Publié le Samedi 11 octobre 2025 à 10h00.

Jeunesses et lutte de classe

Quelle est la place des jeunes dans les luttes de notre camp social ?  Est-ce que les jeunes doivent avoir recours à des formes d’organisation particulières pour conrétiser leurs luttes ? Voilà autant de questions auquelles Mandel a essayé de répondre à la lumière des mobilisations jeunes ouvertes par 1968. Cette analyse continue d’irriguer notre  courant politique.

Un des apports de Mandel est l’analyse de la phase du capitalisme ouverte par la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dont le nouvel axe est l’automatisation, l’électronique et l’énergie nucléaire. Pour réaliser ces changements dans la production, les pays développés doivent avoir une masse importante de force de travail qualifiée. Cela se traduit par une évolution en profondeur des classes sociales et des couches du prolétariat. Entre 1968 et 2011, en France, il y a une diminution drastique dans la population active de la part des agricultrices et agriculteurs (de 11 % à 1 %) et artisans (de 10 % à 8 %), une diminution relative de celle des ouvrières et ouvriers (de 37 % à 22 %) et dans le même temps, une augmentation des employé·es (de 20 % à 26 %), des professions intermédiaires (de 14 % à 26 %) et des cadres et professions supérieures (de 6 % à 16 %). Pour le dire (trop) schématiquement, les enfants d’agriculteurs deviennent des ouvriers ou des employés ; les enfants des ouvriers qualifiés et des employés deviennent des cadres intermédiaires et une partie des enfants d’ouvriers deviennent des ouvriers qualifiés ou des employés (par le biais de la mécanisation et de l’automatisation des postes). Le tout dans le cadre d’une augmentation massive de l’emploi public (hôpitaux, écoles, poste et télécommunication, énergie, transports…). C’est le fameux ascenseur social, qui est en réalité une translation des couches sociales pour s’adapter aux besoins du capitalisme.

Le besoin de main d’œuvre qualifiée s’est traduit par une augmentation de la durée des études : si seulement 5,3 % d’une classe d’âge a le bac en 1951, ce taux double globalement tous les 10 ans, pour atteindre 61,7 % en 2000 et 87 % en 2020. Créant de ce fait un « entre deux », entre l’enfant et l’adulte, l’adolescence, ce que nous appelons « jeunesse » dans notre courant politique.

Prolétarisation du travail intellectuel

Mandel1 résume le nouveau fonctionnement du travail, induit par sa transformation : « connaître à fond un minuscule secteur d’une branche scientifique en n’ayant que de vagues données sur l’ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance dans les autres domaines scientifiques, tel est le sort auquel est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail intellectuel, parcellarisé, fragmenté, ayant perdu toute vision d’ensemble des activités sociales où il est inséré, ne peut être qu’un travail aliéné. La prolétarisation du travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement à son aliénation. »

Les postes d’encadrant·es (« les cadres ») et d’ingénieur·es sont devenus de plus en plus des postes d’employé·es aux tâches répétitives, diminuant leur valeur (en termes de salaires et de position sociale) et imposant aux jeunes l’obtention de diplômes supplémentaires (une surqualification) pour espérer un maintien social (relatif à l’élévation de leurs parents, qui ont bénéficié des Trente glorieuses).

Macron représente un saut qualitatif dans les attaques contre les jeunesses menées depuis le début des années 2000. De son point de vue, la France n’est plus une puissance de premier rang, lié à une économie à bout de souffle, dont la place mondiale repose principalement sur les transports (à énergie fossiles), les exportations agricoles et la diplomatie.

Les besoins sont d’une part des travailleuses et travailleurs très qualifié·es, pour réorienter radicalement la production de moyens de transport (avions, voitures) pour ne plus dépendre des énergies fossiles et espérer créer de nouveaux marchés dans des domaines de pointe (télécommunication et puces électroniques). D’autre part des employé·es précaires, essentiellement dans le domaine de la réalisation de la valeur – type Uber (d’où la nécessité des investissements sur les infrastructures des grands axes : A69, LGV…). Les exportations agricoles et agroalimentaires reposent essentiellement sur les grands propriétaires terriens, qu’il s’agit de satisfaire (ce qui explique les grands travaux, comme les bassines). La diplomatie est utile en temps de paix, mais pour Macron, cette période est finie. Il s’agit de réorienter la France dans une logique guerrière.

Dans ce cadre, Macron assume pleinement que les études universitaires ne sont plus ouvertes à tous·tes, mettant en place le couperet de ParcourSup. C’est ce qui explique aussi la fermeture (relative) des études en sciences sociales : il ne pense pas que la France ait besoin d’un tel niveau d’analyse et de compréhension du monde, vu qu’il se cale sur les analyses étatsuniennes. En conséquence les études ne sont plus vues comme un moyen d’assurer massivement le développement d’une pensée autonome (ce dont le Capital français avait besoin dans les Trente glorieuses), mais une finalité (des études pour un emploi), dans un cadre hyperconcurrentiel (donc la moindre absence en cours est sanctionnée) et un marché du travail en berne. Dans ce cadre, l’échec scolaire est un moyen pour faire accepter le chômage de masse. 

Place de l’école

Le fonctionnement de l’école n’a pas été modifié en profondeur par l’afflux massif de jeunes des classes intermédiaires et populaires dans les études, ni pendant les Trente glorieuses, ni même après. Bien au contraire : elle a érigé les implicites des classes dirigeantes comme minimum indispensable à la réussite scolaire.  Les enfants des classes populaires ont été divisés entre exceptions consolantes2, qui trouvent un chemin dans le système, et une écrasante majorité d’échecs scolaires, renvoyés à leur classe d’origine. 

La scolarisation massive de la jeunesse (la « démocratisation de l’école »), entraîne une explosion des lycées (début années 1960), puis des universités (fin années 1960), ce qui a créé des « transfuges de classe » (des jeunes qui se retrouvaient dans des positions sociales plus élevées que leurs familles) mais aussi des liens réels entre les jeunes et la classe ouvrière3. La combinaison de ces deux éléments, liés aux luttes de libération dans les colonies, a créé les conditions pour des mobilisations massives des jeunes, ainsi que des liens profonds entre les organisations de jeunesse et le mouvement ouvrier. Cela s’opère autour de la guerre d’Algérie où les vieilles organisations de jeunesse « apolitiques » se lient au mouvement ouvrier.

Jeunesses et lutte des classes

La guerre et l’anti-militarisme sont des questions importantes pour les jeunes, non seulement pour des questions idéologiques, mais également pratiques : c’est elleux qui vont au front. Les rythmes de mobilisation sont plus rapides pour la jeunesse, avec une vision plus horizontale d’un mouvement (décisions collectives en assemblées générales, par exemple), c’est-à-dire l’embryon de la société que nous voulons construire. Si la place de la jeunesse dans le système capitaliste n’est pas définie en tant que telle, elle est le moment où sa place dans le système peut évoluer par rapport à ses parents et où, en dernière instance, on (se) donne une place dans le système de production. 

Ce moment de transition entraîne une vision du monde moins formatée par l’idéologie dominante avec moins de contraintes matérielles. Dans sa construction autonome du monde, elle a nécessairement une vision plus idéologique, plus simple des rapports de force (ne connaissant pas le poids des défaites passées, qu’elle n’a pas connues). C’est dans ce sens qu’elle est la plaque sensible de la révolution. Enfin, « l’absence » d’aliénation matérielle au système (emploi, salaire, crédit…) la rend plus disponible à lutte. Mandel précise4 : « la structure autoritaire de l’Université et le contenu inadéquat de l’enseignement reçu, du moins dans le domaine des sciences sociales, sont les causes du mécontentement bien plus que ne le sont les conditions matérielles. »

Si la volonté générale du système est de vouloir une jeunesse autonome, il ne faudrait pas qu’elle le soit en totalité. Il s’agit que la jeunesse reproduise et se moule dans l’ordre hétéro- patriarcal. Pourtant (et à juste titre) la jeunesse va plus facilement (que le reste de la population) porter les questions de lutte contre l’islamophobie, contre le racisme, pour le féminisme, les LGBTI+, les questions écologiques, la place de la répression... Comme le note Ernesto ’Che’ Guevara5 : « Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde. C’est la plus belle qualité d’un révolutionnaire. » 

Polarisation de la lutte des classes en France 

La période récente en France est marquée par une accélération de la recomposition politique (réfractant la recomposition de la classe) en trois blocs. Un bloc d’extrême droite, raciste à visée fascisante, axée sur la grandeur passée de la France ; un bloc central qui tente de maintenir le système actuel (c’est-à-dire une redéfinition brutale de la composition de la classe, en accompagnant les évolutions sociétales actuelles) et un bloc de gauche, qui représente un compromis entre la petite bourgeoisie (déclassée) et la classe ouvrière.

Là encore, les jeunes ont « un coup d’avance » : sur les mobilisations de solidarité (avec la Palestine par exemple), mais également dans les mobilisations sociales (après la dissolution de l’assemblée nationale le 9 juin 2024, les organisations de jeunesse appellent à une manifestation le 10 juin au soir). Cependant, les conditions matérielles (très grande difficulté à se réunir, interventions policières immédiates, sanctions scolaires, etc.) rendent d’autant plus difficile la création d’un mouvement massif de la jeunesse autonome. C’est pourtant un des enjeux de la période.

Unité de la théorie et de la pratique

Face à un monde en crises multiples, sans possibilité de repère, plusieurs réponses sont possibles : l’atonie, le repli sur soi, à espérer construire un espace exempt de la lutte des classes ou bien l’organisation collective, avec ses défauts et ses difficultés. Mandel étend à la jeunesse ce qu’écrit Lénine6 sur le parti révolutionnaire : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons », Mandel montre que la jeunesse peut, dans une situation marquée par une faiblesse numérique du parti révolutionnaire et dans une certaine mesure, être cet élément extérieur à la sphère des rapports entre ouvriers et patrons, l'élément qui contribue de manière décisive à mettre la classe ouvrière en action. La nature même de la jeunesse est de se radicaliser autour des questions politiques (qui peuvent être différentes de celles du parti). Mandel insiste7 sur l’unité de la théorie et de la pratique : « sans une vision globale de la société capitaliste […] l’analyse concrète des forces sociales devenait erronée et conduisait […] à une orientation politique fausse. Par ailleurs, une théorie révolutionnaire sans pratique révolutionnaire est tout aussi condamnée à rester stérile. » Il ajoute « Pire encore, se retirer dans la tour d’ivoire de la ‘théorie pure’ signifie condamner cette théorie à être chaque fois moins révolutionnaire. » 

Un groupement organisé des jeunes (secteur du parti ou bien organisation autonome8) est avant tout organisation d’actions militantes, où se mêle d’abord une pratique militante, consolidée par la théorie marxiste. Les expériences pratiques qui en découlent font évoluer la théorie. Dans ce cadre, il est central que les jeunes aient une autonomie organisationnelle par rapport au parti (non seulement financière, mais également éditoriale). La jeunesse doit avoir le droit (le devoir ?) de faire ses propres erreurs, parce que c’est en prenant des initiatives et en assumant ses responsabilités qu’on se forme.

Pour le dire autrement, un but fondamental d’une organisation de jeunesse est de faire passer de nombreux jeunes de la révolte à la révolution. Cela ne peut se faire qu’en étant dans l’action. C’est précisément la différence fondamentale avec le parti : le type d’organisation que nous construisons. L’organisation de jeunesse est avant tout une organisation pour et par l’action. Le parti peut s’engluer dans des détours tactiques (coalition, parti large etc.), ou électoraux, la situation politique peut entraîner un repli du parti sur le travail de masse (syndicalisme, associatif, etc.) mais l’organisation de jeunesse doit toujours garder son drapeau déployé au cœur de l’action. Cela dit, dans la situation de crises que nous vivons, avec des accélérations soudaines de la lutte des classes, il nous faut des cadres de l’organisation politique qui ont une solide connaissance du passé et de la théorie marxiste pour s’orienter face aux vents et contrevents de l’actualité. Organiser des personnes jeunes permet de leur laisser le temps de se former, mêlant une pratique militante et un regard critique sur les apports théoriques du matérialisme dialectique. « Eh bien, en abordant de ce point de vue la question des tâches de la jeunesse, je dois dire que les tâches qui incombent à celle-ci en général, [...] peuvent se résumer d’un seul mot : apprendre. »9

Ici, la solidarité politique de l’organisation adulte est centrale. L’expérience, les connaissances peuvent aider les jeunes à se donner des soutiens théoriques, pourvu que les jeunes gardent leur autonomie de pensée (et surtout d’action !), y compris en désaccord avec le parti. Bien entendu, le parti doit aider concrètement l’organisation de jeunesse, qui plus est dans une période où celle-ci se redéploye. Mais il ne le fera que sous la pression continue de la jeunesse de l’organisation.

L’autonomie de pensée et d’action de l’organisation de jeunesse ne peut se faire que si les militant·es jeunes se pensent comme un groupe en tant que tel. Ses membres doivent avoir le sentiment d’une identité (d’une mêmeté) politique comme organisation nationale et en deuxième lieu l’organisation doit posséder et discuter un programme pour créer une homogénéité politique entre les jeunes issu·es de différentes mobilisations, de différentes jeunesses avec différentes aspirations. C’est également un moyen de lutter contre les réflexes patriarcaux, qui transpire malheureusement dans notre organisation. Au-delà du caractère national, nous avons la prétention de révolutionner le monde. L’organisation de jeunesse est aussi un moyen de mettre en place des rencontres internationales (les RIJ notamment), de se voir et échanger dans l’optique d’être encore plus fort et plus déterminés pour renverser ce système.

  • 1. Ernest Mandel, Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes. Éd. La Brèche, 1979.
  • 2. Jean-Paul Delahaye, Exceptions consolantes, un grain de pauvre dans la machine. Éd. de la librairie du labyrinthe, 2021.
  • 3. Lire à ce sujet Ludivine Bantigny, 1968, De grands soirs en petits matins. Éd. Seuil, 2018.
  • 4. Ernest Mandel, op. cit.
  • 5. Ernesto ’Che’ Guevara, Lettre à mes enfants, 1966.
  • 6. Lénine, Que Faire ?, 1903.
  • 7. Ernest Mandel, op. cit.
  • 8. Notre courant politique international a essayé à peu près toutes les formes d’organisation pour la jeunesse (secteur jeune, organisation, réseaux plus ou moins informel, etc.), sans qu’aucune ne démontre une efficacité supérieure. Chacune a des avantages et des limites. J’essaie ici d’en dégager les axes fondamentaux, quelles que soient les modalités effectives.
  • 9. Lénine, Les tâches des unions de la jeunesse, 1920.