L’incroyable affaire du faux espionnage chez Renault semble plus relever d’une aventure des Pieds Nickelés que des contradictions du système capitaliste dans un secteur confronté à une fuite en avant technologique pour la mise au point de la voiture de demain. Tout a commencé en janvier avec l’annonce de la mise à pied de trois cadres du Technocentre de Guyancourt soupçonnés d’espionnage sur le dossier de la voiture électrique pour le bénéfice d’un pays étranger.Pendant que Renault porte plainte pour espionnage et corruption, les trois cadres visés portent plainte contre Renault. La bulle ne cesse de gonfler. L’inénarrable Éric Besson, ministre de l’Industrie, parle de guerre économique. La Direction centrale du renseignement industriel (DRCI) pointe du doigt la Chine, via Israël... Le n° 2 de Renault, Patrick Pélata, affirme encore fin février que les accusés ont ouvert des comptes en Suisse, à Chypre et au Lichtenstein mais que les informations industrielles sont préservées à défaut des informations économiques. Carlos Ghosn, le PDG, confirme à la télévision, sans plus de preuves, la culpabilité des trois cadres. Mais rapidement tout se dérègle. Les « preuves » restent introuvables, une manipulation par des responsables du service de sécurité commence à faire la une des médias. Tout le monde fait machine arrière : la direction de Renault envisage la réintégration des cadres soupçonnés, Lagarde et Fillon exigent que toute la lumière soit faite et bientôt Pélata envisage de proposer sa démission. Finalement les dossiers s’avèrent complètement vides, Renault s’apprête à verser 11 millions d’euros aux cadres mis à pied et Pélata est déplacé. Comme dans les mauvais films d’espionnage, nul ne sait finalement qui a manipulé qui, ni pourquoi. Mais au-delà du ridicule qui se dégage de cette affaire, il faut bien s’interroger sur les conditions qui ont permis son développement. Ce que révèle l’affaireTout d’abord, comme dans toutes les grandes entreprises, c’est l’accès aux postes de direction de dirigeants complément étrangers à l’activité de l’entreprise, spécialistes des marchés financiers pour lesquels le suivi des cours de la bourse constitue la boussole de leur mode de management. Ensuite c’est la généralisation de cette logique du profit, des gains immédiats à l’ensemble de l’appareil de direction et de gestion de l’entreprise. Tous les cadres hiérarchiques supérieurs se sentent porteurs des obligations de résultats financiers de l’entreprise. En ce qui concerne le fonctionnement quotidien, l’externalisation de multiples services – tels que la maintenance, l’entretien, la logistique, l’ordonnancement, la sécurité, voire les fonctions de ressources humaines – accroît la désorganisation de l’entreprise tout en détériorant les relations sociales. Même l’activité principale des entreprises, le « cœur de métier », fait l’objet d’externalisation, sous-traitance, avec des milliers de sous-traitants « sur place », CDD, intérimaires, etc. Toute la palette du précariat qui permet de diviser les salariés, de faire pression sur les salaires et les conditions de travail. Cet éclatement de l’entreprise nuit gravement à la santé des salariés comme le montre l’augmentation des maladies professionnelles – notamment des troubles musculo-squeletiques – et des « risques » psycho-sociaux révélés par les suicides. Cette ambiance où règne trop souvent le chacun pour soi pousse aussi certains à faire du zèle. Intox ou pas, les responsables du service de sécurité ont peut-être voulu en faire trop et trop vite pour montrer leur efficacité. Mais que dire, que penser, du comportement du directeur juridique Christian Husson qui, interrogeant l’un des cadres mis à pied, répète, avec un ton d’interrogatoire policier : « Soit tu me la joues, " commissaire Moulin et le suspect qui nie tout ", soit tu atterris dans plus de discernement. Les actes en question : nous savons qu’il s’agit de corruption. Nous savons que ça concerne des intérêts étrangers concurrents, et probablement en bande organisée. Et donc, c’est très grave ». Pélata a servi de fusible pendant que Ghosn, garant de l’unité Nissan-Renault, reste épargné provisoirement par les actionnaires dont l’État français. Pour les salariés, restent, dans ce climat pourri, les inquiétudes liées aux restructurations, les menaces de fermetures de sites et le blocage des salaires. Mais faut-il, a contrario, regretter le temps de l’esprit « Renault », comme il y avait l’esprit « Peugeot » ou « Michelin » où se mêlait paternalisme et complicité syndicale ? Le silence et l’invisibilité des représentants syndicaux (CGE-CGC, CGT, FO) aux conseils d’administration qui se sont tenus tout au long de l’affaire de l’espionnage illustrent les limites de ce consensus au nom des intérêts de l’entreprise et de la défense de l’emploi. Il n’y a pas de solution dans l’accroissement des responsabilités des cadres ou une démocratisation de la direction des entreprises. Le capitalisme porte en lui la division technique et sociale du travail tout autant que la logique du profit. C’est pour mettre fin à ces logiques que nous luttons. Pour une société où les travailleurs et les usagers décideront de ce que l’on produit et de comment on le produit.
Robert Pelletier