Publié le Dimanche 28 juillet 2013 à 16h07.

Santé, médicaments et industrie... Les scandales du profit

Des scandales sanitaires à la pelle

Le gouvernement préconise 2,5 milliards d’économies supplémentaires pour l’assurance maladie, en baissant notamment le prix de certains médicaments. La sécurité sociale a pourtant remboursé sans rechigner pendant des années – et le fait sans doute encore – des médicaments dangereux. Quelques tristes exemples…

Commençons par le récent scandale du Mediator. Les laboratoires Servier qui le fabriquaient ont vendu ce médicament pendant 33 ans (1976-2009), en dissimulant les risques qu’il entraînait. En effet, le Mediator est un produit de la même famille que l’Isoméride et le Ponderal, deux coupe-faim retirés du marché dans plusieurs pays depuis 1997 à cause de leurs effets indésirables graves.

Cette molécule, la fenfluramine, est associée à deux maladies graves et potentiellement mortelles : l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) et la valvulopathie cardiaque. La notice du Mediator ne mentionnait ni ces risques graves ni sa proximité avec la fenfluramine. Une tromperie qui a entraîné l’empoisonnement de millions de personnes et le décès de près de 2 000 d’entre elles, à cause de « criminels à col blanc » comme les appelle Irène Frachon, le médecin qui a porté cette affaire sur la place publique.

Affaires en sérieL’exemple des prothèses PIP est aussi frappant. Jean-Claude Mas a fabriqué et distribué pendant 10 ans des prothèses avec un gel de silicone industriel non réglementaire meilleur marché : des économies estimées à un million par an. Cette escroquerie a été découverte fin 2009 par un chirurgien qui a constaté un taux plus élevé de rupture des enveloppes des prothèses. En outre, pour beaucoup des 30 000 femmes victimes, cela s'ajoutait à la mastectomie suite à un cancer du sein. Mas et quatre de ses associés ont été condamnés à 4 ans de prison ferme.Le Distilbène a été prescrit dès les années 50 aux femmes enceintes ayant subi des fausses couches. Dès le début, des études mettaient en doute son efficacité. Il sera retiré du marché américain en 1971. Il faudra attendre 1977 pour l'interdiction en France. Résultat : 59 % des femmes dont les mères ont été traitées sont aujourd’hui stériles.En mai 2013, on apprend que 650 patients seraient porteurs de prothèses orthopédiques non certifiées, fabriquées par le laboratoire Ceraver. Ce dernier est également accusé d’avoir fait des essais sur l’homme sans autorisation.Récemment, c’est la pilule Diane 35 qui a défrayé la chronique. Commercialisée en 1982, elle a été prescrite pendant des années comme contraceptif (sans autorisation pour cette indication) alors que c’est un médicament contre l’acné. Elle vient d’être retirée du marché alors que les risques de phlébite et d'embolie qu'elle peut provoquer sont connus depuis plus de dix ans : sept fois plus que pour une femme sans traitement et trois à quatre fois plus qu'avec une pilule de 2e génération. Certaines mourront d’embolie pulmonaire. Autre nouvelle dénonciation : les pilules récentes dites de 2e et 3e génération pourraient multiplier par deux les risques d’embolie pulmonaire par rapport aux plus anciennes.

L'argent ou la recherche ?Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive… Le propos n’est pas ici de dire que tous les médicaments sont des poisons dangereux et inutiles. Mais cela montre que les laboratoires pharmaceutiques fonctionnent comme n’importe quelle entreprise où les profits sont une priorité : ils représentent en moyenne 30 % du chiffre d’affaires. Les laboratoires vendent leurs produits environ quatre fois plus cher que leur coût de production. Le poste le plus important est celui de la vente, de l’administration qui représente 27 % du chiffre d’affaires, alors que les dépenses de recherche et de développement n’atteignent que 16 %.Laisser à des entreprises privées la fabrication de médicaments ou de prothèses est dangereux. Elles doivent être nationalisées sans indemnités et placées sous le contrôle de la population de toute urgence.

Isabelle LarroquetL’état garant de la santé publique ?

Face aux scandales à répétition, tous les gouvernements l’ont tour à tour juré : l’État va renforcer son contrôle et se porter garant de la santé publique. Au vu de la multiplicité des instances mises en place, on aurait aimé les croire…

Si la liste est longue et les sigles nombreux, force est de constater que, depuis des années, ce prétendu « contrôle » est pour le moins perméable aux intérêts d’industriels et financiers dénués de scrupules. Qu’il s’agisse de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) chargée de délivrer les fameuses autorisations de mise sur le marché (AMM), de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSPS), de la Haute autorité de santé (HAS) ou de l’Agence européenne du médicament (EMA), Servier et d’autres n’ont guère eu à s’en plaindre : seul le combat courageux et militant de quelques uns, dont Irène Frachon, a permis de stopper certains scandales, tandis que beaucoup d’autres regardaient ailleurs.Quant aux médicaments finalement retirés du marché comme tout dernièrement le Tetrazepam (Myolastan), il a fallu de bien longues années pour s’apercevoir qu’ils comportaient des risques graves.Il faut dire qu’il existe des liens certains entre « experts » de ces organismes de contrôle et l’industrie pharmaceutique (révélés en particulier par la revue médicale indépendante Prescrire). Comme le soulignait récemment Didier Ménard, président du Syndicat de la médecine générale, à l’AFP : « Quand ces instances conseillent la prudence, elles ne se donnent pas les moyens d’être entendues. L’Agence du médicament conseillait dès 2001 de ne pas prescrire les pilules de 3e génération en première intention et l’HAS en 2007. Face à la pression des laboratoires pharmaceutiques, ces avis n’ont pas eu d’effet ».

Une grande familleLes pressions de l’industrie pharmaceutique s’exercent tout au long de la chaîne : des cabinets médicaux squattés par les « commerciaux » des labos… jusqu’aux ministères.La presse a récemment évoqué les relations entre Cahuzac et les labos pharmaceutiques, alors même qu’il était « conseiller médicament » du ministre de la Santé Evin à la fin des années 80. Plus près de nous, Roselyne Bachelot est devenue ministre de la Santé après avoir passé 12 ans dans l’industrie pharmaceutique. Une industrie qui n’a pas eu à se plaindre de sa gestion de la crise de la grippe H1N1 : 94 millions de doses commandées, dont 50 millions seront finalement retournées et 19 millions incinérées !Quant à Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères de Sarkozy (et ancien ministre de la Santé PS), il a profité de sa position au Quai d’Orsay pour vendre ses « conseils » à des sociétés privées au moment de la réforme du secteur de la santé du Gabon et de la Côte d’Ivoire. Quant à son frère, Gérard Kouchner, PDG du Quotidien du médecin (qui dépend financièrement de la publicité de l’industrie pharmaceutique), il a dû s’expliquer devant la commission du Sénat sur le Mediator concernant le silence de son journal au moment de la publication du livre d’Irène Frachon. Sa réponse, cynique et « décomplexée », avait alors été : « Nous ne faisons pas dans les chiens écrasés. »Face au « contrôle » exercé par l’industrie du médicament, c’est un contrôle militant de la population, des usagers et des professionnels de santé, en collaboration avec les salariés de l’industrie pharmaceutique, qu’il est urgent de construire.

Isabelle Ufferte

International : « soyez nos cobayes, payez ou crevez »

En février 2005, le ministère de la Santé du Cameroun suspendait les essais cliniques du Ténovir, un médicament destiné à traiter le VIH-sida. Ces tests, autorisés en janvier 2003, étaient effectués sur plusieurs centaines de prostitués de Douala.

Celles-ci étaient encouragées à se livrer à des rapports sexuels sans protection et touchaient 4 euros chaque fois qu’elles se présentaient auprès des expérimentateurs de Family Health International, qui agissait pour le compte des laboratoires américains Gilead. Personne n’y trouvait à redire, ni la Fondation Bill Gates qui participait au financement de l’opération, ni l’OMS, ni les autorités américaine ou camerounaise... jusqu’à ce que le scandale éclate, déclenché par de courageux journaliste locaux relayés par un reportage télé de France 2 et des manifestations d'Act Up.

Le cynisme des trustsCette opération ignoble est assez symbolique de la politique des grands labos pharmaceutiques vis-à-vis des peuples des pays pauvres et de l’Afrique en particulier. Car il ne s’agit pas d’un cas isolé : Gilead a procédé à des tests du même genre dans plusieurs autres pays africains et au Cambodge. De même, en juillet 2007, le géant Pfizer était accusé d’avoir procédé en 1996 à des essais d’un médicament anti-méningite sur des enfants nigérians... dans le cadre d’une « opération humanitaire », sans que leurs parents soient avertis des risques. Selon la plainte déposé devant la justice nigériane, plusieurs centaines d’enfants auraient souffert d’effets secondaires très graves : surdité, paralysie, troubles de la parole, lésions cérébrales et cécité.On pourrait multiplier les exemples, parmi lesquels un des plus catastrophiques fut l’expérimentation, dans les années quatre-vingt, d’un contraceptif injectable sur des femmes analphabètes qui ignoraient qu’elles participaient à des essais. Le cynisme des labos alla même jusqu’à interrompre le traitement dont bénéficiaient des femmes atteintes de lésions précancéreuses au niveau des vertèbres cervicales pour voir comment progressait la maladie (1)...

Étouffer la production pharmaceutique localeLes populations déshéritées intéressent les labos des grands États impérialistes comme cobayes pour élaborer des produits destinés à la clientèle aisée des États occidentaux. Sur 1223 nouvelles molécules mises sur le marché entre 1975 et 1997, seules 13 étaient dédiées à des maladies tropicales... et cinq d’entre elles concernaient la recherche vétérinaire. Quasiment rien contre le paludisme qui fait un million de morts par an, ou contre certaines formes de diabète dont 90 % des cas mondiaux se concentrent en Inde et en Chine (2).Les trusts pharmaceutiques privent volontairement les populations locales des médicaments indispensables pour préserver leurs profits. Les tarifs des traitements sont en effet hors de portée des vingt-deux millions d’Africains porteurs du VIH, lesquels représentent pourtant 65 % des victimes de ce fléau. « Personne ne demande à Renault de donner ses voitures, pourquoi devrions nous distribuer des médicaments ? » déclarait ainsi Bernard Lemoine, directeur général du syndicat national (français) du médicament (3).S’ils ne considèrent pas les malades des pays pauvres comme une clientèle rentable, les trusts pharmaceutique mettent tout en œuvre pour empêcher ces pays de se doter d’une industrie pharmaceutique nationale, notamment en s’opposant à la fabrication de génériques. Ils sont fermement soutenus par leurs propres États. Ainsi, en 1996, Chirac et Clinton exercèrent de fortes pressions sur l’Afrique du Sud pour la dissuader de produire ses propres génériques contre le Sida. La plupart des molécules efficaces restent en effet aujourd’hui sous brevet. Certains États ont néanmoins passé outre, comme le Brésil, bien qu’il ait été menacé de mesures de rétorsion économique par les États-Unis.

Sociétés contre ÉtatsLa puissance des trusts pharmaceutiques et leurs moyens de pression sont en effet considérables : les bénéfices annuels de Merk Sharp and Dohme (6,9 milliards de dollars) sont équivalents au PIB du Congo et, à elles seules, les ventes de médicaments contre le sida de Glaxo (1,6 milliard de dollars) dépassent le PIB du Tchad !Mais leur intervention ne se limite pas au lobbying, à la corruption des politiciens locaux et aux pressions économiques et diplomatiques. En juin 2009, le président du Honduras, Manuel Zelaya, était renversé par un coup d’État militaire dans lequel étaient impliqués des trusts pharmaceutiques (4). Zelaya avait commis le crime d’annoncer son intention de réviser la doctrine sur la propriété industrielle des brevets et de conclure un accord avec La Havane pour importer des génériques cubains...

Gérard Delteil

1- Le Monde diplomatique, mai 20072- Selon la journaliste canadienne Sonia Shah, auteur de The body hunters. Testing new drugs on the world’s poorest patients.3- Le Monde diplomatique, janvier 20004- Selon Ignacio Ramonet, Mafias pharmaceutiques, septembre 2009. http ://www.medelu.org/spip.php ?article265« On ne peut pas faire confiance à l'industrie pharmaceutique pour mettre au point les médicaments dont nos enfants ont besoin »

Entretien. Nous avons interviewé Philippe Pignarre, ancien cadre de l'industrie pharmaceutique, et actuel président de la Société Louise-Michel. Il est entre autres l'auteur du Grand secret de l'industrie pharmaceutique (1).

On entend parfois dire que l'on pourrait faire 10 milliards d'économie sur la dépense en médicaments en France. Que faut-il en penser ?L'Assurance maladie rembourse environ 23 milliards d'euros pour les médicaments chaque année. Une économie de 10 milliards serait considérable mais il faut se méfier car si cette dépense est reportée sur les patients, sous la forme de déremboursements (c’est la méthode inaugurée par Jospin), ce serait même une catastrophe : les prix des médicaments non remboursés sont libres. Du coup, en cas de déremboursement, le fabriquant augmente immédiatement le prix, en moyenne de 43 %. Par ailleurs, les pharmaciens les vendent, eux aussi, au prix qu'ils veulent : l'écart va de 1 à 5.Comme cette proposition d'« économie » est faite par des gens comme Even et Debré (député UMP), il y a beaucoup de raisons de se méfier.

Les médicaments ne sont donc pas trop chers ?Si, ils sont trop chers, beaucoup sont inutiles, et on en consomme trop ! On ne peut pas faire comme si l'industrie pharmaceutique n'avait pas réussi au fil du temps à retourner l'Assurance maladie à son profit. D'un système de protection des patients, c'est devenu de plus en plus un système de protection des profits des laboratoires pharmaceutiques.Même les génériques sont trop peu prescrits et trop chers. En France, 24 % des ventes en volume (et 13 % en valeur) contre 66 % en volume (et 27 % en valeur) au Royaume-Uni ou en Allemagne.C'est vrai que si on consommait les médicaments de manière beaucoup plus raisonnable comme aux Pays-Bas, par exemple, où une majorité de patients sortent du cabinet médical sans prescription, on pourrait gagner 7 milliards. On pourrait dépenser cet argent ailleurs, par exemple à l'hôpital qui en a bien besoin. Et on irait mieux : les médicaments sont devenus la 4e cause de mortalité dans plusieurs pays. En 2008, les effets secondaires ont tué près de 200 000 personnes en Europe !

Quel est le poids de l'industrie pharmaceutique française ?À lui seul, Sanofi pèse entre 20 et 25 % des dépenses de médicaments en France. Si on économisait plusieurs milliards sur les dépenses sans les reporter sur les patients, la direction réagirait immédiatement en fermant des usines et des centres de recherche (en plus de ceux qu'elle attaque déjà), et ferait payer la note aux travailleurs. C'est toute la complexité de la situation.L'industrie pharmaceutique est de plus en plus en panne d'innovations alors que des grands médicaments perdent leur brevet et sont génériquables. Elle devient même un obstacle à l'innovation thérapeutique.

Et pourquoi n'investit-elle pas dans ces domaines ?Il s'agit souvent de projets de recherche où il faut s'engager pour des dizaines d'années avec beaucoup d’incertitudes. Or, l'industrie pharmaceutique travaille à court terme. La seule chose qui l'intéresse, c'est de déposer des brevets qui garantissent un monopole d'exploitation pendant 20 ans. Elle veut bien que la recherche publique travaille, par exemple, à identifier de nouvelles cibles biologiques qui seront ensuite mises à sa disposition (comme dans le cancer) et lui permettront de tester des molécules, mais elle ne veut pas investir au-delà du bout de son nez.

Le développement de la recherche publique pourrait être la solution ?En partie seulement. Car les États exigent de la recherche publique qu'elle abandonne les grands projets à long terme et se concentre sur les dépôts de brevet ! On a de plus en plus une recherche publique qui ne se distingue plus de la recherche privée. Il faut faire de la « fast science » comme on fait du fast-food (2) ! Le capitalisme est en train de tuer la recherche.En revanche, il y a des exemples que je trouve intéressant. C'est grâce aux efforts pilotés par Médecins sans frontières qu'un médicament efficace contre le paludisme est disponible en Afrique. Autre exemple, l'Association française contre les myopathies (AFM) collecte environ 100 millions d'euros par an. La répartition de cet argent entre les projets de recherche est décidée par le conseil d'administration de l'AFM où il n'y a que des représentants des patients. Leur budget est faible : Sanofi a un budget de recherche 40 fois supérieur. L'AFM vient de créer son propre laboratoire pharmaceutique qui pourra demander des autorisations de mise sur le marché, fabriquer et commercialiser le fruit de ses recherches, dans le seul souci de l'intérêt des patients. Tout sera certainement fait pour les couler, car ce que nous dit l'AFM, c'est finalement : « On ne peut pas faire confiance à l'industrie pharmaceutique pour mettre au point les médicaments dont nos enfants ont besoin ! »

Peut-on envisager un contrôle de la population sur les médicaments ?La formule est trop vague. Si on veut que le médicament devienne un « bien commun », il faut trouver les moyens d'associer les experts indépendants de l'industrie pharmaceutique (comme la revue Prescrire en France), les associations indépendantes de patients et les syndicats des personnels de l'industrie pharmaceutique. Je n'ai cessé de penser à ces personnels au moment de l'affaire du Mediator : eux aussi sont les victimes des crimes commis par leur direction. On a à la fois besoin de leur expertise et de les protéger.

Propos recueillis par Manu Bichindaritz

1- Le Grand secret de l'industrie pharmaceutique, La Découverte, 20032- Voir l'excellent livre d'Isabelle Stengers, Une autre science est possible !, La Découverte, 2013