« Avec la réforme des retraites, il y a de quoi faire sauter plusieurs gouvernements ». Alors qu’on lui remet le Livre blanc des retraites en 1991, voilà ce qu’aurait déclaré Michel Rocard, Premier ministre de l’époque.
Depuis plus de trois mois, l’intersyndicale composée de la CGT, de la CFDT, de FO, de la CFE-CGC, de Solidaires, de la FSU, de la CFTC, de l’UNL, de VL, de l’UNEF, de la FAGE, de la FIDL et du MNL chapeaute l’exceptionnelle mobilisation contre la (contre) réforme des retraites. Malgré l’importance d’une lutte qui a d’ores et déjà mis dans la rue des centaines de milliers de manifestantEs, malgré la durée exceptionnelle de cette mobilisation, le gouvernement reste droit dans ses bottes. Refusant toute forme de discussion et à fortiori toute modification de son texte, c’est Darmanin, le sinistre de l’Intérieur, qui est le seul « interlocuteur » des manifestantEs.
Une, des, stratégies
La politique de « guerre sociale » menée par Macron et son gouvernement a créé une situation partiellement inédite. Traditionnellement, face à la résistance aux offensives anti-sociales, le pouvoir accordait des concessions au moins symboliques qui offraient des portes de sortie à tout ou partie des directions syndicales, notamment à la CFDT. Rien de tel cette fois-ci, d’autant que Macron exhale en permanence son mépris.
Depuis le début du mouvement l’intersyndicale a régulièrement et essentiellement lancé des appels à des manifestations dans l’ensemble du pays. Avec, pour le 7 mars, un appel à « mettre le pays à l’arrêt » (sans préparation par un véritable plan à la hauteur de cet objectif). À l’intérieur de cet affichage unitaire, certaines des principales organisations engagées dans la lutte ont développé des propositions qui ne se voulaient pas antagonistes mais complémentaires. La direction de la CFDT, syndicat « majoritaire » (en statistiques d’élections professionnelles), s’est contentée de ces appels (tout en franchissant parfois la « ligne jaune » avec des appels à la médiation, cautionnés par Philippe Martinez). Un positionnement quelque peu contraint par le vote au dernier congrès de cette confédération en juin 2022 d’un amendement sur les retraites, adopté par les congressistes à 67,5 % des voix, contre l’avis de la direction confédérale, spécifiant : « L’allongement de l’espérance de vie ne peut justifier une augmentation de l’âge moyen de liquidation. » Dans les faits l’existence de ce « repère » a permis à des dizaines de milliers de militantEs et sympathisants de la confédération de se retrouver dans la rue, semblant vouloir faire oublier les défilades ordonnées lors de précédentes mobilisations. De même, la fédération cheminote de la CFDT s’est associée à celle de la CGT, de l’UNSA et de Sud Rail pour tenter d’organiser la grève reconductible dans leur secteur. En ce qui concerne la CGT, la direction confédérale a appelé à de nombreuses reprises à l’extension de la grève, notamment dans les secteurs déjà engagés dans la grève et dans tous ceux qui en avaient la possibilité. Les fédérations nationales des Ports et Docks, des Cheminots, des Industries Chimiques, du Verre et Céramique et des Mines Énergie affirment : « [elles] en sont convaincues : gagner passera par l’organisation méthodique et combinée entre les secteurs économiques, de grèves reconductibles dans les entreprises ». Un appel à la reconductible repris également par les éboueurs CGT de différentes localités. Dans l’éducation, Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, déclarait le 20 janvier : « La grève reconductible ne se décrète pas, elle s’organise avec les collègues », alors que deux syndicats minoritaires de l’Éducation, Sud Éducation et la CGT Éduc’Action, appelaient à une grève reconductible à partir du 31 janvier. Plus globalement, à partir du 9 mars, Solidaires « appelle à continuer de durcir ce mouvement social dans la durée, à maintenir et élargir les mouvements de grève reconductibles ». Les autres syndicats dont FO, la CFE-CGC ne prennent pas des positions différentes de l’intersyndicale. Alors que FO avait eu une posture plus radicale dans les précédentes mobilisations, sur les retraites notamment, en s’affichant presque systématiquement sur les positions et actions de la CGT. Localement, des assemblées sectorielles, soutenues par les organisations syndicales, notamment de l’éducation, ont pu appeler sur des secteurs géographiques plus limités à la reconduction et à la convergence. En complément des appels nationaux, se sont multipliés les manifestations locales, nocturnes, les blocages de zone industrielles, de plateformes logistiques. Toutes actions qui permettent à la fois aux plus convaincuEs de donner une visibilité à la mobilisation et à de nombreux/ses salariéEs d’affirmer le rejet massif, en dehors du périmètre des entreprises, des administrations, avec les précaires, des chômeurs/euses, des intermittentEs, etc. de leur rejet du projet de réforme, des méthodes du gouvernement et de toute sa politique.
Comparaison n’est pas raison
Au regard des positionnements rapidement évoqués ci-dessus, plutôt plus radicaux que lors de précédentes mobilisations et d’ailleurs largement suivis, comment expliquer que le gouvernement ne « lâche rien » ? C’est, outre les conditions d’accession au pouvoir de Macron, le contexte de crise économique qui rend plus pressante l’exigence de mater le mouvement social pour préserver les profits. Dans cette situation, on peut tenter des comparaisons avec de précédentes mobilisations et surtout de précédentes victoires pour comprendre les spécificités de la mobilisation actuelle.
La mise au rencart de la réforme systémique engagée en 2019, pourtant largement soutenue par la CFDT, a été certes la conséquence d’une puissante mobilisation de plusieurs semaines mais aussi provoquée par la crise Covid qui a détourné l’attention du gouvernement vers une autre guerre, contre le virus, armé du « quoi qu’il en coûte ».
2006, c’est l’exceptionnelle montée en puissance de la mobilisation de la jeunesse avec manifestations, blocages des lieux d’études, soutien des confédérations syndicales qui conduira Chirac à déclarer inapplicable la mise en place du CPE. Le CNE, issu du même projet de loi que le CPE, verra ses deux principales particularités (licenciement sans motif communiqué préalablement et période de consolidation de deux ans) déclarées contraires au droit international par l’OIT en novembre et sera souvent requalifié de droit commun par les tribunaux avant son abrogation par la loi en juin 2008.
En 1995, les enjeux du plan Juppé étaient multiples : un allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités pour les salariéEs de la fonction publique, mesure déjà appliquée sans résistance pour les travailleurs du secteur privé lors de la réforme Balladur de 1993 ; la détermination par le Parlement du budget de la Sécurité sociale visant à l’équilibre du système de protection sociale ; le blocage et l’imposition des allocations familiales et l’augmentation des cotisations maladie pour les retraités et les chômeurEs.
Cette double attaque, régimes spéciaux et prérogatives des organisations syndicales, provoque une résistance inédite qui se concrétise par, selon la DARES, plus de 6 millions de jours de grève dont près de 4 millions dans la fonction publique et plus de 2 millions dans les secteurs privé et semi-public et des manifestations dont la plus importante rassemblera, le 12 décembre, deux millions de personnes dans toute la France (le juppéthon). Le tout, malgré le soutien au plan Juppé par la CFDT et une partie du Parti socialiste. Une mobilisation puissante dans la fonction publique et largement par procuration dans le secteur privé. Et, au-delà, une ambiance dans le pays de débats, de contestation globale, qui se concrétise par des centaines de lieux de discussions et inscrit la mobilisation comme une page de victoire dans l’imaginaire du mouvement social.
À la mi-décembre, Alain Juppé annonce le retrait de sa réforme sur les retraites, la fonction publique et les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF). Mais toutes les autres mesures et dispositions (CRDS, PLFSS, ARS, ONDAM et… carte Vitale) seront mises en place fin décembre par ordonnances. Une réforme qui renforce le pouvoir des politiques (Parlement, ministères) et des administrations au détriment des « partenaires sociaux ».
C’est la mobilisation massive du secteur public entraînant la « mise à l’arrêt » et surtout la « mise à pied » du pays qui a fait la force, et la victoire partielle, de la mobilisation. Les manifestations sont structurées par les cortèges d’EDF-GDF, des cheminots, des salariéEs de la RATP, de la poste et des enseignantEs.
Les autres mobilisations (2003, 2010, 2016) ont combiné divers éléments comme des manifestations massives, des assemblées interprofessionnelles, des actions de blocages… mais la faiblesse de la grève et le décalage entre les milieux militants et la large majorité de la population ont conduit à des défaites malgré des mobilisations importantes.
Et aujourd’hui, alors ?
Certaines caractéristiques se sont perpétuées, voir amplifiées. Les difficultés pour faire grève dans le privé notamment qui s’aggravent avec les restructurations de l’appareil productif, le maintien du chômage, la montée de la précarisation, et les difficultés économiques des salariéEs. La répression qui a pris une autre dimension depuis la mobilisation contre la loi travail et celle des Gilets jaunes, commence à décourager la participation aux manifestations.
La désarticulation de l’ensemble du secteur public est d’autant plus sensible qu’il constituait la colonne vertébrale des mouvements précédents.
Mais il ne s’agit pas seulement d’enregistrer cette situation avec fatalisme. Si la bureaucratisation des organisations syndicales n’a pas fait de saut qualitatif notamment en matière de dialogue social, l’affaissement de ses forces dans le public n’est pas seulement dû aux politiques gouvernementales.
Les bases du mouvement syndical se sont constituées dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Une radicalité construite au regard de la guerre froide pour la CGT, à l’époque, largement dominatrice, un anti-communisme fondateur pour FO et un humanisme ouvert pour la CFTC devenant CFDT. Mai 68 engage une période différente. Dans le cours du débat au dernier congrès de la CGT, un délégué de la chimie a pu s’enflammer en déclarant « que dans notre sang coule celui de tous les révolutionnaires, de la Commune de Paris à Mai 68 ». Oubliant (ou ignorant) que la CGT s’est, en 68, battue de toute ses forces, contre les « gauchistes » pour empêcher que la grève, bien générale celle-là, n’ait d’autre débouché que le Programme commun de la gauche. De même la CGT s’est montrée méfiante voire défiante face aux multiples luttes de travailleurs immigrés des années 70 tout comme fort réservée sur les questions de l’avortement et de la contraception. Autant de secteurs du monde du travail qui resteront en marge du syndicalisme même si la CFDT a pu avoir une orientation plus adaptée. Si la CFDT s’est habillée provisoirement des atours de l’autogestion avec une certaine ouverture et radicalité, celles-ci sont remise cause dès 1976 avec la déclaration d’Edmond Maire dénonçant les « gauchistes » ceux qui « font la politique du coucou et mettent leurs œufs dans notre nid ».
Crises économiques, mondialisation du TINA (There Is No Alternative), accession au pouvoir de la gauche puis chute du mur de Berlin vont entrainer les deux principaux syndicats CGT et CFDT dans un maelström destructeur. Dans le sillage du PS pour l’une, du PCF pour l’autre, les deux confédérations vont accompagner les politiques des gouvernements de gauche, voire de droite pour la CFDT. Ces orientations vont entrainer la poursuite de leur perte d’audience et une désorientation des équipes militantes qui mènera certainEs à la création et au renforcement de la FSU ou de Solidaires et plus largement au découragement. Ce sont ces reculs tout à fait politiques ou comme on dit : « la perte des repères », qui explique en partie les défaites répétées dans les luttes contre les licenciements, les fermetures de sites comme dans la sidérurgie, le textile ou la forteresse ouvrière Renault de Billancourt fermée quasiment sans riposte. Et puis c’est surtout l’accompagnement des privatisations des entreprises publiques qui a les conséquences les plus significatives en termes de capacité de mobilisation. Des privatisations mal masquées, sous couvert d’entrée dans le capital, de participation moindre de l’État. « Privatisation négociée » à EDF-GDF selon le titre du livre d’Adrien Thomas1, ouverture du capital d’Air France sous le ministère du communiste Jean Claude Gayssot, changement de statut modérément combattu au travers d’une bataille parlementaire et d’une réforme non assise sur une mobilisation ou détournée vers un référendum ou une votation citoyenne (PTT/France Telecom/La Poste, SNCF).
Il faut noter aussi que le recul des syndicats s’est accompagné d’une présence de plus en plus ténue sur le terrain (accentuée récemment par les réformes des institutions représentatives) qui engendre souvent un recul de réflexes et de savoir-faire élémentaires (sortie de tracts, convocations de réunions, renouvellement des représentants) que la spontanéité et l’esprit de révolte de certains jeunes salariéEs ne remplacent pas en l’état actuel des choses.
Certes, on peut aujourd’hui s’interroger sur l’opportunité de caler des mobilisations-manifestations avec huit ou dix jours de distance, sur le refus de l’inter-syndicale de préparer et d’appeler franchement à la grève reconductible.
Le refus obstiné, à l’exception de Solidaires et localement de la FSU, de toute forme d’auto-organisation est quasiment consubstantiel du développement du syndicalisme, dans un mélange de préservation des acquis et de préservation des appareils. La prise en charge par les travailleurEs elles et eux-mêmes de leur lutte, seule capable de faire faire des sauts aux consciences, reste l’exception. On est encore bien en peine de solliciter une autre lutte significative que celle des Lip2 comme exemple de gestion démocratique d’une grève.
Attentisme, scepticisme, perte de repères ne sont pas seulement issus du poids de l’organisation capitaliste du travail, du poids de l’idéologie bourgeoise. La critique radicale de celle-ci (ou autrement dit les repères de classe) ne s’est dissoute que sous la double action des attaques multiformes de la bourgeoisie et de la capitulation qui est liée et assumée des organisations « ouvrières ».
C’est bien cette critique radicale qu’il faut remettre à l’ordre du jour, de façon large. C’est ce contenu qui doit constituer la colonne vertébrale de notre volonté de (re)construire un mouvement ouvrier non pas « idéal » mais qui retrouve ses repères, avec des pratiques de démocratie ouvrière. Le congrès de la CGT qui vient de se terminer montre que la voie est étroite entre prise en compte de l’ensemble des modes de domination de la bourgeoisie et retour aux formulations d’un passé si peu enviable, dans le cadre d’un débat démocratique. Le renouveau, notamment en termes de syndicalisation doit être l’occasion d’une remise en avant d’un syndicalisme de classe, de masse et démocratique.