Fin 1919, se tient à Moscou le deuxième congrès de Russie des organisations communistes des peuples de l’Orient, qui rassemble plus de quatre-vingts délégués représentant, en proportions diverses, les minorités nationales musulmanes des différentes régions de l’« Orient russe » : Tatarstan, Bachkirie, Turkestan, Azerbaïdjan, etc. Le jour de l’ouverture, Lénine présente un discours.
Si, soutient-il, c’est aux bolcheviks qu’est revenue la tâche héroïque « d’ouvrir une brèche dans le vieil impérialisme », « une tâche plus neuve et plus grande encore » attend les masses laborieuses d’Orient : « sur la base de la théorie et de la pratique générales du communisme, il vous faut, en vous adaptant aux conditions spécifiques inexistantes dans les pays d’Europe, apprendre à appliquer cette théorie et cette pratique là où la paysannerie forme la masse principale […]. Il vous faudra poser ces problèmes et les résoudre à l’aide de votre expérience propre »1.
Une politique de la traduction
L’application-adaptation de la théorie et de la pratique communistes que les peuples d’Orient ont encore à réaliser par eux-mêmes est un travail original de traduction, articulant universalité et particularité au lieu de les opposer, et qui doit être réalisé, au cas par cas, sur la base des conditions et des expériences singulières d’oppression et de lutte : « Il s’agit […] de traduire dans la langue de chaque peuple la véritable doctrine communiste »2. L’opérateur de cette traduction, le médiateur universel rendant possible la propagation de la révolution au-delà des frontières de la Russie soviétique, à l’est comme à l’ouest, c’est la forme soviet elle-même, un mot, soutient Lénine, que chacun, quelles que soient sa nationalité et sa langue, comprend immédiatement.
Le message est sensiblement le même dans un courrier adressé par Lénine aux communistes du Caucase en 1921, où il les enjoint à comprendre « la nécessité de ne pas copier notre tactique, mais de la modifier après mûre réflexion, en fonction des conditions concrètes », et ainsi à « créer du nouveau » en s’efforçant « d’appliquer chez [eux] non la lettre, mais l’esprit, le sens, les enseignements de l’expérience de 1917-1921 »3 ; une formule qui répète presque mot pour mot, en la déplaçant un peu plus vers l’est, l’injonction lancée deux décennies plus tôt dans Que faire ? à traduire en Russie la théorie et la pratique du mouvement révolutionnaire d’Europe occidentale.
Cet impératif de traduction est réaffirmé par Lénine à l’occasion du IIe congrès de l’Internationale communiste à l’été 1920, comme en témoigne le rapport qu’il rédige à l’issue des débats de la commission nationale et coloniale. Une question décisive s’est posée, dit-il : « Comment appliquer la tactique et la politique communistes dans des conditions précapitalistes ? » Question à laquelle les délégués, parmi lesquels, précise-t-il, de « nombreux représentants des pays coloniaux », ont répondu en arguant de la nécessité d’œuvrer à l’établissement de soviets paysans. Le fin mot de la traduction de l’organisation soviétique est l’acclimatation de la forme soviet elle-même aux conditions spécifiques de l’Orient. Cette thèse, réitérée par Béla Kun le mois suivant au premier congrès des peuples de l’Orient à Bakou, porte un coup fatal aux vieilles prémisses évolutionnistes, étapistes, de la IIe Internationale – auxquelles Lénine était resté fidèle jusqu’à la Première Guerre mondiale – en indiquant la possibilité pour les pays « arriérés », de « parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste »4.
Cette topique de la traduction est celle que retrouveront, en s’inspirant de Lénine ou par leurs propres moyens, les grands théoriciens et militants marxistes non-européens du 19e siècle, du moins ceux qui n’auront pas été infectés par le développementalisme stalinien, de José Carlos Mariátegui en Amérique latine à C.L.R James dans la Caraïbe et aux États-Unis, en passant par Jacques Roumain en Haïti et bien d’autres. Nul mieux sans doute que Trotski, à l’exception peut-être de Gramsci, n’a résumé la substance des politiques léniniennes de traduction. Il l’a fait en 1924, lors d’un discours au troisième congrès de l’Université communiste des travailleurs de l’Orient : « Au moment des événements décisifs, les étudiants de l’Université communiste des peuples d’Orient diront : “Nous sommes présents. Nous avons appris une chose. Nous savons non seulement comment traduire les idées du marxisme et du léninisme dans les langues de la Chine, d’Inde, de Turquie et de Corée ; nous avons aussi appris comment traduire les souffrances, les passions, les besoins et les espoirs des masses travailleuses d’Orient dans le langage du marxisme.” »5
Le cas du Turkestan
Dans le rapport du deuxième congrès de l’Internationale, Lénine précise que la question de l’application de la théorie et de la pratique communistes en contexte précapitaliste s’est posé, imposé même, non dans la perspective, plus ou moins lointaine temporellement et géographiquement, de l’exportation de la révolution dans l’Orient sous domination impériale occidentale, mais en relation avec la tâche urgente de décolonisation de l’Empire russe lui-même, de sa destruction ou de son dépérissement, et plus précisément avec le travail réalisé par « les communistes russes dans les colonies qui ont appartenu à la Russie comme le Turkestan et autres »3. Le Turkestan avait été conquis et annexé dans la deuxième moitié du 19e siècle pour ensuite être soumis à un régime colonial au sens le plus strict. Au Turkestan, les occupants-colons (Russes, Juifs et Arméniens et autres), divisés selon des lignes nationales-ethniques dans le reste du pays, faisaient figure unie d’Européens face aux indigènes musulmans. La structure spatiale de Tachkent, capitale de la région, scindée en une « vieille ville » musulmane et une « ville nouvelle » blanche, suffisait à témoigner de ce clivage typiquement colonial, ce qui avait déjà conduit Lénine à qualifier le Turkestan d’« Algérie russe »6.
Il n’en reste pas moins que Lénine, tout en insistant lourdement sur le fait que la traduction du communisme en Orient ne peut être que l’œuvre des communistes d’Orient eux-mêmes, en tant que « force révolutionnaire indépendante »7, passe entièrement sous silence les efforts déployés depuis 1917 par les communistes nationaux musulmans, issus pour une part du jadidisme, grand mouvement réformateur moderniste-musulman. Ceux-ci avaient trouvé dans la rhétorique anti-impérialiste des bolcheviks, fondée sur la réciprocité et la convertibilité de la lutte des classes au sein des nations oppressives au centre, et des luttes d’émancipation des nations opprimées dans les périphéries, un langage qu’ils entendaient bien voir pris au pied de la lettre. Or ils n’avaient nullement attendu les instructions venues du centre pour en appeler à nationaliser la révolution, à en opérer la traduction en contexte colonial et semi-colonial. On se réfère souvent à cet égard au communiste tatar Mirsaid Sultan Galiev, mais si on se concentre sur le cas du Turkestan, c’est une autre figure majeure qui se détache, celle de Tourar Ryskoulov, jeune homme né en 1894 dans l’actuel Kazakhstan, qui avait rejoint le camp communiste en 1918 avant de devenir l’année suivante président du Bureau musulman (Musburo).
À la cinquième conférence régionale du Parti communiste au Turkestan, en janvier 1920, le Musburo, au terme d’un bras de fer avec les communistes-colons russes, qui avaient jusque là eu la mainmise sur les organisations révolutionnaires locales, parvient à imposer une série de mesures visant à garantir la plus large autonomie pour la jeune République soviétique du Turkestan, dont est acté le changement de nom en « République turcique » et celui du Parti en « Parti communiste des peuples turcs ». Le processus d’internationalisation de la révolution, fusionnant lutte sociale et lutte anticoloniale, semble alors irrésistiblement engagé. Mais les communistes musulmans vont vite déchanter avec l’arrivée le mois suivant à Tachkent de Mikhaïl Frounze, l’« enfant du pays », fils de colons né en 1885 à Bichkek – capitale de l’actuel Kirghizstan – et commandant de l’Armée rouge au Turkestan. Si Frounze se montre intransigeant à l’égard des russes ethniques qui, revendiquant avoir été les instigateurs de la révolution au Turkestan, voient d’un très mauvais œil les concessions faites par les représentants du pouvoir central, réunis au sein de la Turkkomissia, aux indigènes musulmans, il n’en rejette pas moins catégoriquement les résolutions prises lors de la conférence dans la mesure où elles risquent de faire voler en éclats toute forme de centralisation économique, politique et militaire ; une centralisation qui reste indispensable dans une période où les prétentions de la puissance impériale britannique sur la région n’ont pas disparu et où la menace de l’insurrection des rebelles musulmans, les Basmatchis, pèse encore fortement.
Quelques mois plus tôt, Ryskoulov avait fait remarquer qu’autrefois les puissances impérialistes, dont la Russie, envoyaient dans les colonies leurs meilleurs « exploiteurs et fonctionnaires », des hommes qui considéraient que n’importe quel ouvrier de leur nation était « le représentant d’une culture supérieure à celle des indigènes, un prétendu Kulturträger ». Il n’allait pas tarder à déclarer que cette pratique était restée en vigueur après 1917 : « Au Turkestan, il n’y a pas eu de révolution d’Octobre. Les Russes ont pris le pouvoir et c’était terminé. À la place de quelque gouverneur est assis un ouvrier et c’est tout. » Dans une lettre à Lénine de mai 1920, Ryskoulov assure que deux groupes, « les indigènes coloniaux exploités » et les Européens, continuent de s’affronter au Turkestan : « La révolution d’Octobre au Turkestan aurait dû être menée sous le slogan non seulement du renversement du pouvoir bourgeois en place, mais aussi de la destruction définitive de tout l’héritage laissé par les pratiques colonialistes de l’administration tsariste et des koulaks. »8 Cela n’a pas été fait : le Turkestan reste un territoire colonisé.
À la veille du deuxième congrès de l’Internationale, Lénine avait esquissé une série de thèses préliminaires sur la question nationale et coloniale en demandant aux « camarades » de lui faire part de leurs remarques et observations. On connaît les réponses que lui avaient adressées Tchitcherine, Preobajenski, ou encore Staline, moins la lettre « sur la situation en Kirghizie et au Turkestan » signée par Ryskoulov, Nizametdine Khodjaïev, Akhmet Baïtoursynov et le dirigeant bachkir Akhmet Zeki Validov. Déclarant que la révolution « nationale russe », ayant eu lieu dans un pays au « passé impérialiste répugnant », attend encore d’être « transformée » en une révolution véritablement « internationale », les auteurs soutiennent qu’il est impossible « de libérer les paysans indigènes pauvres du joug des colons par la main de ces mêmes colons ou par celle d’un pouvoir local qui s’appuie sur ces mêmes colons. Dire qu’une telle libération est possible revient à dire que l’est la libération des travailleurs par la main des capitalistes. » C’est pourquoi le pouvoir soviétique doit accorder sa confiance aux communistes d’Orient, les traiter en « égaux », car « ce dont il y a besoin est de l’aide, pas de la coercition »9. Nous ne savons quelle fut la réponse de Lénine à cette lettre, profondément accusatrice, mais qui ouvrait néanmoins la voie à des formes originales, qu’on pourrait qualifier de décoloniales, d’alliance à parts égales entre le pouvoir soviétique et les communistes musulmans d’Orient.
Ryskoulov se montrera moins revendicatif dans son intervention au congrès des peuples de l’Orient à Bakou au mois de septembre. S’appuyant sur le mot d’ordre d’« union du prolétariat occidental avec le courant révolutionnaire oriental » prôné par la IIIe Internationale, il déclare cette union n’est possible qu’à condition de reconnaître que le mouvement révolutionnaire en Orient, quoique « revêtant un caractère communiste », ne peut être « purement communiste » : ce sera d’abord un « mouvement national » à caractère « petit-bourgeois » visant l’unification de « l’Orient tout entier » pour devenir ensuite un mouvement social de nature essentiellement « agraire »10 ; manière subtile de dire qu’il ne faut pas précipiter les choses, mais laisser, temporairement, la direction de la révolution en Orient à la petite-bourgeoisie nationale radicale, c’est-à-dire aux communistes nationaux musulmans eux-mêmes, position que défendait également Sultan Galiev et qui était mise en péril par l’établissement des soviets paysans.
En marge du congrès, Ryskoulov soumet avec vingt autres délégués une résolution dans le but de « corriger » les abus du pouvoir soviétique en Orient. Négligeant les principes établis par le Parti communiste lui-même, les communistes russes des périphéries, peut-on lire, ont imaginé que leur tâche était « d’abolir au plus vite “l’autonomie” des peuples d’Orient – en dépit du fait que cette autonomie n’avait pas encore eu le temps de se développer ». Cette politique, venant s’ajouter à la perpétuation de l’oppression exercée par les colons à l’encontre des indigènes, a naturellement conduit ces derniers à se représenter les communistes locaux à l’image des gouverneurs tsaristes qui les avaient précédés. Règne de surcroît à l’égard des organisations communistes musulmanes une méfiance permanente leur interdisant toute initiative, leur déniant toute agentivité. Quant au mot d’ordre d’autodétermination nationale, il a quasiment été abandonné au profit d’une tactique autorisant l’Armée rouge à susciter des révolutions factices. Suit une série de recommandations, incluant l’établissement de partis communistes indigènes indépendants et le soutien à tous les mouvements révolutionnaires, nationalistes compris. En résumé, si le congrès de Bakou représenta indéniablement un grand « moment d’espoir »11 et d’authentique fraternisation, il fut aussi un moment de révélation, au grand jour, des puissants conflits couvant, ou ayant déjà éclaté, entre le pouvoir soviétique et les musulmans des frontières orientales de l’ex-Empire tsariste.
Décentrer le regard
Nous aurions pu ici tâcher de montrer que Lénine lui-même s’accordait en grande partie avec les critiques formulées par Ryskoulov et ses pairs ; qu’il n’y avait pas condamnation plus féroce du chauvinisme grand-russe, « chauvinisme de grande-puissance », que la sienne ; qu’il enjoignait aux communistes russes des périphéries à faire preuve de la plus grande prudence, le mot ne cesse de revenir dans sa bouche, à l’égard des minorités musulmanes, et en particulier à ne pas offenser leurs sentiments religieux ; qu’il ne cessait d’en appeler à mettre fin à la psychologie et aux pratiques coloniales qui continuaient de produire des effets délétères en Asie centrale, ce qui impliquait d’« égalis[er] la propriété terrienne des Russes et des étrangers avec celle de la population locale » sur tout le territoire du Turkestan, en restituant aux indigènes les terres dont ils avaient été expropriés par les colons12 ; qu’enfin, il insistait, comme Ryskoulov, sur la portée mondiale que revêtait le processus révolutionnaire au Turkestan, en tant que champ d’expérimentation du communisme en « pays arriéré » et preuve donnée aux musulmans de l’Orient non-russe du caractère réellement, et non seulement intentionnellement, anti-impérialiste de la Russie soviétique.
Si nous ne l’avons pas fait, c’est parce que nous désirions décentrer le regard, exposer le point de vue des communistes musulmans eux-mêmes. Mais c’est aussi parce que, qu’on le veuille ou non, aux moments décisifs, en particulier en mai-juin 1920, à la veille des congrès de l’Internationale et de Bakou et à l’occasion de réunions entre le Politburo, la Turkkomissia et les communistes musulmans, dont Ryskoulov, Lénine n’a pas voulu prendre la défense de ces derniers et revendiquer leur droit inconditionnel à une autodétermination pleine et entière. On peut bien sûr trouver des explications, voire des justifications, conjoncturelles à une telle résistance. Mais on peut aussi penser qu’elle possède des racines beaucoup plus profondes, sans avoir pour cela à accuser Lénine de duplicité. Car on ignore généralement qu’avant 1917 Lénine n’avait pas seulement problématisé, sur le plan politique, le droit à l’autodétermination nationale et la nécessaire conjonction révolutionnaire de la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie avec les guerres nationales. Il avait aussi, dès le tournant du 19e siècle, théorisé, sur le plan économique cette fois, la non moins nécessaire colonisation intérieure des confins, orientaux notamment, de l’Empire, l’expansion géographique du capitalisme en Russie comme condition non moins nécessaire que son futur renversement par les forces qu’il avait engendrées, ce qui lui faisait considérer, à la suite de Herzen, les marges de l’Empire, dont la Sibérie et l’Asie centrale, comme une nouvelle Amérique13. Dans cette perspective, qu’il avait maintenue explicitement jusqu’à 1915, le point de vue des minorités nationales comptait pour rien. C’est cette contradiction qui aurait ressurgi, dans le contexte du communisme de guerre et sous une forme « soviétique », marquant par là même ses dernières positions sur la révolution en Orient d’une ambivalence constitutive, voire d’une aporie. La reprise, exigée par Lénine au lendemain de la guerre civile – malgré les réserves exprimées par des membres de la Turkkomissia – de la monoculture du coton au Turkestan, fondée sur la division typiquement coloniale entre centre industriel et périphéries agricoles, en témoigne avec éloquence. Aux yeux de Lénine, la propagation et la consolidation du socialisme – ou ne serait-ce que la simple survie du régime soviétique – ne pouvaient aller sans réinvestissement des infrastructures matérielles-économiques de l’impérialisme et, de fait, sans réactivation des logiques coloniales d’extraction des ressources des périphéries. Cette ambivalence fondamentale était en quelque sorte déjà contenue dans la notion paradoxale, mais encore riche de promesses, avancée par Lénine dès 1915, de « centralisation non impérialiste »14.
En 1921, Lénine livre un dernier combat dans les affaires du Turkestan, en prenant avec ardeur la défense de Georgui Safarov, figure révolutionnaire iconoclaste et injustement méconnue, dans le conflit qui oppose celui-ci à Tomski, envoyé en « exil » au Turkestan après la controverse sur les syndicats de 1920, et, au-delà de lui, à Staline, Commissaire du peuple aux nationalités. Né en 1891 d’une mère polonaise et d’un père arménien, Safarov, arguant de l’impossibilité de l’application de la NEP dans les conditions du Turkestan, préconise la mise en place de comités de paysans pauvres (kochtchi), le partage immédiat entre ces derniers des terres et propriétés des koulaks et l’accélération du processus de différenciation de classe au sein de la population musulmane d’Asie centrale. Exhortant à l’expropriation des colons expropriateurs et mettant en garde contre toute tentation de transposer à l’identique la révolution soviétique en situation coloniale, ce qui ne produirait qu’un seul résultat, à savoir « unir les masses exploitées avec les exploiteurs », Safarov n’en appelle pas moins non seulement à une alliance du prolétariat russe et des minorités nationales, mais aussi à la synthèse de la lutte des classes et des luttes nationales-anticoloniales au sein des minorités nationales elles-mêmes. Or paradoxalement, du moins a posteriori, l’inquiétante conclusion à laquelle il parvient est la suivante : « Le prolétariat d’Occident aidera les travailleurs de l’Orient de ses connaissances, de sa technique et de ses forces organisatrices. Les républiques soviétistes paysannes fourniront à l’industrie socialiste d’Occident les matières brutes et le combustible qui lui sont nécessaires. La voie du salut pour l’industrie européenne […], c’est la colonisation socialiste de l’Orient »15... une colonisation supposément étrangère à tout exercice de la force, de la contrainte.
Sans doute Lénine ne partageait-il pas l’empressement de Safarov à « forcer » la différenciation de classe au Turkestan. Reste que Safarov, dans sa volonté d’œuvrer à la soviétisation de la région tout en brisant la domination russe d’une main de fer, dans son désir de libérer les musulmans pauvres tout en assurant la centralisation de la production, peut être considéré comme le seul véritable disciple de Lénine en Asie centrale… ou du moins comme celui qui révélait au grand jour ce qui risquait d’être la conséquence ultime des politiques léniniennes de désimpérialisation, à savoir, donc, la colonisation socialiste de l’Orient. Il semblerait que Lénine, ici comme dans d’autres occasions, ait eu conscience de ce grave danger, d’où son appel répété à ne pas se précipiter, à opérer une « transition plus lente, plus prudente et méthodique au socialisme »2. Reste néanmoins que cette politique de la prudence, aussi louable soit-elle, n’était en dernière instance qu’un symptôme : l’aveu de l’impossibilité, en l’état, de toute synthèse « dialectique » entre centralisation soviétique et décentrement anticolonial. Cette contradiction constitutive ne pouvait manquer d’opérer comme principe de limitation interne du processus de traduction de la théorie et de la pratique révolutionnaires dans lequel Lénine avait sincèrement, il n’y a pas de raison d’en douter, placé tous ses espoirs.
Matthieu Renault est professeur en Histoire critique de la philosophie à l’Université Toulouse Jean-Jaurès. Il est notamment l’auteur de Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale (2011), L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie (2017) et, en collaboration avec Olga Bronnikova, de Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour (à paraître en mars 2024). On peut compléter la lecture de cet article par celle de « La révolution décentrée. Deux études sur Lénine » sur le site de la revue Période.
- 1. Lénine, « Rapport présenté au IIe congrès de Russie des organisations communistes des peuples d’Orient, 22 novembre 1919 » [1919], Œuvres, Paris/ Moscou, Éd. sociales/ Éd. du progrès, 1976, t. 30, p. 157-160.
- 2. Lénine, « Rapport présenté au IIe congrès de Russie des organisations communistes des peuples d’Orient, 22 novembre 1919 » [1919], Œuvres, Paris/ Moscou, Éd. sociales/ Éd. du progrès, 1976, t. 30, p. 157-160.
- 3. Lénine, « Aux camarades communistes d’Azerbaïdjan, de Géorgie, d’Arménie, du Daghestan et de la République des peuples du Caucase du Nord » [1921], Œuvres, t. 32, p. 336-338.
- 4. Lénine, « Rapport de la commission nationale et coloniale, 26 juillet » [1920], Œuvres, t. 31, p. 248-252.
- 5. Léon Trotsky, « Perspectives et tâches en Orient. Discours pour le troisième anniversaire de l’Université communiste des peuples d’Orient » [1924].
- 6. Lénine, « La paille dans l’œil du voisin » [1917], Œuvres, t 24, p. 584.
- 7. Lénine, « Rapport présenté au IIe congrès de Russie des organisations communistes des peuples d’Orient, 22 novembre 1919 » [1919], Œuvres, Paris/ Moscou, Éd. sociales/ Éd. du progrès, 1976, t. 30, p. 157-160.
- 8. Tourar Ryskoulov, cité par Adeeb Khalid, Making Uzbekistan. Nation, Empire and Revolution in the Early USSR, Ithaca, Cornell University Press, 2015, p. 108-109.
- 9. Lettre de Ryskoulov, Khodjaïev à Lénine sur la situation en Kirghizie, au Turkestan du 12 juin 1920.
- 10. Le 1er congrès des peuples de l’Orient, Bakou 1920, Paris, La Brèche/Radar, [1921], 2017, p. 142-146.
- 11. Ian Birchall, « Un moment d’espoir : le congrès de Bakou en 1920 », Contretemps web, 12 septembre 2012.
- 12. Lénine, « Projet de décision du bureau politique du CC du PC(b)R. Sur les tâches du PC(b)R au Turkestan » [1920], Œuvres, t. 42, p. 196-197.
- 13. Voir Matthieu Renault, L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie, Paris, Éd. Syllepse, 2017, p. 19-36.
- 14. Lénine, « Le prolétariat révolutionnaire et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1915, Œuvres, t. 21, p. 427.
- 15. Georgui Safarov, « L’Orient et la révolution », Bulletin communiste, 2e année, n° 17, 28 avril 1921, p. 292.