dans le monde), compte 17 sièges réservés aux peuples amérindiens et a élu environ un tiers d’indépendants. La CC n’a pas le même niveau d’élitisme social que le Congrès. Elle reflète également une grande diversité de milieux socio-économiques: un tiers a étudié dans des écoles municipales, un autre tiers dans des écoles privées subventionnées, et le dernier tiers dans des écoles privées non élitaires.
D’un joueur d’échecs à un scientifique
Le vaste éventail de profils parmi les 155 délégués s’est également reflété dans la pluralité des activités ou des professions. Cependant, les femmes et les hommes avocats prédominent (61); les autres vont des ingénieurs aux femmes au foyer. Il y a des journalistes, des sages-femmes, des enseignants, des acteurs, une assistante maternelle, une machi (une chaman), un mécanicien automobile, un géographe, entre autres. Il y a aussi la quadruple championne d’échecs chilienne, Damaris Abarca, qui a obtenu un siège en tant qu’indépendante dans la coalition Apruebo Dignidad. Elle est l’une des 77 femmes qui participeront à la convention.
«La répartition qui a été faite est très positive, puisque personne n’a atteint la possibilité d’actionner le tiers qui bloque, encore mois les gens qui rejettent l’objet de la CC, qui ne voulaient pas de changements. Je m’intéresse à l’installation d’une perspective féministe, aux droits des femmes, aux droits des enfants, et aussi au sport et à la science en tant que droit social», a déclaré à Brecha Damaris Abarca, représentante du district 15, qui comprend des communes de la région d’O’Higgins, dans le centre du pays.
Cristina Dorador, biologiste et chercheuse à l’université d’Antofagasta, dont elle est originaire, est également membre de la CC. Elle plaide pour une constitution écologique qui garantisse le droit humain à l’eau dans un pays marqué par la privatisation des ressources hydriques et qui remplit sept des neuf conditions de vulnérabilité à la crise climatique, selon les données des Nations unies. «Je crois que nous allons réaliser des changements, car il y a beaucoup d’élus qui viennent des territoires et qui depuis longtemps cherchent une représentation. L’incorporation des peuples amérindiens permettra une discussion de haut niveau, en raison de leur relation avec la nature. Nous n’avons pas besoin de nous barricader à l’avance sur la façon dont certains groupes de pouvoir, qui sont minoritaires ici, vont agir. Nous devons parvenir à un consensus, mais nous ne pouvons pas arrêter le mouvement de déplacement des limites», a déclaré l M. Cristina Dorador. Elle a remporté la première majorité dans le district 3 sur la liste du Mouvement indépendant du Nord.
Tout comme elle, Constanza San Juan, diplômée en histoire et porte-parole du Mouvement pour l’eau de Guasco Alto, qui a joué un rôle central dans la fermeture définitive du projet minier Pascua Lama dans la haute montagne de la région d’Atacama, est une indépendante, bien que membre de la Liste du peuple (Lista del Pueblo : créées en novembre 2020), un bloc qui a émergé au cours du même processus visant à canaliser la représentation des mouvements sociaux au sein du congrès. «Nous nous engageons à obtenir un mandat collectif et populaire des assemblées territoriales d’Atacama. Nos principaux enjeux sont la transition vers une société anti-néolibérale, une démocratie directe et un état de solidarité. Notre discours a permis aux partis politiques de devoir tirer le rideau», déclare la représentante du district 4, qui demande que les sessions de la CC se tiennent dans différentes régions et soient retransmises en direct, afin de garantir la transparence, ainsi que des «mécanismes directs de communication avec les habitants des différents districts».
Jusqu’à présent, le seul espace désigné pour le fonctionnement de la CC est le siège de l’ancien Congrès national à Santiago et ses travaux s’étendront sur neuf mois à partir de son installation en juin ou juillet de cette année, extensible à 12 mois. Si le texte final est approuvé lors du plébiscite de sortie (qui sera par vote obligatoire, par opposition au vote volontaire actuellement en vigueur), la Constitution qui succédera à celle de la période Pinochet entrera en vigueur au cours du premier semestre 2022, avec un nouveau président de la République en fonction.
Pour la politologue Claudia Heiss, la diversité de la composition de l’Assemblée constituante (CC) apporte non seulement une légitimité au processus, mais «conduit à de meilleures décisions», car «le fait d’avoir des points de vue différents permet de réduire la partialité de la délibération». En ce sens, malgré l’orientation de gauche de la plupart des membres de la CC, celle-ci ne sera pas nécessairement exprimée dans la nouvelle constitution. «Le monde des indépendants n’est pas homogène. La liste des indépendants non-neutres aura des positions plus modérées. On peut dire que la majorité est à gauche, mais la gauche développementaliste n’est pas la même que la gauche environnementaliste, ce sont des visions différentes. Cette CC ne passera pas le rouleau compresseur, comme le croient certains secteurs de la droite. Je ne pense pas qu’il y ait un clivage droite/gauche ici, mais plutôt un clivage élite/citoyens», ajoute Claudia Heiss, qui a étudié en profondeur la Constitution chilienne de 1980.
Claudia Heiss estime que l’eau en tant que droit de l’homme sera inscrite dans le nouveau texte. En revanche, en ce qui concerne les droits sociaux, elle estime qu’il y aura une certaine marge d’incertitude. «Il est certain que le droit à la santé et au logement sera beaucoup plus solide, mais il ne suffit pas de les inscrire dans la Constitution. Ensuite, des politiques publiques, des réformes fiscales et des lois sont nécessaires. La Constitution ne matérialisera pas ces droits sociaux par elle-même, mais elle guidera le système politique vers une conception plus communautaire».
Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 21 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre