On le dit souvent lors des élections : une fois de plus, les sondeurs se sont trompés. Mais ce que l’on constate cette fois-ci, c’est que les sondages peuvent être non seulement approximatifs, mais aussi des éléments qui faussent les votes et jouent un rôle éminemment antidémocratique.
Abstention sous-estimée, RN surestimé : telles sont les deux principales erreurs que les instituts de sondage ont commise à l’occasion du premier tour des régionales. Et le moins que l’on puisse dire est que ce sont des erreurs de taille : ainsi, dans les Hauts-de-France, le candidat RN Sébastien Chenu était annoncé à 35 % des voix par l’institut OpinionWay, et a tout juste atteint 23 % ; en Île-de-France, Ipsos annonçait plus de 20 % des voix à la liste RN, pour un résultat réel de 13 % pour Jordan Bardella.
La faute à l’abstention ?
Depuis dimanche soir, à défaut de se confondre en excuses, les sondeurs multiplient les tentatives d’explication, soit en expliquant qu’ils ne se sont pas tant trompés que ça (ah bon ?), soit en pointant du doigt l’abstention, à l’image de Brice Teinturier, sondologue chez Ipsos et intervenant régulier des émissions politiques sur le service public : « Vous prenez toutes les conséquences d’une abstention encore plus forte que ce que nous avions prévu et vous aboutissez à quelque chose qui effectivement est assez différent. »
La faute aux abstentionnistes, une fois de plus ? Ces dernierEs ont bon dos, et l’on sait bien, en réalité, que les erreurs récurrentes commises par les instituts de sondage (on se souviendra entre autres du crash monumental lors de la primaire de la droite en 2016, où tous les instituts avaient sous-estimé de moitié les votes pour François Fillon) résultent en premier lieu de l’exercice sondage lui-même : construction d’échantillons pas toujours représentatifs, nombreux biais dans les réponses des sondéEs, application de coefficients supposés corriger ces biais, sous-estimation du poids que représentent celles et ceux qui refusent de répondre aux sondages, etc.
Corruption du débat démocratique
Force est de reconnaître que les sondages ne se plantent pas toujours, notamment ceux qui sont réalisés quelques jours avant les scrutins, qui indiquent souvent les « grandes tendances ». Mais ce qui ressort d’autant plus avec le gros loupé des régionales, c’est à quel point les sondages jouent, de fait, un rôle néfaste d’un strict point de vue démocratique. Leur régularité, leur multiplicité et leur surexposition médiatique sont en effet un problème majeur. Pour le dire autrement, ce n’est pas tant la méthode des sondages qui est le cœur du problème – même si elle doit être critiquée – que l’utilisation qui est faite de leurs résultats.
Les sondages jouent un rôle essentiel, du fait de leur hyper-médiatisation, dans la construction même du débat médiatique et donc public. Tel titre de presse publie un sondage, il sera commenté par tel autre, les invités d’un troisième média sont questionnés sur ledit sondage, ceux d’un quatrième sur les réactions des précédents, etc. Au total, les sondages accentuent la tendance à construire un débat « politique » dépolitisé et transformé en course de petits chevaux, où l’on discute des individus plutôt que des idées, des statuts (« outsiders » vs « favoris ») plutôt que des programmes, etc. Et quand ils se plantent, autant dire que les débats sont d’autant plus déconnectés du réel : chacunE pourrait ainsi faire l’exercice de regarder interviews et émissions politiques de ces dernières semaines pour mesurer l’étendue du désastre…
En finir avec les sondages ?
Au-delà de cet appauvrissement du débat public, les sondages contribuent largement à influencer les comportements électoraux : en construisant des vainqueurs et des perdants avant même les scrutins, en fabriquant des « petits » et des « grands » candidats, et, au total, en forçant la main sur le « vote utile ». C’est ce que l’on a vu lors de ces élections régionales, avec dans certaines régions, face à la crainte des succès annoncés du RN, des reports de voix sur des listes potentiellement « majoritaires » au détriment de listes de gauche au profil plus radical. Ainsi, les sondages peuvent devenir des outils de pression, réduisant le périmètre des débats tout en contribuant à marginaliser certains courants politiques et à fausser les votes.
La question se pose en réalité de la place des sondages dans un système qui se veut démocratique, au regard de leurs erreurs récurrentes mais surtout de leurs effets délétères sur le débat public et la vie démocratique. Certains n’hésitent pas à poser la question de l’interdiction des sondages électoraux1, une mesure qui ne manquerait pas de susciter une levée de boucliers, tant chez les politiques que chez les éditorialistes spécialistes du commentaire. Sans aller jusqu’à revendiquer, ici et maintenant, une telle interdiction, le moins que l’on puisse faire, suite à ce nouveau fiasco, est de poser ouvertement le problème de la responsabilité des sondeurs et des sondomaniaques dans la crise démocratique qui se renforce chaque jour un peu plus – bien au-delà de la seule question des élections.
- 1. Lire par exemple Alain Garrigou, « Interdire les sondages électoraux », blog du Diplo, 18 décembre 2014.