Entretien. Au moment où la psychiatrie revient dans le débat public avec des luttes radicales (Le Rouvray, Le Havre, Amiens...) et qu’a été lancé un « Printemps de la psychiatrie », nous avons rencontré Jean-Pierre Martin, psychiatre, à l’occasion de la sortie de son livre « Émancipation de la psychiatrie » (18 euros, éditions Syllepse). Il a été psychiatre de service public dans le nord de la France, puis à Paris. Il est membre fondateur de l’association Accueil et fait partie du comité européen Droit, éthique et psychiatrie . Il est l’un des animateurs de l’Union syndicale de la psychiatrie (USP). Il a déjà publié « Psychiatrie dans la ville » (Eres, 2000) et « la Rue des précaires » (Eres 2011).
Le rôle de l’institution psychiatrique a toujours oscillé entre soins apportés à des personnes en souffrance et protection de la société contre la « déviance », supposée « dangereuse », par -l’enfermement et le contrôle.
La médecine des aliénés s’est instaurée comme soin par l’enfermement, à la suite de la Révolution française qui reconnait la curabilité partielle de la folie, à partir de ce qui reste de « raison » du fou. Cependant, l’acte libérateur de Pinel et Pussin de désenchaînement des fous est subverti par la réforme du code pénal de 1810 qui le déclare non-jugeable, puis la loi du 30 juin 1838 qui organise son traitement spécifique par un établissement par département. Le soin par l’enfermement est donc la réponse de la raison d’État républicaine, dont le critère dominant est la supposée « dangerosité du fou », qui rejoint ainsi la notion de classe dangereuse. Cet enfermement n’a jamais cessé et reste le dénominateur commun de toutes les politiques d’État.
En quoi les nouvelles formes de contrôle diffèrent-elles de celle de l’asile psychiatrique d’autrefois ?
L’évolution actuelle de la psychiatrie est celle de sa médicalisation par les neurosciences et les médicaments. En devenant maladie mentale puis souffrance psychique, les réponses d’enfermement de la folie s’étendent à des groupes entiers de population. La loi du 27 juin 1990, qui prétend réformer cette politique d’enfermement, ne fait que l’étendre à tous les soins psychiques, et la loi sarkozyste du 5 juillet 2011 la généralise en instaurant une forme de garde à vue préliminaire de 72 heures et des programmes de soins contraints jusqu’au domicile. La médicalisation est donc instrumentalisée comme outil de contrôle social, au nom de la protection des victimes, là où la loi de 1838 l’annonçait comme -protection du fou.
Quelle relation avec le contrôle social généralisé qui s’étend sur la société ?
Cette sur-aliénation sociale de la maladie mentale est celle de l’évolution du capitalisme vers celui d’une finance mondialisée. Les États sont le bras politique de cette domination. Les restructurations permanentes des services publics, pour en faire des entreprises rentables, dans une concurrence public-privé, s’accompagnent d’un contrôle social généralisé individuel qui casse la notion de collectif. L’enfermement des « déviants » et des opposants à ce cours en est l’expression. Il est frappant de voir l’enfermement être utilisé aujourd’hui comme technique de la répression policière par les « nasses » de groupes de manifestants et la mise en « garde à vue » systématique. De même, la première répression des migrants exilés est la remilitarisation des frontières et les centres de rétention avant le renvoi.
La « psychiatrie de secteur » fut, pendant des années, la référence d’un service public de santé proche et gratuit : comment expliquer son effondrement brusque ?
Le secteur psychiatrique, pensé par Lucien Bonnafé comme inscription du soin psychique dans la vie citoyenne, a été dévoyé dans sa mise en œuvre en 1960 vers l’aménagement économique du territoire. Son application obligatoire après Mai 68 a été une nouvelle forme de contrôle social. S’il a permis des expériences alternatives d’ouverture du soin au sein de la société, il est aujourd’hui soumis, avec la création des territoires de santé, en 2003, et la création des pôles en 2007, qui ont engagé le démantèlement du secteur. Les lois hospitalières de 2009-2015 ont complété les précédentes mesures, comme politique d’articulation public-privé. Le secteur devient ainsi l’outil d’un appareillage idéologique de régulation économiste et sécuritaire du territoire. Sa refondation démocratique est donc l’alternative d’un service public de proximité d’intérêt général.
La question de l’éthique a un rôle central dans ta réflexion, pourquoi ?
La résistance et l’émancipation ont comme premier objet le retour à une réelle éthique soignante de la relation au patient. Elle est celle du travail de psychothérapie institutionnelle comme transversalité de la psychothérapie individuelle, extensive à toutes les structures de soin de secteur psychiatrique. L’éthique soignante participe de ce fait avec sa spécificité de toute éthique sociale. L’humanité du sujet, ses droits et son accès à la citoyenneté sont les principes de toute société démocratique. Elle s’oppose absolument aux précarisations généralisées actuelles de la société capitaliste. Les droits des patients sont donc un élément fondateur de cette éthique soignante.
Ton livre ne se limite pas aux constats, il entend dégager une alternative pour « l’émancipation de la psychiatrie », en s’appuyant sur les meilleurs acquis du passé. Peux-tu en tracer les grandes lignes ?
Les tentatives d’émancipation du passé sont un déjà-là à actualiser. François Tiosquelles a déclaré : « Nous sommes dans une aliénation généralisée, et nous ne le savons pas. » Se réapproprier sa formule est donc le moment de redonner toute sa place à la psychothérapie institutionnelle et à un secteur de psychiatrie généraliste sur un territoire de citoyenneté. La réappropriation est soignante et sociale face aux politiques de management néolibéral sans réelle démocratie. Ce livre tente de mettre en perspective toutes les formes d’auto-organisation qui combattent cette précarisation psychique généralisée du sujet. Il met en évidence la nécessité de mettre fin à l’enfermement par un recours exceptionnel à la privation de liberté. Cet acte doit relever dès le départ de l’autorisation d’un juge judiciaire (le juge des libertés et de la détention), le préfet ne pouvant être qu’un des tiers.
Que nous disent les luttes actuelles de l’état de la psychiatrie ?
Ces luttes ont permis un début de prise de conscience générale de l’état dramatique de la psychiatrie publique. La souffrance au travail qui en résulte en est une cause majeure. Celle-ci est le produit de la mutualisation et de la fermeture de structures par un management du moindre coût, des financements par programmes de réinsertion dans la vie commune, de la restructuration des métiers en professionnalités multiples, d’une mobilité incessante avec les diminutions d’effectifs soignants qui mettent fin à toute continuité des soins. Elle est une crise destructrice de l’éthique soignante. Les grèves du Rouvray, du Havre, d’Amiens… montrent que le modèle de l’autoritarisme administratif du management néolibéral est susceptible de reculs. Les grèves actuelles en défense d’un réel service public, posent la question : quelle psychiatrie ? Ce livre tente de penser ce qui fait émancipation dans toutes ses formes, avec l’auto--organisation démocratique du mouvement gréviste et les solidarités concrètes locales d’autres travailleurs, d’élus politiques locaux et de la population, en particulier de représentants d’associations de familles et de patients. Il met en perspective des transitions vers une émancipation politique de la psychiatrie, dont la dimension démocratique passe par la réappropriation d’une délibération, décision, action démocratiques qui s’adresse à l’ensemble de la société. Le mouvement « Printemps de la psychiatrie » porte cette utopie concrète.
Propos recueillis par Jean-Claude Laumonier