De l’ordre de 80 milliards d’euros sont soustraits chaque année aux comptes de l’État, essentiellement par les plus riches et les entreprises. C’est établi et, pourtant, depuis des années, l’État nous balade.
Le ministère des Finances explique régulièrement qu’il ne sait pas évaluer la fraude fiscale. Face aux Gilets jaunes, Macron avait annoncé un rapport que le Premier ministre a confié à la Cour des comptes. Eh bien, celle-ci vient, le 2 décembre, de rendre sa copie et elle affirme son incapacité à évaluer globalement la fraude fiscale. Elle rappelle que les derniers travaux, issus du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO, organisme lié à la Cour des comptes), remontent à 2007. À l’époque, leur évaluation se situait entre 29 et 40 milliards d’euros pour l’ensemble des impôts et cotisations sociales. Le rapport, qui dressait des pistes pour mieux cerner la fraude, est resté lettre morte.
Les riches fraudent beaucoup
Pourtant, le syndicat Solidaires Finances publiques publie à peu près tous les ans un rapport sur le sujet. En 2013, il retenait une estimation de l’impact du non-respect du droit en matière fiscale (soit par une fraude délibérée, soit par l’utilisation abusive, grâce à des conseillers fiscaux grassement rémunérés, des « trous » de la réglementation) de 60 à 80 milliards d’euros, chiffre réévalué à 80 milliards en 2018. Dans son rapport de de novembre 2019, Solidaires Finances publiques revient sur le sujet et compare cette estimation à d’autres issues de travaux universitaires ou officiels : le manque à gagner pourrait aller de 80 à 125 milliards d’euros.
Qui fraude ? Beaucoup fraudent un peu mais quelques-uns fraudent beaucoup : grandes entreprises et grandes fortunes. On sait que les multinationales soustraient une large partie de leurs profits à l’impôt : le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) a publié une étude sur « l’évitement fiscal » des multinationales françaises (optimisation fiscale agressive et fraude) qui s’élèverait à 14 milliards d’euros, soit 30 % de l’impôt sur les sociétés. Pour ce qui est des particuliers, une étude universitaire de 2017 à laquelle a participé l’économiste Gabriel Zucman montre que « la pratique de l’évasion fiscale est d’autant plus importante que le niveau de richesse est important ». Elle ne porte pas sur la France, mais sur les pays scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), avec en moyenne 3 % des impôts dus qui ne sont pas acquittés en raison de l’évasion fiscale, mais cette part augmente à mesure que l’on va vers les fortunes les plus élevées : elle s’élève à 30 % pour les 0,01 % des ménages les plus aisés. Il n’y a pas de raison pour qu’il en soient différemment en France : les très riches fraudent beaucoup.
Un contrôle fiscal intentionnellement insuffisant
Une faible partie (13 à 16 milliards) des 80 milliards est détectée par le contrôle fiscal. Et seulement la moitié des sommes détectées sont effectivement recouvrées par le fisc dans les deux années qui suivent. Les progrès mis en exergue par les gouvernements et les organisations internationales dans la lutte contre la fraude ne semblent pas donner de résultats massifs. Qui plus est, les sommes recouvrées (et donc effectivement payées par les fraudeurs) par le contrôle fiscal ont chuté de 20 % depuis 2013. Plus de 3 000 emplois ont en effet été supprimés dans l’ensemble des services de contrôle depuis le milieu des années 2000. Le nombre des contrôles a diminué.
La Cour des comptes, dans un élan de sincérité, dit que le ministère des Finances ne se préoccupe pas vraiment de l’estimation de la fraude réelle. Mais ce n’est que paroles. En fait, pour ce gouvernement (et ceux qui l’ont précédé), que les pauvres payent c’est très bien. Et d’ailleurs, ils coûtent cher : dans le même temps, on rogne sur les prestations sociales et les retraites. Par contre, il ne faut pas trop s’intéresser aux revenus réels des grandes entreprises et des riches ; pour ceux-là, c’est la baisse des impôts et taxes qui est à l’ordre du jour. Ce n’est pas pour rien que l’ouverture des livres de comptes est une vieille revendication du mouvement ouvrier. En fraudant, les riches vont dans le même sens que l’État, leur État.
Henri Wilno