Les 15 jours qui ont suivi la parution du livre de Camille Kouchner « la Familia grande » ont été marqués par une onde de choc inédite, avec entre autres, depuis le week-end dernier, la libération de la parole sur l’inceste autour du hashtag #MetooInceste.
«La Familia grande » c’est le nom donné par Olivier Duhamel, son beau-père, aux très nombreux amis avec lesquels il voulait former une « famille ». La révélation publique de l’inceste imposé pendant plusieurs années par Duhamel à son beau-fils « Victor » n’en était pas une pour ses nombreux amis restés silencieux pendant plus d’une décennie, sous prétexte de « protéger la victime et le reste de la famille ». De fait ce livre fait exploser la vérité : le seul protégé par le silence, c’est l’agresseur.
Des excuses… et des précédents
Alors se succèdent les excuses, à commencer par celles de Bernard Kouchner, père des enfants, les démissions de certains postes (les plus honorifiques, uniquement), à l’image d’Élisabeth Guigou qui a quitté la présidence de la Commission indépendante sur l’inceste, ou Marc Guillaume qui a démissionné de certains think tanks pour mieux rester… préfet de Paris. Quant à Frédéric Mion, directeur de Sciences Po il concède n’avoir rien fait depuis des années… mais cela ne vaut quand même pas une démission : une insulte à toutes les victimes de violences sexuelles parmi les étudiantEs et personnels de l’établissement.
Ce n’est pas la première fois qu’une affaire d’inceste met en évidence l’ampleur de ce phénomène qui se déroule dans tous les milieux sociaux, avec entre 5 et 10 % des FrançaisES victimes de violences sexuelles durant leur enfance – 80 % des cas dans la sphère familiale.
En 1984 puis 1986, des affaires avaient largement contribué à sonner l’alerte. En 1988, le Collectif féministe contre le viol réalisait un film – l’Inceste, la conspiration des oreilles bouchées – diffusé largement dans les lieux d’éducation, auprès des professionnelEs, travailleurEs sociaux, médecins, magistratEs, etc. Les répercussions sont telles que la loi est modifiée (10 juillet 1989) adoptant pour la première fois le principe d’augmentation du délai de prescription pour les victimes à partir de la majorité. Et puis la chape de plomb du silence est retombée.
Enfermement des victimes
La force du livre de Camille Kouchner est de poser les mots qui décortiquent le système de violence dans lequel l’inceste enferme les victimes : la condamnation au silence et à la culpabilité de se vivre complice de l’agression subie avec tous les traumatismes que cela déchaîne. Car l’inceste c’est le degré ultime de l’emprise : des violences que l’enfant ne peut pas nommer, imposées par une personne (un homme dans 96 % des cas) qui a toute sa confiance et cela au nom de l’amour infini qu’il lui porte. Et la preuve de ce prétendu amour c’est que l’agresseur charge l’enfant d’un secret partagé exclusivement qui s’accompagne de la responsabilité incommensurable de le taire aux autres membres qui souffriraient de cette exclusivité.
Ce livre permet de prendre la mesure de la profondeur des répliques de l’inceste. D’abord sur les plus proches. Car le prédateur agit sur tout l’environnement même lorsqu’il n’agresse qu’un seul enfant, ce qui signifie que, dès lors que le silence se lève partiellement, la culpabilité dévaste les proches, qui n’ont pas su voir et protéger, qui se sont menti à elles-mêmes et eux-mêmes pour ne pas dire « Non ». Ce qui fait écrire à Camille Kouchner : « Je suis interdite de passé. Quel chagrin d’être privée des souvenirs de son enfance et des gens qu’on aimait ». Mais aussi sur plusieurs générations, par les stratégies de protection que les victimes tentent de mettre en place sans pouvoir les expliquer, comme par exemple refuser que leurs propres enfants connaissent leurs grands-parents.
Chape de plomb
Ce livre laisse entrevoir l’ampleur du problème, à prendre à bras-le-corps : dans le cas Duhamel, l’inceste a imposé sa chape de plomb pendant 30 ans dans un milieu très large d’intellectuels aisés, a priori familier des analyses et des concepts, au fait des questions juridiques, et même se targuant, s’ils et elles avaient renoncé aux combats pour l’émancipation collective et sociale, de placer au centre de leur existence la défense inconditionnelle de la liberté individuelle. Pour autant, empêtrés dans les rapports de pouvoir, ils et elles ont laissé un homme se placer au centre d’un système de domination. Ils et elles l’ont de fait protégé, en minimisant les effets dévastateurs de ce système, contribuant ainsi à enfermer les victimes dans le silence.
Cette situation met particulièrement en lumière les enjeux de la lutte contre toutes les formes de domination patriarcale, qui construisent le soubassement idéologique de la domination de classe comme organisation « naturelle » de la société.