L’irruption des Gilets jaunes à l’automne 2018 a été une expression des effets contradictoires des défaites du mouvement ouvrier contre les lois travail 1 et 2, et lors de la grève des cheminotEs. Contradictoire, parce que ces mobilisations réitérées, en dépit des échecs, ont tracé dans les consciences un sillon de rejet profond des politiques libérales dont elles avaient décrit les causes et les effets sous tous leurs aspects, à travers les prises de parole de grévistes. On se souvient que, pendant quasiment toutes ces séquences de mobilisation, qui sont pourtant restées très minoritaires en nombre de grévistes, de très grosses majorités de personnes, interrogées dans les sondages d’opinion, réaffirmaient mois après mois leur soutien aux revendications. Mais les défaites de ces grèves, du fait, entre autres, du refus des directions syndicales de chercher à construire un véritable affrontement avec le pouvoir, n’ont pas permis de renouer avec la confiance dans des combats de classe victorieux.
Une méfiance réciproque
Du coup, les formes inédites, aussi bien pour la formulation des revendications, initialement centrées autour d’un « ras-le-bol fiscal », que pour les voies de mobilisation, via les réseaux sociaux et les ronds-points, ont fortement percuté et déstabilisé les militantEs et les organisations du mouvement ouvrier. D’autant que parmi les figures médiatisées des Gilets jaunes ont d’abord émergé des petits patrons (Julien Terrier en Isère) ou des hommes à la bio plombée par leurs liens avec l’extrême droite (Benjamin Cauchy), voire ex-candidat FN aux propos islamophobes comme Christophe Chalençon. Chez ces figures revenait la défiance à l’encontre des organisations du mouvement ouvrier, partis et syndicats, au point que l’un d’entre eux, Jason Herbert, a été écarté après la « révélation » de son affiliation à la CFDT ! De quoi nourrir, en miroir, la défiance des organisations du mouvement ouvrier.
Si l’ensemble de celles-ci ont exprimé leurs réserves de manière réflexe face au contenu de certaines publications des Gilets jaunes relayées par le Rassemblement national ou par un Wauquiez enfilant un gilet, certaines se sont mises à construire une opposition Gilets jaunes/mouvement ouvrier. Ainsi Philippe Martinez, dans Paris-Match le 16 novembre, expliquait qu’il était « impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national » et que « des grands patrons soutiennent le mouvement », en citant Michel-Edouard Leclerc, opposant les revendications des Gilets jaunes de « suppression des taxes » avec celles des salariéEs (augmenter les salaires). Ces théorisations d’une opposition, renforcées par les condamnations des « violences » au début du mois de décembre ou l’appel, le 1er décembre, à manifester de République à Bastille alors que les Gilets jaunes voulaient aller à l’Élysée, ont structuré, pour beaucoup de militantEs de la CGT et au-delà, une extériorité avec ce mouvement social.
Des convergences par en bas
Pourtant, dès le début des occupations de rond-points, des syndicalistes sont allés discuter avec les Gilets jaunes. Solidaires a, dès le 27 novembre, pris une position de solidarité avec le mouvement : « Nous participerons à nouveau avec nos chasubles syndicales à la manifestation des Gilets jaunes prévue ce samedi à Paris car nous pensons que la place des militantE est à côté de ceux qui luttent ». Ce qui ne s’est malheureusement pas traduit par une présence militante massive. Ce mouvement s’est néanmoins amplifié dans les manifestations, où il est rapidement apparu que des salariéEs de la SNCF, d’Ehpad, d’entreprises sans organisations syndicales, enfilaient des gilets jaunes. Des unions locales, comme à Tourcoing ou Martigues, se sont ouvertes pour permettre aux Gilets jaunes d’organiser des discussions et des assemblées. Des unions départementales comme celles de Haute-Garonne, de Paris ou du Val-de-Marne, ont appelé aux différents « actes » et organisé des actions communes de blocage de plateformes logistiques, de dépôts pétroliers, de grandes surfaces. Dans les manifestations, militantEs et Gilets jaunes ont fait face ensemble aux violences policières et aux gardes à vue. Des actions importantes dans la mesure où elles créent des cadres de discussions et d’actions à travers lesquels se tissent des relations de confiance. Mais ces relations et ces échanges restent à des niveaux individuels et personnels. À cette étape, ce sont davantage des rencontres humaines que des ferments de reconstruction d’une conscience de classe partagée.
Des occasions manquées, des débats à mener
Des occasions ont été ratées, en particulier autour du 5 février, journée de grève appelée à l’initiative de la CGT. À la suite d’Éric Drouet, de nombreuses et nombreux Gilets jaunes avaient relayé l’appel à une journée de « grève générale » pour les revendications. Mais la CGT, au-delà d’un communiqué offensif, n’a pas cherché à mobiliser réellement, ni, surtout, donné la moindre perspective pour transformer l’essai. La tentative est donc restée au milieu du gué. Et ce n’est que sur la pointe des pieds que la CGT, Solidaires, voire même la FSU et FO, ont participé aux initiatives unitaires contre la répression gouvernementale, comme le 13 avril. De fait, il a fallu attendre le 27 avril et surtout le 1er Mai pour que des initiatives communes soient organisées. Et encore, le 27 avril ce n’était pas par la Confédération CGT mais par des unions départementales et quelques fédérations qui avaient déjà des expériences de luttes communes. Et le 1er Mai, ce sont les violences policières qui ont mêlé les cortèges Gilets jaunes et militantEs syndicaux, et non pas une volonté largement partagée d’agir ensemble.
Au bout de 6 mois de mobilisation tenace, le mouvement des Gilets jaunes a questionné le mouvement ouvrier. Il a révélé, sous un nouveau jour, l’incapacité des directions syndicales à dialoguer avec un pan de la classe ouvrière qui leur était étranger et plutôt hostile. Les initiatives impulsées par des militantEs du mouvement ouvrier ont toutefois permis de conforter, chez les Gilets jaunes, l’expression de revendications sociales. Et ces militantEs se sont revigoréEs au contact de la détermination et de la radicalité de ce souffle contestataire. Mais les débats sur les formes de lutte et les structures d’auto-organisation pour les mener, qui nous permettraient de faire enfin caner Macron et le patronat, sont devant nous, avec des réponses à inventer à la lumière de nos différentes expériences.
Cathy Billard