Publié le Dimanche 12 janvier 2025 à 12h00.

La fabrique du déficit public

La loi de finances 2024, préparée par le gouvernement Borne en octobre 2023, prévoyait un déficit égal à 4,4 % du PIB. Le Premier ministre Barnier déclarait avoir « découvert » lors de sa prise de fonction qu’il s’élève finalement à 178,2 milliards d’euros, soit 6,1 % du PIB. Ce sont environ 50 milliards d’euros de plus que prévu, malgré l’annulation par décret de 10 milliards d’euros de crédits en février 2024, et de 5 milliards supplémentaires au travers de la loi de finances de fin de gestion, essentiellement dans la fonction publique d’État. Le gouvernement a-t-il laissé filer sciemment le déficit ?

L’ancien premier ministre Attal défend son bilan en invoquant des recettes fiscales très inférieures aux prévisions, ainsi que la hausse des dépenses des collectivités locales, avant de charger Barnier qui n’aurait pas pris des mesures suffisamment énergiques depuis sa prise de fonction. Le récent rapport de la mission d’information du Sénat sur le dérapage du déficit public, pilotée par un tandem LR-PS, présente des conclusions tout autres. Titré « Une irresponsabilité budgétaire assumée, un Parlement ignoré », il fustige les prévisions de croissance fantaisistes qui ont présidé à l’élaboration de la loi de finances et l’absence de mesures d’ajustement fin 2023 alors que le gouvernement était déjà alerté par la direction générale des finances publiques. Le rapport pointe également le choix opéré par Macron de ne pas mettre en débat en cours d’année 2024 un projet de loi de finances rectificatif, qui aurait permis des annulations de crédit supérieures à celles prises par décret. Simultanément, des dépenses supplémentaires étaient décidées, notamment en réponse au mouvement des agriculteurs. Un « double discours » et des « calculs à courte vue afin d’éviter de prendre des mesures difficiles à l’approche des élections européennes », selon les sénateurs. En réaction Borne, Le Maire, Attal et Cazenave ont dénoncé « un réquisitoire d’opposants politiques ». Alors qui dit vrai ? Sans doute un peu tout le monde. Pour les sénateurs LR, faire porter le chapeau aux précédents gouvernements était en effet un moyen de dédouaner Barnier des mesures d’austérité draconiennes que comporte le budget 2025, qu’ils étaient censés soutenir. Mais l’essentiel n’est pas là.

En se focalisant sur la courte période 2023-2024, sénateurs et journalistes perdent de vue ou occultent consciemment le tableau général : l’État renonce de manière répétée à des recettes fiscales assises sur le capital et ses détenteurs, et transfère directement aux capitalistes des masses croissantes d’argent public. Ces décisions génèrent du déficit et de la dette publique, invoqués ensuite pour justifier des politiques d’austérité, qu’elles prennent la forme de coupes dans le financement des services utiles à la population ou d’augmentation d’impôts sur la consommation. On retrouve là d’une certaine façon le mécanisme mis en évidence par Marx dans sa genèse du capital industriel.1

 

Bis repetita

La France a déjà connu une séquence similaire, sous la présidence de Sarkozy. Arrivé au pouvoir en 2007, ce dernier prend au travers de la loi TEPA des mesures fiscales d’un coût de 9 milliards d’euros : suppression des droits de succession pour 95 % des héritages directs et exonérations fortes pour les dons aux enfants et petits-enfants, exonérations de cotisations sociales et d’impôt sur le revenu pour les heures supplémentaires, élargissement du « bouclier fiscal » pour plafonner l’imposition totale à 50 % des revenus etc. Conjuguées à la crise de 2008, mais surtout aux mesures fiscales antérieures favorables aux plus riches2, ces décisions provoquent une explosion du déficit public (qui représentait 2,3 % du PIB en 2006, contre 7,5 et 2009 et 7,1 en 2010). La facture sera présentée aux travailleuses et travailleurs : gel de la valeur du point d’indice dans la fonction publique et limitation drastique des dépenses de l’État sur plusieurs années au travers de la nouvelle loi de programmation des finances publiques, contre-réforme des retraites, hausses de la TVA et de la CSG dont l’entrée en vigueur est opportunément programmée… après l’élection présidentielle de 2012.

Hollande n’a pas été en reste dans les mesures en faveur du capital, avec notamment la création du CICE et le « pacte de responsabilité », mais c’est Macron qui va véritablement initier une nouvelle boucle « abandon de recettes fiscales – déficit – austérité ». Dès 2017, il amorce une baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés, de 33,3 % jusqu’à 25 % en 2022. Le CICE est pérennisé sous la forme de baisses de cotisations sociales, tandis que les impôts dits « de production » (cotisation sur la valeur ajoutée et cotisation foncière des entreprises) sont rabotés. Les mesures fiscales macronistes en direction des « ménages », comme la suppression de la taxe d’habitation et la baisse de l’impôt sur le revenu, ont profité aux plus aisés d’entre eux. Cerise sur le gâteau, l’impôt sur la fortune est supprimé. Les baisses d’impôts accordées au capital et à ses détenteurs sont en partie répercutées sur l’ensemble de la population, via l’augmentation d’impôts non progressifs et de taxes sur la consommation, parfois au prétexte de la lutte contre le changement climatique. On se souvient notamment de la composante carbone de la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, dont le relèvement a déclenché le mouvement des Gilets jaunes3. Couplées au « quoi qu’il en coûte » de la période Covid, dont les mesures ont été elles aussi très généreuses pour le patronat, ces décisions ont provoqué la situation budgétaire que prétendait découvrir le gouvernement Barnier.

Briser le cycle

Le déficit vient donc de loin. Il est fabriqué pour placer le capital sous perfusion d’argent public, faute d’une dynamique intrinsèque d’accumulation. En 2019, avant même la crise sanitaire, les aides publiques aux entreprises s’élevaient à 157 milliards d’euros4, cinq fois plus qu’à la fin des années 90. L’enjeu du budget 2025 est celui de la poursuite, avec un nouveau tour de vis dont l’ordre de grandeur correspond aux plans imposés à l’Italie et l’État espagnol au début des années 2010, ou de l’arrêt de cette spirale.

L’idée selon laquelle la dette publique serait « insoutenable », « un fardeau pour les générations futures » etc. est un poncif que répètent en bouclent les économistes dominants5 pour justifier les politiques d’austérité à venir. Le dogme néolibéral de l’équilibre budgétaire, inscrit dans les traités européens, remplit la même fonction. Ces raisonnements ne sont évidemment pas les nôtres, mais nous voulons en finir avec la dette, produit du transfert illégitime d’argent public aux intérêts privés et mécanisme de soumission volontaire de l’État au capital financier. Bien des possibilités existent pour la neutraliser ou la répudier6 et mettre en place d’autres circuits de financement des investissements publics indispensables pour répondre aux besoins sociaux et éviter la catastrophe climatique. Le mouvement qui débute contre l’austérité budgétaire devra reprendre ces discussions pour proposer une alternative aux pseudo- solutions racistes agitées par le RN. 

 

1) « Comme la dette publique est assise sur le revenu public, qui en doit payer les redevances annuelles, le système moderne des impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux. Les emprunts, qui mettent les gouvernements à même de faire face aux dépenses extraordinaires sans que les contribuables s’en ressentent sur-le-champ, entraînent à leur suite un surcroît d’impôts; de l’autre côté, la surcharge d’impôts causée par l’accumulation des dettes successivement contractées contraint les gouvernements, en cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d’avoir recours à de nouveaux emprunts. La fiscalité moderne, dont les impôts sur les objets de première nécessité et, partant, l’enchérissement de ceux-ci, formaient de prime abord le pivot, renferme donc en soi un germe de progression automatique. La surcharge des taxes n’en est pas un incident, mais le principe. Aussi en Hollande, où ce système a été d’abord inauguré, le grand patriote de Witt l’a-t-il exalté dans ses Maximes comme le plus propre à rendre le salarié soumis, frugal, industrieux, et... exténué de travail » Karl Marx, Le Capital, livre 1er, chapitre 31.

2) Sous le quinquennat Chirac, l’impôt sur le revenu est abaissé en 2002 puis à l’approche des élections en 2007. Il ne représente alors plus que 2,3 % du PIB, l’un des plus faibles ratios parmi les pays industrialisés. C’est également Chirac qui instaure la première mouture du « bouclier fiscal ». Le « rapport sur la situation des finances publiques » du 20 mai 2010 signé par le directeur général de l’INSEE concluait « A titre d’illustration, en l’absence de baisse de prélèvements, la dette publique serait d’environ 20 points de PIB plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’est, générant ainsi une économie annuelle de charges d’intérêt de 0,5 point de PIB ».

3) ATTAC et l’Observatoire de la Justice Fiscale, Macron, dépôt de bilan fiscal. Site : France.attac.org, 6 janvier 2022.

4) Aïmane Abdelsalam, Florian Botte, Laurent Cordonnier, Thomas Dallery, Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès, Simon Nadel, Franck Van de Velde, Loïck Tange. Un capitalisme sous perfusion, CLERSE, Université de Lille, mai 2022.

5) Institut La Boétie, Point de conjoncture n°4, novembre 2024.

6) Une dette publique élevée peut être parfaitement soutenable, tout dépend des conditions auxquelles l’État emprunte et de qui la détient. La dette publique du Japon équivalait à 266 % de son PIB en 2023, contre 110 % environ en France.

7) Pour une présentation rapide, on peut se reporter à l’article de François Chesnais « Quelques pistes de réflexion sur la dette publique », 26 juin 2020. Notre préférence va bien sûr au scénario n°3 !