Orange Stressée tombe à point nommé, ce qui ne doit rien au hasard. Cet ouvrage, condensé d’analyses et de témoignages sur France Télécom, a été mis en chantier par Yvan du Roy, suite au suicide d’un technicien de Troyes, en mai 2008.
Ce dernier mettait clairement en cause le « management par le stress » de l’entreprise. Deux organisations syndicales de France Télécom Orange mettent alors en place, avec l’aide d’experts « citoyens », un Observatoire du stress qui réalise une remarquable enquête auprès des salariés. C’est à partir de ces faits qu’Ivan du Roy a bâti cet impressionnant retour en arrière pour rechercher les racines du mal dans les évolutions de l’entreprise durant ces trente dernières années.
L’auteur aborde la plupart des questions clé : les décisions d’ouvrir à la concurrence le secteur des télécommunications prises dans les antichambres de Bruxelles en 1988, alors que Rocard est Premier ministre, le démantèlement de l’administration des PTT et la séparation entre la Poste et France Télécom en 1990, toujours sous la gauche et avec l’aimable complicité affairée de la CFDT, deuxième syndicat à l’époque. L’ouvrage détaille les étapes de la privatisation : 1996 et la loi qui autorise l’ouverture du capital avec l’Etat gardant une part majoritaire, la motion de censure de la gauche contre cette privatisation, les promesses du candidat Jospin de ne pas procéder à l’ouverture du capital et la trahison en rase campagne quand, moins de deux mois après son élection, il procède à la première ouverture du capital sous l’égide de Strauss Kahn, avec le silence complice des ministres Marie-George Buffet et Jean-Luc Mélenchon.
Impitoyable aussi l’analyse que l’auteur fait des vertiges de la bourse, de la bulle spéculative, de l’endettement colossal, de la chute de l’entreprise et de sa privatisation totale.
Il démontre à quel point ces choix politiques ultralibéraux qui ont tourné clairement le dos à toute notion de service public se sont accompagnés de conditions de travail en rupture totale pour les salariés : rupture des valeurs de service public et de service rendu à l’usager, rupture des liens noués dans les équipes et du savoir faire du travailleurs au profit d’un individualisme forcené et d’un infantilisme généralisé, obligation de changer sans cesse de site, de poste, de métier, stress et désespoir quotidien, harcèlement moral encouragé voire érigé comme règle. Un manque cependant : rien ou presque n’est rappelé sur les grands épisodes de mobilisations collectives comme la grande grève d’octobre 1993 (75% de grévistes) ou la participation des agents de France Télécom aux mouvements de décembre 1995. Entre découragement et répression anti-syndicale, la disparition progressive de ces formes de résistance collectives a pourtant largement contribué au caractère désespérément individuel des réactions actuelles.
Hélène Viken
Yvan du Roy, Editions La découverte, 252 pages, 15 euros.