En revenant sur la stratégie argumentative qui préside à la présentation du fascisme par Mandel, cet article vise à mettre au jour les fortes singularités du marxisme d’Ernest Mandel : par ses intertextes, il s’agit de mettre en relief les thèses propres à Mandel, souvent implicites, et engager leur appréhension critique.
Les textes que l’on peut lire de Mandel sur le fascisme sont composés de textes qui commentent les travaux de Trotsky, de ses contributions sur la Seconde Guerre mondiale et le génocide des juifs d’Europe et de quelques textes de circonstances qui éclairent des controverses intellectuelles de son temps, avec Hannah Arendt par exemple. La contribution principale de Mandel sur le fascisme se trouve dans la brève préface qu’il propose aux textes de Trotsky sur le fascisme.
Mandel et le fascisme : passage obligé pour un trotskIste ?
Relire Mandel, c’est relire un intellectuel marxiste qui a eu la spécificité de moins s’inscrire dans le champ académique que la plupart des auteurs marxistes de son temps. L’aura particulière dont il dispose encore dans notre organisation ne tient pas seulement à sa stature et à son rôle dans la 4e internationale, ni même à ses apports réels marginalement employés dans nos orientations, mais correspond plutôt au prestige consécutif à une trajectoire militante rare : c’est en prenant appui sur son activité militante qu’il a engagé une large intervention dans le champ intellectuel – il incarne ainsi un des derniers avatars de ce modèle d’intervention politique, à l’instar d’un Tony Cliff dont il a été un rival sur de nombreux enjeux et qui est aujourd’hui également une référence de notre organisation1.
Le relire implique cependant également de faire droit à une spécificité du marxisme comme champ militant : tout en refusant de faire de quelques autorités des figures dogmatiques qu’il s’agirait de suivre en leur reconnaissant une autorité indiscutable voire intemporelle, la revendication d’une “orthodoxie” qui distingue et permet de s’inscrire dans un héritage victorieux fait office de légitimation des propositions originales des militant·es. En effet, si une analyse « actuelle » doit être produite à partir de l’analyse de coordonnées concrètes, factuelles, toute proposition peut également difficilement ne s’appuyer que sur l’autorité d’un génie individuel – d’autant plus que nous traquons, en trotskistes marqués de la critique anti-stalinienne, la « personnalisation ». Il faut dès lors balancer entre travail original et continuité d’un héritage qui ne « suffit jamais » à décider dans le fatras du monde concret actuel, ou, suivant la formule, « parmi les contradictions du capitalisme ».
Pour nous, lire attentivement les figures qui composent notre héritage militant requiert de se soucier de cette stratégie de réécriture et de réinterprétation constante pour pouvoir en prendre la mesure — l’idiosyncrasie que forme toute pétition de « fidélité » à la tradition devient ainsi la fondation de l’authenticité et la crédibilité de l’orientation nouvelle or les pétitions de retour à Trotsky sur le fascisme sont si nombreuses chez Mandel que l’innovation qui se trouve dans ses propositions en est d’autant plus palpable.
Si ses contemporains ne pouvaient s’y tromper, de même que nous ne pouvons que dresser l’oreille quand nous entendons une nouvelle référence à la cohérence entre une proposition nouvelle et « notre tradition », pour nous qui lisons parfois Mandel et Trotsky ensemble, il nous faut faire preuve d’une grande attention aux nuances qui les séparent.
« Thalheimer – Trotsky » : le procès de fascisation absenté ?
Dans son ouvrage de synthèse sur Trotsky, Mandel met en lumière le génie exceptionnel de Trotsky sur le fascisme qu’il situe dans la filiation directe de Marx. La théorie majoritaire du mouvement communiste « orthodoxe » était celle du fascisme comme étape du développement du capitalisme. Puisqu’il n’y aurait pas de différence de nature entre le capitalisme et le fascisme, aucune forme d’unité antifasciste avec le camp social-démocrate ne serait légitime – autrement dit, pas de front unique.
« Aucun autre théoricien n’a compris aussi clairement la nature du fascisme, la menace qu’il représentait pour le mouvement ouvrier et pour la civilisation humaine. Lui seul a averti à temps la classe ouvrière de ce danger, insistant sur la nécessité de le vaincre et définissant le type de résistance nécessaire. Il n’est pas exagéré de dire qu’à l’exception de La lutte des classes en France de 1848 à 1850 et du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, il n’existe aucune autre analyse marxiste des questions politiques et sociales contemporaines qui soit comparable en profondeur et en clarté aux écrits de Trotsky sur l’Allemagne de 1929 à 1933 […] La contribution marxiste la plus importante à la compréhension du fascisme, qui a conduit à des conclusions politico- tactiques similaires à celles de Trotsky, est la théorie d’August Thalheimer. Elle peut être résumée très brièvement comme suit : le fascisme est le stade final de la contre-révolution qui a commencé avec la défaite de la révolution allemande de 1918-19 et qui s’est caractérisée par une autonomie croissante de l’appareil d’État (le pouvoir exécutif). Il a défini cette autonomie comme du “bonapartisme”, en référence directe à l’analyse de Marx dans le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. »
Premier point de vigilance : la continuité de Marx à Trotsky, quoique revendiquée par Mandel, est rapidement compliquée par la référence à August Thalheimer. L’apparente contradiction, d’une page à l’autre du même texte, doit nous rendre attentif à ce rapide résumé. Pour Thalheimer, le bonapartisme et le fascisme sont très proches, définis tous deux comme formes de « dictature ouverte du capital » mais la domination de classe varie : pour Thalheimer, le bonapartisme marque une domination « incomplète » de l’appareil d’État, issue de l’incohérence entre la politique de la bourgeoisie et la situation matérielle – tandis que le fascisme correspond à une restauration de la domination de la bourgeoisie en phase avec un développement impérialiste.
La reconstruction de la théorie de Trotsky par Mandel, qui l’assimile à celle de Thalheimer et qu’on peut donc nommer « Thalheimer-Trotsky » s’inscrit dans une discussion critique. Pour Mandel, l’analyse théorique de Thalheimer aurait des défauts, qu’il relève, tandis qu’elle serait tactiquement comparable à celle de Trotsky. Pourtant, cette analyse binaire de la « non-contemporanéité » du bonapartisme qui serait résolue dans le fascisme ne se retrouve pas chez Trotsky, comme le souligne d’ailleurs Mandel lui-même. Le fascisme mobilise des éléments féodaux, et ne constitue dès lors pas une forme « purement » moderne – Mandel reconduit alors Trotsky à Tucholsky, mais aussi à Ernst Bloch, figures du marxisme dit « occidental » qu’il salue malgré de vives polémiques contre ces courants dans d’autres textes2. Il reste que l’emprunt à Thalheimer est donc lointain, puisque la logique globale de Trotsky (comme celle de Mandel) est contraire à celle de son prédécesseur. Pourtant, Mandel écrit que les propositions de Thalheimer « contiennent un germe de vérité » quoiqu’elles « manquent d’attention vis-à-vis des groupes fascistes et le cas échéant de l’appareil d’État fasciste [dont le but] est la destruction de toute forme d’organisation de la classe ouvrière ».
S’il rejoint effectivement les admonestations de Trotsky à la formation d’un front unique, Trotsky quant à lui affirme précisément que c’est bien la tactique qu’il faudrait revoir chez Thalheimer. Dans son texte de 1935, L’État ouvrier, Thermidor et le Bonapartisme, il critique précisément la manière dont la bureaucratie vise à saper les capacités d’organisation de la classe ouvrière – dans un État « bonapartiste ». En d’autres termes, contrairement à l’appréciation qu’en propose Mandel, Trotsky souligne que la spécificité du fascisme n’est pas la lutte contre l’auto-organisation de la classe ouvrière puisqu’un État bonapartiste se charge déjà de la lutte, y compris physique, contre l’auto-organisation de la classe ouvrière.
Pourquoi Mandel s’appuie-t-il alors sur la proposition de Thalheimer ? La distinction qu’apporte Mandel avec la proposition de Trotsky, à travers sa critique plus large de « Thalheimer-Trotsky », s’explique par le public de Mandel : il s’oppose, « dans les cercles de gauche » à la « théorie du fascisme rampant » qui empêcherait d’identifier la place d’un « État fort » tandis que les analyses de Trotsky insistent sur la transformation rapide d’un État bonapartiste en État fasciste. L’objectif de Mandel est dès lors de retrouver en Trotsky une autorité pour s’opposer à une interprétation « gauchiste » de sa situation politique – alors même que Trotsky, précisément, faisait de sa propre analyse une posture « gauchiste » face à l’analyse qu’il jugeait droitière de Thalheimer. Autrement dit, Mandel se situe en contradiction avec Trotsky puisqu’il soutient l’importance de l’« État fort » alors que Trotsky présente l’insistance sur la caractérisation d’un « État fort » comme une forme d’aveuglement.
L’impératif tactique qui était probablement celui de Mandel ne doit pas être l’objet d’un sursaut de fidélité : si la discussion ne peut que consonner avec nos propres interrogations sur la qualification de la période – que nous avons globalement effectivement tranchée en faveur de la mise en évidence de la « fascisation » si bien qu’il se pourrait que nous soyons nous-mêmes plus proches des groupes de gauche (et de Trotsky ?) que de la position de Mandel, nos coordonnées politiques ne sont pas les mêmes.
L’hypothèse « Mandel-Trotsky » : un cycle économique du fascisme
Lisons encore. Paradoxalement, l’introduction du recueil Comment vaincre le fascisme n’est rien moins qu’introductive car elle présente un cadre interprétatif propre aux analyses soutenues par Mandel. Elles sont l’occasion pour lui de mettre en évidence sa propre conception de la dialectique matérialiste, d’une part, et d’autre part de proposer une analyse économiciste du fascisme.
La présentation des textes de Trotsky est l’occasion de la reconstruction de son argumentation, qui correspond à un certain nombre de positionnements politiques, sous la forme d’un raisonnement qui met en relief l’enchaînement de six propositions. A travers cette mise en forme, il présente une « totalité close et dynamique » qui représente une application concrète, en situation, de la reconstruction de la dialectique du matérialisme historique par Mandel. Dans son Introduction au marxisme, ce dernier en effet propose une synthèse complexe et originale entre les vues d’Engels et de Lukács – malgré l’opposition de Lukács à Engels.
Si on ne peut ici s’attarder sur la singularité de la notion de « dialectique matérialiste » telle qu’elle est élaborée par Mandel, il faut néanmoins rappeler que cette analyse de la « totalité » est rien moins que dialectique elle-même, quoiqu’elle se dise « dynamique ». En effet, chez Mandel, « chaque élément est pourvu d’une certaine autonomie » tandis que chez Lukács, le caractère « dialectique » du matérialisme historique implique de penser non des variables indépendantes au mouvement propre ensuite organisé dans une totalité complexe qui les ramasserait, si bien que les parties seraient « autonomes ». C’est pourquoi il me semble plus pertinent de parler, en vue d’une clarification, de « cycle », chaque élément interdépendant permettant de « déduire » et de préciser un développement historique.
De fait, la spécificité de cette vision de la dialectique de Mandel est que les contradictions se situent de manière « interne » à chaque élément, qui reste autonome et qui dispose de son propre développement : le mouvement dialectique ne « forme » pas le tout, comme chez Lukács, il reste situé dans chacun des éléments si bien que certains facteurs peuvent être « indépendants » du reste du développement matériel, et même, peu déterminants.
Cette présentation de la « totalité » à laquelle correspond la théorie du fascisme de Trotsky pour Mandel met en évidence la primauté du fait économique – la crise du capitalisme d’âge mûr – et sa manière d’impacter la classe dominante, la bourgeoisie, puis, en raison de l’affaiblissement de la bourgeoisie, le recours à une classe « intermédiaire », la petite-bourgeoisie, dont il distingue la fraction active dans les ligues fascistes de l’ensemble de la classe, pour enfin l’opposer au prolétariat. Finalement, l’écrasement de la résistance du prolétariat permet la restauration de la domination de la grande bourgeoisie et le renouveau impérialiste, caractéristique du développement économique bourgeois.
Un antifascisme sans antiracisme ?
L’analyse de Mandel repose dès lors sur une vision économiciste du fascisme : en dernière instance, le fascisme est intégralement ramené à l’intérêt de la grande bourgeoisie. Cette présentation correspond en creux à la réponse que présente de manière plus explicite ailleurs Mandel sur la question de la responsabilité de la classe ouvrière : pour Mandel, la « participation » du prolétariat au projet fasciste est mineure et ne correspond pas à un élément pertinent d’intelligence de la situation politique : le « déclassement », idéologiquement formulé par le racisme, et même les acteurs des violences ne seraient qu’adventices face aux intérêts de la grande bourgeoisie
Pour Mandel, il s’agirait de ne pas se tromper sur les responsabilités, et, en butte au développement de la Schuldfrage autour des Mitlaüfer du nazisme, il insiste fortement sur la place de la résistance, et en particulier de la résistance communiste au fascisme – à laquelle il a lui-même participé. Cette posture n’est pas seulement politique, elle est personnelle : à la fin de sa vie, Mandel témoigne avec une forme de candeur dans le documentaire de Chris van Hond, Mandel, Une vie pour la révolution, de sa naïveté face au danger fasciste quand il explique avoir alors vu comme des « opportunités militantes » ses déportations en Allemagne quoiqu’il était juif communiste.
Si expliciter les spécificités de l’anti- racisme de Mandel justifierait une contribution plus longue, il importe de ne pas négliger le large constat de son insuffisance. Dès 1989, le colloque organisé par Gilbert Achcar pour rendre hommage à Mandel, Norman Geras, alors militant de la 4e Internationale et membre du conseil éditiorial de la New Left Review, s’inquiétait de la minimisation du génocide des Juifs d’Europe. Aujourd’hui, c’est certainement là la démarcation la plus importante qui nous éloigne de la posture de notre prédécesseur : la lutte antiraciste, qui doit permettre de préserver non tant le mouvement ouvrier que la vie des premiers concernés par la montée du fascisme, doit être le cœur de notre contribution au front unique. Face à un mouvement social divisé mais dont la conscience du danger est croissante, il nous importe de tourner l’ensemble des énergies vers l’unification dans la résistance la plus radicale aux compromissions racistes qui fondent le consentement, voire la participation, à la fascisation.
- 1. En 2002 puis en 2004, les organisations françaises proches du SWP britannique avaient en effet rejoint la LCR, puis se sont engagées dans le NPA. Si les évolutions internes d’une partie de ces militants se sont faites en dehors du NPA et que cette continuité est aujourd’hui très informelle, cette sensibilité reste présente aujourd’hui dans l’organisation. Elle correspond notamment à 1/6e de son comité exécutif.
- 2. On pourra ici se référer à l’introduction du texte de Simon Saissac, qui reprend le diagnostic partagé avec Anderson sur ce thème – qui répondait notamment chez Mandel à l’objectif tactique d’opposition au structuralisme du PC.