L’interaction entre la classe et le parti est un point essentiel de toute stratégie révolutionnaire, car la première est l’agent principal de la révolution mais n’est pas révolutionnaire en temps normal, tandis que le second tente d’incarner les intérêts et la stratégie de cette classe, sans être – en temps normal – reconnu par celle-ci.
Mandel l’a abordé à plusieurs reprises, notamment dans différents textes regroupés en brochure puis, récemment aux éditions La Brèche, dans Lénine, la révolution et le parti. Le cœur du sujet est la capacité de la classe à acquérir une conscience révolutionnaire, et celle du parti d’être intimement lié à celle-ci. Mandel le synthétise par l’articulation entre intériorité et extériorité du parti vis-à-vis de la classe : le parti est relié à la classe, dont il tente d’être le représentant historique, mais il est aussi en dehors car résister aux pressions du système et aux fluctuations de la conscience nécessite de définir ses analyses et son programme de façon scientifique matérialiste, avec du recul. Tout en travaillant l’interaction entre théorie et pratique. Mandel pense en particulier l’articulation entre conscience, expérience et action.
Tenter de définir les classes
Ce travail nécessite de définir préalablement ce qu’on entend par prolétariat et son rôle dans le processus révolutionnaire. Daniel Bensaïd reprend la définition, qu’il estime « la moins mauvaise »1, de Lénine : « On appelle classe de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé par des lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par les modes d’obtention et l’importance de la part des richesses sociales dont ils disposent »2. Il propose donc d’inclure dans le prolétariat les catégories des « ouvriers d’industrie, employés du commerce, des banques et assurances, du service public, et salariés agricoles » mais de ne pas y intégrer, en plus de la bourgeoisie et de la « petite bourgeoisie traditionnelle », la « nouvelle petite-bourgeoisie » (« les cadres supérieurs et moyens, les journalistes et les agents de publicité, les professions libérales devenues salariées, les enseignants du supérieur et du secondaire, les enseignants du primaire (ce qui est au demeurant fort discutable) »). Pour Mandel « La division sociale du travail se réfère à des fonctions sociales qualitativement différentes, qu’en dernière analyse on peut réduire aux fonctions de production et d’administration (d’accumulation) », « la division de la société entre ceux qui produisent et ceux qui gèrent »3, cette division établissant différentes classes, entre les producteurs qui ne possèdent que leur force de travail (les prolétaires), les producteurs qui possèdent leur moyen de production, les différentes couches de la bourgeoisie et toutes sortes de « médiateurs » entre le capital et le travail (dont les chefs, les cadres, les politiciens et les dirigeants syndicaux locaux ou nationaux…), entre science, technique et production, entre production et réalisation de la plus-value…4
Quelles actions pour la classe révolutionnaire ?
Cette catégorisation est considérée comme – les contours des classes ne sont pas nets et peuvent fluctuer5 – mais donne un support objectif, social aux dynamiques militantes et révolutionnaires : « La révolution prolétarienne ne tend pas à remplacer une forme d’exploitation par une autre. Elle tend à abolir toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. […] Elle tend à l’orienter vers un but précis : la socialisation des moyens de production par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat »6, tandis que « le radicalisme petit-bourgeois tend à obtenir le maximum d’avantages égaux pour les petits artisans et les entrepreneurs dans le cadre de la société bourgeoise »7.
Il convient donc, dans la lutte, de renforcer ce qui contribue à la socialisation des moyens de production, ce qui s’oppose à l’État, ce qui renforce l’opposition à la classe dominante. Dans ses analyses, Trotsky insiste à plusieurs reprises sur le sens général dans lequel le prolétariat doit interagir avec les classes intermédiaires : « Le prolétariat en possession du pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme une classe émancipatrice »8, « l’union du prolétariat avec les masses opprimées de la petite-bourgeoisie du village et de la ville est possible uniquement par le renversement politique des partis traditionnels de la petite-bourgeoisie »9.
Ce que reprend Mandel : « La séparation nette entre le radicalisme petit-bourgeois et le mouvement politique de la classe ouvrière n’apparaît que par rapport aux buts historiques de ces deux forces sociales à la lumière de leur attitude envers les problèmes de la révolution. Seul le parti ouvrier peut inscrire sur son drapeau la révolution sociale la plus radicale de tous les temps, qui débute avec l’expropriation des propriétaires capitalistes et semi-féodaux des moyens de production, pour aboutir au dépérissement des classes, de l’État et de toute forme d’exploitation et de contrainte de l’homme par l’homme »10.
En effet, notre projet de société n’est pas le « Grand soir » révolutionnaire, mais la socialisation des moyens de production ou l’expropriation de la bourgeoisie, qui ne sont que des étapes dans le parcours révolutionnaire. Notre objectif est de transformer l’ensemble des rapports sociaux pour construire une société sans classe et sans État, une libre association des productrices et producteurs, selon l’adage « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». La révolution consiste en une immense force propulsive visant à ce que la dynamique transformatrice soit suffisamment forte pour ne pas se rétracter et éviter que « Quand une classe s’est emparée du pouvoir, une certaine partie de cette classe devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi qu’apparaît la bureaucratie »11.
L’auto-activité des masses est donc une question clé
Elle doit être à combinée à une conscience élevée des objectifs de la révolution : « Vous ne pouvez pas avoir une révolution socialiste dirigée à partir du haut, par un certain chef ou un groupe omniscient de chefs. Vous avez besoin des deux ingrédients de la révolution socialiste : le niveau le plus élevé de conscience possible, et le niveau le plus élevé d’auto-organisation et d’auto-activité par les secteurs les plus larges de la population. Tous les problèmes des relations entre une organisation d’avant-garde et les masses proviennent de cette contradiction de base »12.
Cette relation se noue essentiellement dans le cadre de l’auto-organisation. « L’ampleur de l’activité des masses, au moment de crises révolutionnaires, ne permet pas d’enfermer le processus historique dans le seul rapport réciproque “partis-masses inorganisées”. Toute crise révolutionnaire dans un pays même moyennement industrialisé a jusqu’ici presque toujours abouti à la création de formes d’auto-organisation des masses (soviets, conseils ouvriers), embryons du futur pouvoir prolétarien et instruments immédiats d’une dualité de pouvoir de fait »13. Cette préoccupation se prolonge dans les sociétés de transition : Mandel souligna que « seule l’activité et l’auto-organisation des travailleurs peuvent assurer le double dépérissement de l’État et du marché, précondition de tout avenir socialiste »14.
Conscience et idéologie
Cette conception est intimement liée aux dynamiques de la conscience de classe et de son évolution, à la contradiction entre les capacités révolutionnaires objectives (inscrites dans les rapports de production) de la classe ouvrière, à sa subordination quotidienne à l’idéologie bourgeoise et aux évolutions qui s’opèrent dans l’action.
Ainsi, la recherche par l’être humain de l’unité de la conscience et de l’être15 s’oppose à l’aliénation16, à l’organisation capitaliste de la production et, dans l’action, s’oppose à la concurrence capitaliste (entre les marchandises, les entreprises mais surtout entre les êtres humains) pour produire une solidarité et une conscience de classe, c’est-à-dire une conscience des intérêts collectifs d’une classe, différents de ceux des autres classes sociales.
De plus, loin de l’idée défaitiste selon laquelle la classe ouvrière aurait échoué dans son combat et sa mission historique, Mandel affirme que « l’histoire nous enseigne également que, périodiquement, les ouvriers se révoltent bel et bien contre la société bourgeoise, pas par cent, cinq cents, ou mille, mais par millions. […] Les ouvriers ne frappent pas chaque jour, ils ne peuvent pas le faire du fait de la place qu’ils occupent dans le fonctionnement de l’économie capitaliste. Le fait qu’ils ne peuvent survivre qu’en vendant leur force de travail rend cela impossible. Ils seraient vite affamés s’ils se révoltaient chaque jour. […] Il y a donc un développement cyclique de la combativité et de l’activité de classe qui est partiellement déterminée par une logique interne »17.
En période de passivité, la conscience recule face à l’idéologie dominante. Pour Mandel, parfois domine « l’immaturité subjective immédiate du même prolétariat – en fonction du poids de la misère, de l’aliénation, de l’abrutissement et surtout de l’asservissement à l’idéologie de la classe dominante qui résultent de la même condition prolétarienne »18.
Permanence de la conscience de classe
Mandel insiste donc sur le fait que c’est dans l’action que la conscience progresse et sur la nécessité de développer ce qui permet de la maintenir au niveau le plus élevé possible : « même dans sa forme la plus élémentaire, la lutte de classe spontanée des salariés laisse une trace dans le mode de production capitaliste : la conscience se condense, se concrétise dans l’organisation continue ». Pour lui, « l’avant-garde se distingue des majorités en ceci qu’elle n’abandonne pas, même entre deux points culminants de la lutte active, le terrain de la lutte des classes et qu’elle continue en quelque sorte la “lutte avec d’autres moyens”. Elle essaie de consolider les caisses de résistance apparues pendant la lutte en fonds de grève durables, c’est-à-dire en syndicats. Elle s’efforce de cristalliser et de renforcer la conscience de classe élémentaire née dans le conflit en éditant un journal ouvrier et en organisant des cercles de formation ouvrière. Elle constitue de ce fait le moment de continuité face à l’action de masse nécessairement discontinue, le moment de la conscience face au mouvement de masse qui est en soi spontané. C’est bien moins la théorie, la science, la compréhension idéelle de la totalité de la société que l’expérience pratique qui presse les travailleurs avancés sur la voie de l’organisation continue et accroît la conscience de classe »19.
Cette nécessité de combiner un lien très fort avec la classe, ses besoins à un instant donné, aussi ses préoccupations et objectifs de lutte, avec des objectifs propres, liées à la stratégie révolutionnaire, amène Mandel à formuler sa conception du parti : « Le bolchevisme, c’est donc à la fois l’affirmation de la stricte nécessité d’organiser les communistes en parti séparé, avec une discipline et une centralisation toute orientée vers le but révolutionnaire, et l’affirmation de la stricte nécessité de maintenir l’organisation de l’avant-garde intimement intégrée dans la classe, avec son mouvement et ses luttes propres et spontanées. Le bolchevisme, c’est à la fois la proclamation de la séparation de l’avant-garde d’avec la classe et de son intégration dans la classe. Comme tout ce qui existe, le bolchevisme est une unité des contraires. »20 Le parti doit se lier à la réalité, diverse et mouvante, de la classe ouvrière, sous peine de devenir une secte asphyxiée par la pratique de ses militant·es (souvent issu·es des couches supérieures de la classe, voire de la petite-bourgeoisie, les couches qui ont les moyens de militer) et de ses appareils (soumis à la pression des objectifs, dans le cadre du capitalisme, pour une organisation). Ainsi, selon Mandel, « les méfaits de l’organisation de petits cercles, reflétant “une étape très jeune et non mûre du mouvement ouvrier d’un pays”, ne peuvent être surmontés que par : “L’élargissement du parti vers des éléments prolétariens combiné au travail de masse ouvert” »21.Ainsi, le lien avec la classe passe en grande partie par l’insertion dans les organisations et les mouvements de masse de la classe.
Mais en même temps, le parti doit se protéger de l’influence de l’idéologie dominante sur la classe, qui fait dire qu’il y aurait trop d’étrangers, qui a fait dire aux Gilets jaunes « la police avec nous » avant de tester pratiquement l’effet des flashballs sur leur vision, etc. Trotsky indique sans nuance que « Toute lutte de fraction sérieuse dans le parti est toujours, en dernière analyse, une réfraction de la lutte de classe »22. Par là, avec Marx et Mandel, il veut signifier que l’idéologie dominante et les disparité sociales et politiques influent sur l’ensemble de la société, et y compris des organisations révolutionnaires et que le parti se doit, par le travail théorique, scientifique, matérialiste, d’y faire face, de développer son programme, sa stratégie, son analyse des évènements et des orientations tactiques à y développer.
- 1. Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif. Éd. Fayard, 1995.
- 2. Lénine, « La Grande initiative », Œuvres, t. XXIX. Éd. Moscou, p. 425.
- 3. « Sur la stratégie révolutionnaire en Europe occidentale », Critique communiste n°8-9, septembre-octobre 1976.
- 4. « Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne « (1970). Édité par La Brèche dans le recueil Lénine, la Révolution, le Parti, 2024.
- 5. « La division en classes est certes, en fin de compte, l’assise la plus profonde du groupement politique, mais c’est la lutte politique seule qui l’établit » (D. Bensaïd, « Lénine ou la politique du temps brisé », Critique communiste n°150, 1997).
- 6. Ernest Mandel, Sources théoriques et historiques du Parti bolchévik, Quatrième Internationale, 1953, réédité par La Brèche. 7) Idem.
- 7. Idem
- 8. 1905-1906, cité par lui-même dans « Trois conceptions de la révolution », 1939.
- 9. « Bolchevisme ou stalinisme », 1937.
- 10. Ernest Mandel Sources théoriques et historiques du Parti bolchévik, op. cit.
- 11. Idem.
- 12. « Sur les partis d’avant-garde », retranscription d’une communication orale faite par Ernest Mandel à l’occasion d’un colloque sur le Centenaire de Marx organisé à l’Université de Manitoba, Winnipeg, au Canada, le 15 décembre 1983. In Lénine, la Révolution, le Parti, op. cit.
- 13. « Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique », Praxis — revue philosophique, n°8, 1971. In Lénine, la Révolution, le Parti, op. cit.
- 14. « Les conceptions d’Ernest Mandel sur la question de la transition au socialisme », Catherine Samary, dans Gilbert Achcar (dir.), Le marxisme d’Ernest Mandel, 1999.
- 15. Franz Jakubowski, Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, 1976.
- 16. « L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet, s’oppose à lui, hostile et étrangère », Karl Marx, Manuscrits de 1844.
- 17. Ernest Mandel, Actualité de la théorie d’organisation léniniste à la lumière de l’expérience historique, 1971.
- 18. Idem
- 19. Ernest Mandel, Lénine et le problème de la conscience de classe prolétarienne, 1970.
- 20. Ernest Mandel, Sources théoriques et historiques du Parti bolchévik, op. cit..
- 21. idem
- 22. « L’opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party », in Trotsky, En défense du marxisme, 1939.