Publié le Mercredi 6 octobre 2021 à 14h11.

« Il n’y a pas de politique de santé vis-à-vis des usagerEs de drogues, juste de la répression »

Entretien avec Fred Bladou, administrateur de l’association Gaia et membre de SOS Addictions, à propos de la gestion de la situation des usagerEs de crack à Paris après leur expulsion du 19e arrondissement vers la porte de la Villette, près de Pantin.

Peux-tu nous parler de la situation des usagerEs de crack qui ont été « déplacés » des jardins d’Éole à la porte de la Villette ?
La situation d’usage de crack à Paris, par des personnes extrêmement précaires, désocialisées, qui vivent dans la rue, n’est pas une situation nouvelle. C’est une situation que l’on connaît depuis une vingtaine d’années, ce qui signifie que la situation actuelle aurait pu être anticipée, ce qui n’a pas été le cas. On aurait pu mettre en place depuis une vingtaine d’années des mesures d’accompagnement et de prise en charge de ces usagerEs, plutôt que de laisser cette situation pourrir en raison de l’inefficacité et du manque de volonté politique des pouvoirs publics. Depuis une vingtaine d’années, la seule chose qui a été faite est en effet de déplacer les groupes d’usagerEs d’un site à un autre. Au total, c’est 20 ans de chasse aux usagerEs, et aucune solution réelle.

Si on regarde la situation dans Paris ces deux dernières années, il y a avait plusieurs scènes, dont la scène Stalingrad et la « colline du crack » porte de la Chapelle. Et un beau matin, peu de temps avant les municipales, Darmanin a décidé d’envoyer ses troupes porte de la Chapelle pour chasser les usagerEs, alors que Gaia, avec l’association Aurore, avait reçu des financements pour la mise en place d’une salle de repos, voire d’une salle de consommation à la Chapelle. Ce qui a provoqué exactement ce que l’on avait prévu : le nombre d’usagerEs à Stalingrad s’est retrouvé multiplié par deux. Après cela, les riverains ont protesté, et on le comprend bien sûr, car quand on a 200, 250 voire 300 usagerEs de crack dans la rue c’est une situation particulièrement tendue, génératrice de violences… C’est à ce moment-là que la mairie de Paris a décidé d’ouvrir les jardins d’Éole, dans le 19e, pour les usagerEs de crack. Une décision inconsidérée, arbitraire, en pleine vacances d’été, une décision délirante : plutôt que de permettre l’ouverture de structures de prévention des risques, réservées aux usagerEs de drogue, avec des financements, des dispositifs pérennes, des solutions ­d’hébergement, on a déplacé les gens.

Jusqu’à la porte de la Villette…
Oui, car cela a continué, puisqu’il y a évidemment eu de nouveaux problèmes avec les riverains aux jardins d’Éole, et donc là un nouveau déplacement de force vers la porte de la Villette, avec la construction d’un mur entre Pantin et Paris, et de fait la construction d’un ghetto d’usagerEs de drogue.

Ce n’est pas une manière de faire, ce n’est pas comme ça que l’on fait de la santé publique. Je travaille auprès d’usagerEs de drogues, de produits, depuis 20 ou 30 ans, et je le dis clairement : on ne peut pas faire de la santé publique en restreignant la liberté de circulation des gens, en les enfermant, en les murant en plein Paris… C’est indigne.

On voit que d’un côté l’État, la préfecture, et de l’autre la mairie de Paris, n’assument rien, et se renvoient sans arrêt la balle. Personne ne prend ses responsabilités ?
Tout à fait. Cela fait 20 ou 30 ans qu’ils jouent à ce jeu, ils se renvoient la balle et personne ne prend ses responsabilités. La mairie de Paris va dire « Ce n’est pas de ma faute, je n’y peux rien c’est une prérogative du ministère de l’Intérieur, ou du ministère de la Santé », et le ministère de la Santé répond qu’il n’y peut rien car c’est une prérogative de la maire… Et résultat, la seule réponse apportée depuis une vingtaine d’années c’est une réponse de pénalisation accrue.

C’est l’occasion de rappeler le contexte français, qui est très spécifique, avec une des politiques les plus dures, les plus répressives d’Europe, et dans le même temps une consommation accrue, de nouveaux usagerEs, avec la France en tête au niveau européen. Cela montre bien l’inefficacité totale de leur politique répressive, prohibitionniste, qui a un impact ridicule sur les trafics, on voit bien que la drogue rentre, qu’on peut la trouver sans problème, avec des prix accessibles. La stratégie prohibitionniste est illusoire et mensongère.

Cela impose une réflexion sur la politique des drogues en France. Il n’y a pas de politique de santé vis-à-vis des usagerEs de drogues, juste de la répression. Il faut absolument sortir de ce tout-répressif qui ne mène qu’à des catastrophes. La politique prohibitionniste consistant à proclamer « la drogue c’est mal », ou comme l’a récemment fait Darmanin, « la drogue, c’est de la merde », ne permet en aucun cas de traiter des problématiques de santé publique. On n’est pas au café du commerce. On a des gens qui souffrent, on a des familles qui souffrent, on a des riverains qui sont en souffrance. On parle de personnes, d’êtres humains, on n’est pas en train de parler, comme le font Dati, Pécresse et d’autres personnalités politiques conservatrices, de « crackeux ». On parle de femmes et d’hommes qui sont dans la rue et qui ne peuvent pas s’en sortir comme ça. Mais ces gens, les Dati, Pécresse et autres, parlent d’ouvrir des centres de sevrage forcé, fermés, autrement dit de prisons. Ce qui est déjà ce qu’on fait depuis 20 ou 30 ans puisque la seule « réponse » que l’on a pour les usagerEs de drogue c’est de les envoyer en prison dès qu’ils commettent le moindre petit délit.

Que faudrait-il faire alors ?
On est dans un système qui est arrivé en bout de course, et on voit bien, quand on regarde d’autres pays européens, qu’il y a des alternatives, avec un nombre important de salles de consommation qui ont ouvert, des réformes de la politique des drogues comme au Portugal, qui ont donné de très bons résultats, où on ne punit plus les usagerEs comme s’ils étaient des délinquants, mais chercher à les accompagner, avec un vrai accompagnement médical, un accompagnement social.

On est tous fous de rage en ce moment. ActeurEs de la réduction des risques, professionnelEs des addictions, on est tous fous de rage. On a besoin de volonté politique, on a besoin que le ministère de la Santé prenne des décisions et s’y tienne. Là on vous annonce qu’on va ouvrir des salles de consommation mais, à chaque fois qu’un lieu est évoqué, il y a une levée de boucliers et une récupération malsaine et sordide de la droite qui, quand elle a fini de taper sur les migrantEs ou sur d’autres minorités, tape sur les droguéEs.

On a travaillé sur le « plan crack », avec des acteurEs de la prévention et de la réduction des risques, des associatifs et la mairie de Paris. Un plan ambitieux, qui prévoyait l’ouverture de salles de consommation, un accès à des logements, une augmentation de la prise en charge médicale, avec en tout cas un accès aux soins facilité, pour des personnes qui sont souvent très éloignées des soins. C’était un plan ambitieux. Mais il s’avère aujourd’hui que ce plan n’est pas mis en place. Le petit jeu politique continue entre, d’un côté, la maire de Paris Anne Hidalgo et, de l’autre, l’État avec Lallement ou Darmanin, en plus on est en pleine période électorale, entre les municipales et la présidentielle…

Moi je fais de la santé publique, je ne fais pas de la morale. Je ne suis pas prêtre, je ne suis pas candidat à droite, donc les discours sur le thème « la drogue c’est mal », très peu pour moi. Mon problème c’est la santé, la sécurité, le bien-être des gens.

Si on veut régler la problématique des usagerEs de crack dans le nord-est de Paris, il faut impérativement des solutions de logement, d’hébergement d’urgence, déjà pour désengorger ces quartiers. Ce sera un premier pas vers une situation un peu plus digne, une amélioration de la qualité de vie, un accès aux soins. Il faut par ailleurs que nos associations de prévention et de réduction des risques soient soutenues par l’État. Il faut regarder le rapport de l’Inserm sur les salles de consommation, et en tirer les conclusions : il faut ouvrir des salles de consommation ! Au total, il faut réformer complètement la politique des drogues.

Propos recueillis par Diego Moustaki