La manifestation parisienne du 1er mai a été l’occasion, pour le pouvoir, de franchir un nouveau cap répressif. Une ville en état de siège, près de 18 000 contrôles préventifs, et des techniques de « maintien de l’ordre » qui apparaissent de plus en plus comme étant destinées à dissuader quiconque de revenir défiler dans la rue. À Paris et ailleurs, beaucoup se posent de plus en plus la question : pourra-t-on encore, demain, manifester en France ?
Si la question peut paraître provocatrice ou excessive, elle est bel et bien dans l’air du temps, et l’on ne peut guère douter de la sincérité de celles et ceux qui (se) la posent, et des craintes bien réelles que ressentent un nombre croissant de gens qui n’osent plus descendre dans la rue alors que, dans un autre contexte, ils et elles viendraient grossir les rangs des manifestations du samedi… et des autres défilés revendicatifs. Contrôles préventifs, violences policières, utilisation d'armes mutilantes, condamnations judiciaires, législation anti-manifestation : force est de constater que ces éléments ne font pas que s’additionner, mais forment, ensemble, un système cohérent, dont la finalité, malgré l’affichage sécuritaire, n’est autre que de décourager le plus grand nombre de participer à des manifestations.
Quelque chose a changé
La répression des manifestations n’est pas nouvelle. Mais les transformations qui se sont opérées ces dernières années, notamment depuis l’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015, sont spectaculaires. À Paris, et dans bien d’autres villes, il semble ainsi bien loin, pour ne pas dire révolu, le temps des « manifestations familiales » du 1er mai, où l’on pouvait défiler sans risquer de se faire gazer ou charger à chaque instant, et où les stands des organisations politiques étaient des endroits où l’on pouvait se retrouver, se restaurer et discuter, et non des lieux de refuge (précaire) face aux agissements violents des policiers et gendarmes.
Quelque chose a changé. L’autoritarisme est en marche, n’en déplaise à ceux qui nous répètent chaque semaine sur les plateaux des chaînes d’information que « la France est une démocratie » et qu’ « il ne faut pas tout mélanger ». On a parfois peur, ou honte, de (se) le dire, notamment lorsque l’on est militantE, mais il n’y a aucune raison de ne pas l’affirmer : la répression des manifestations a atteint un niveau sans précédent depuis le début des années 1960. Pour le formuler autrement : la quasi-totalité d’entre nous n’a jamais connu ça, et ça fait peur. Et lorsque l’on regarde le chemin parcouru au cours des 5 dernières années, on ose à peine imaginer ce que pourrait être la situation dans 5 ans si le rouleau compresseur n’est pas stoppé…
« J’ai cru qu’ils voulaient nous tuer »
« Nous ne pouvons pas bouger et nous nous prenons de plein fouet la pression de la foule tentant d’échapper aux coups de matraque. Soudain je sens et j’entends ma cage thoracique craquer. Je hurle. Je pense que je vais mourir là, écrasée par la foule, à cause de cette stratégie policière criminelle » ; « On voulait juste éviter de se faire gazer, de se prendre un projectile. C’était complètement fou : tout le monde voulait échapper à ce que faisaient les forces de l’ordre ! » ; « Je n’ai jamais eu aussi peur dans une manifestation » ; « J’ai déjà vécu des moments difficiles en manif. Mais jamais à ce point-là. J’ai cru qu’ils voulaient nous tuer » : les témoignages recueillis par Bastamag1 après la manifestation du 1er mai à Paris sont éloquents. Des milliers de personnes ont été prises dans une nasse géante, que les forces de répression ont, petit à petit, resserrée, gazant et matraquant à tout va, semant la panique et contraignant les gens à trouver refuge dans des commerces, des halls d’immeuble ou… la cour de la Pitié-Salpêtrière.
Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, les récits et les vidéos affluent, depuis Paris, Toulouse, Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Marseille, Rouen… qui confirment que nous sommes confrontés à une politique nationale, coordonnée, assumée par le pouvoir. Une politique violente, à l’image de la brutalité des contre-réformes d’un gouvernement pour qui l’anéantissement des droits démocratiques est le corollaire logique et même, dans une certaine mesure, la condition de possibilité, de la destruction des droits sociaux.
Crier au loup avant d’être dévorés
« Lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon. » Ainsi s’exprimait Georges Orwell, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, pour avertir que l’histoire ne se répète jamais à l’identique et que le fascisme, à l’instar de bien d’autres courants politiques, pouvait tirer les leçons du passé et muter, au moins en apparence, pour se démarquer formellement d’un héritage peu glorieux tout en conservant l’essentiel de ses caractéristiques. Il en va de même de l’autoritarisme, qui n’a pas besoin, pour se développer, d’instaurer le régime du parti unique, de mettre en place une police politique ou de jeter en prison l’ensemble de ses opposants.
Le pouvoir macronien ne peut évidemment pas être qualifié de fasciste, ce qui reviendrait à considérablement relativiser les singularités du fascisme, entre autres et notamment son obsession de la « régénération nationale » et de l’élimination des « dégénérés ». Mais l’affirmation selon laquelle, en France – comme dans bien d’autres « démocraties occidentales » –, l’autoritarisme est bel et bien en marche, est aujourd'hui difficilement contestable, à moins de vouloir s’accrocher à la métaphore-oxymore des « dérapages systématiques » ou d’oublier que la frontière entre quantité et qualité n’est pas étanche… « L'autoritarisme se traduit notamment par la primauté de l'exécutif et la restriction des libertés politiques », nous apprend le dictionnaire Larousse : une définition certes incomplète et peu dynamique, mais qui décrit une réalité dont les ressemblances avec le macronisme ne sont pas purement fortuites…
Mensonges d’État
La multiplication des mensonges d’État, au cours des dernières semaines, est symptomatique de cette tendance. Là encore, dira-t-on, rien de bien nouveau. Mais on ne peut manquer de relever que, du cas de Geneviève Legay à la récente affaire de la Pitié-Salpêtrière, la récurrence de la dyade négation des violences policières-inversion de la culpabilité fait elle aussi système. Confronté aux évidences, le pouvoir nie, le pouvoir ment, en conscience et effrontément, symptôme de sa crainte de laisser apparaître la moindre faille et, surtout, succession de réitérations quasi-pavloviennes de sa solidarité avec un appareil répressif duquel il est de plus en plus dépendant. Et l’on ne s’attardera pas ici sur cet autre indice qu’est le recours de plus en plus fréquent à une rhétorique toute orwellienne, par laquelle la guerre devient la paix, l’esclavage la liberté, l’ignorance la force et la répression la protection2.
Le développement de cet autoritarisme du 21e siècle n’est pas un accident de parcours. Répression policière, attaques contre la liberté de la presse et offensive contre les droits démocratiques font système, et sont un élément structurant du macronisme. Comme le soulignait Romaric Godin3, la conviction de Macron et de ses proches de détenir la « vérité » en matière économique, à savoir la nécessité de « briser les compromis du passé et de soumettre le pays, pour son "bien", à l’ordre économique », couplée à la faiblesse de leur base sociale, légitime en effet à leurs yeux un contournement, voire une destruction des cadres démocratiques : « Puisque le président de la République connaît la vérité, sait quelle est la bonne voie pour la France, il a le devoir, pour le bien de la France, de mener le pays dans cette voie, contre le désir du pays lui-même. Il lui faut faire le bonheur de "son" peuple malgré lui. »
Ni fatalisme ni relativisme
Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de France. La bonne nouvelle, c’est que des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes l’ont compris, qui refusent de tolérer l’intolérable, de plier face à la répression, de céder face à la stratégie de terreur du pouvoir. En retournant chaque semaine dans la rue et/ou en continuant de dénoncer les violences policières et la politique ultra-répressive du gouvernement, ils et elles font passer un message indispensable : « Nous continuerons de revendiquer, vous ne nous ferez pas taire ».
Mais le danger est bien là : celui de l’incorporation individuelle et collective de ces franchissements de cap et, partant, de la normalisation de l’intolérable. Ces processus sont malheureusement connus, par lesquels ce qui, hier encore, nous semblait inimaginable, devient petit à petit une norme, qui certes nous révolte, mais une norme tout de même. Sans tomber dans le fatalisme, il convient donc de combattre toute forme de relativisme : l’intolérable est là, et il y a urgence à ce que syndicats, associations, partis, collectifs, groupes de Gilets jaunes, et bien d'autres encore, s’unissent pour enrayer cette machine infernale. Pour la liberté de manifester, qui n’est déjà plus, aujourd’hui, un droit à défendre, mais à reconquérir. Avant qu'il ne soit vraiment trop tard.
Julien Salingue
- 1. Thomas Clerget, « "Tout le monde voulait échapper aux forces de l’ordre" : comment la machine policière a brisé la manif du 1er mai », 7 mai 2019, en ligne sur https://www.bastamag.net/Tout-le-monde-voulait-echapper-aux-forces-de-l-ordre-comment-la-machine
- 2. Exemple parmi bien d’autres, ce post Facebook de Christophe Castaner le 4 février dernier, veille du vote en première lecture, à l’Assemblée, de la loi dite « anticasseurs » : « Comme citoyen et comme militant, comme élu, j’ai moi-même participé à bien des manifestations. Et demain, si le besoin s’en fait sentir, je compte bien recommencer. C’est parce que je connais la réalité des manifestations que je défends cette proposition de loi en confiance et en sérénité. » Sic.
- 3. Romaric Godin, « Les origines économiques de l’autoritarisme d’Emmanuel Macron », 4 février 2019, en ligne (payant) sur https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/les-origines-economiques-de-l-autoritarisme-d-emmanuel-macron?onglet=full