À cinq semaines du 5 décembre, il est encore difficile de prévoir quelle sera l’ampleur de la mobilisation et surtout quels en seront les lendemains. La significative multiplication des appels à une grève reconductible ne constitue pas en effet, à cette étape, une garantie en matière d’ampleur de la mobilisation, que ce soit dans les grèves ou dans les manifestations.
D’un côté, le contexte international indique une disponibilité des exploitéEs à des mobilisations qui, tout en partant le plus souvent de revendications économiques, s’élargissent rapidement dans des mouvements dont les points communs sont la dénonciation des inégalités, l’exigence de démocratie et le rejet des élites. Avec une particularité qui consiste dans le développement de mouvements organisés en grande partie à l’écart du mouvement ouvrier traditionnel, « oubliant » l’Internationale et les drapeaux rouges. Des caractéristiques proches de celles des Gilets jaunes en France avec l’occupation des ronds-points, des manifestations dans les avenues-lieux de pouvoir, la Marseillaise et le drapeau tricolore.
De l’autre, la mémoire des échecs des mobilisations des dizaines d’années passées faites de fractionnement du camp des travailleurEs et de ralliement ouvert des partis « ouvriers » aux politiques libérales associant largement à ces politiques d’accompagnement les principales organisations syndicales.
Quelle boussole ?
Le rapport Delevoye prévoit une remise en cause fondamentale du système des retraites, non seulement du régime général mais aussi de l’ensemble des régimes. Une volonté de contre-réforme brutale tout en se gardant la possibilité d’une mise en œuvre plus ou moins différenciée, étalée, dans le temps.
Dans ce « pot-au-noir », les principales organisations syndicales semblent singulièrement manquer de boussole. Leur conservatisme d’organisation consolidé au fil de décennies de compromis et de compromissions est inscrit dans le paysage. Il nous reste à rendre compte de la forme que peuvent prendre leurs politiques dans cette phase.
Face à une attaque de même ampleur, les grèves « historiques » de 1995 fournissent des indications sur ces politiques. En 1995, la combativité de la direction de FO était en grande partie motivée par la volonté du gouvernement de l’évincer de la gestion de la Caisse nationale d’assurance maladie et de l’UNEDIC au profit de la CFDT. Si la direction de la CFDT a ouvertement soutenu le plan Juppé et combattu la mobilisation, il existait en son sein une opposition structurée dans le courant « Tous ensemble » permettant la construction d’un mouvement unitaire déterminé. Enfin, les secteurs des transports, en particulier la SNCF et la RATP, au côté d’EDF, étaient des bastions tant politiques qu’organisationnels pour la CGT, lui imposant une relative volonté de mobilisation. Le tout n’empêcha pas les directions de faire ranger les drapeaux et de cesser le mouvement dès que le gouvernement recula sur la question des retraites des secteurs concernés, sans rien lâcher sur la Sécu.
Enjeux différenciés
Les attaques des différents gouvernements, notamment contre le droit du travail et, singulièrement, la réduction drastique des moyens des organisations syndicales placent ces dernières dans une situation nouvelle. Comment se maintenir, maintenir ses moyens, ses prérogatives face à une bourgeoisie qui a choisi de se passer de toute « médiation », de tout dialogue social. Avec, en contrepoint, une politique répressive inédite tant face aux manifestations que contre les militantEs engagés dans les mobilisations.
La CFDT ou la CFTC ont fait le choix d’une intégration de plus en plus profonde à la logique du dialogue social, bénéficiant ainsi de renvois d’ascenseur de la part de l’État et du patronat à tous les niveaux. Pour FO, l’UNSA, voire la CFE-CGC, si les traditions ne sont guère différentes, les politiques régressives engagées dans leurs milieux, leurs bases militantes, leurs moyens d’appareils, les poussent à s’engager dans la mobilisation. Les exemples de la RATP, des résistances à la réforme de l’allocation chômage, les positionnements de cadres dans les luttes contre les fermetures de sites ou les plans de licenciements attestent de ces comportements empreint de contradictions. La perspective de perdre à la fois la cagnotte et la gestion de l’AGIRC-ARCOO pèse aussi pour une volonté de réagir.
En ce qui concerne la CGT, la « descente » au 2e rang des organisations syndicales représentatives illustre les difficultés. Si les pertes d’influence et de moyens dans le secteur public ou ex-nationalisé sont largement la conséquence des politiques de « dialogue social », de collaboration de classe menée à différents échelons, le résultat concret en est la perte de moyens tant matériels que politiques de peser sur le patronat et le gouvernement « dans les salons » ou sur le terrain de la lutte de classe. L’affaiblissement parfois dramatique des équipes militantes, les reculs idéologiques, réduisent les capacités de mobilisations. Enfin, concernant Solidaires, sans négliger les éléments de bureaucratisation affleurant ici ou là, les rapports de forces réduisent les capacités à peser sur les choix des confédérations.
Ainsi, les différents syndicats ne sont pas sur un pied d’égalité face aux difficultés et aux risques que font peser les contre-réformes engagées depuis des années et que Macron accélère. Il faudra donc à la fois une forte et large mobilisation pour imposer à ces appareils une politique qui sorte réellement de celles qu’elles ont suivies depuis des années, et une capacité d’auto-organisation qui permette de combattre l’attentisme et les divisions.
Robert Pelletier