Sous prétexte de relancer la croissance, le gouvernement veut autoriser l’ouverture dominicale dans les zones « d’attractivité exceptionnelle ». Outre la polémique sur le droit du travail, il faut se demander si cette mesure bénéficie aux consommateurs ou aux entreprises.
La possibilité de faire ses achats à n’importe quelle heure et n’importe quel jour de la semaine existe depuis longtemps. L’allongement de cinq à dix dimanches ouverts ne changera pas plus les mentalités. En effet, l’apparition des grands magasins populaires, au début du xxe siècle, a déjà révolutionné la consommation, ainsi que l’accès aux services comme l’eau – qui, de bien gratuit, est devenue une marchandise – et l’électricité (nécessaire pour éclairer les grands magasins). Ce qui tendait à une évolution certaine vers la société de marchandisation et de consommation.
Dans les années 1970, les commerces fermaient à 18 h 30, ainsi que le dimanche et le lundi matin. En 1993, Édouard Balladur, alors Premier ministre, a légiféré afin de permettre aux magasins établis dans une « zone touristique d’affluence exceptionnelle » d’ouvrir. Virgin ne fut donc plus verbalisé pour l’ouverture illégale du dimanche sur les Champs-Élysées, qui attirait entre 50 000 et 60 000 visiteurs chaque semaine. Mais les ouvertures illégales continuaient d’exister, comme à Plan-de-Campagne (Bouches-du-Rhône), qui a vu débarquer tous les week-ends, depuis des décennies, des familles de toute la région. Cette zone commerciale provoque une véritable bataille idéologique sur le choix de société concernant la consommation et les temps dits sociaux, sur qui devra ou voudra travailler (les volontaires, les étudiants, les précaires, les salariés ayant des problèmes de garde d’enfants la semaine, etc.).
Flexibilité
L’opinion est partagée. Si 53 % des Français interrogés par l’Ifop ont affirmé ne pas souhaiter travailler le dimanche, 51 % des personnes sondées par le CSA se sont prononcés pour l’ouverture des magasins le dimanche. D’après l’Institut français pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap), 52 % des Français sont favorables à l’ouverture du dimanche, mais ce pourcentage dépasse 70 % chez les jeunes et les personnes vivant en ville.
L’achat et la consommation sont devenus une activité comportementale ; « faire » les magasins le dimanche est devenu un loisir. De même que la société de consommation instaure la consommation comme élément incontournable du lien social : la course à la consommation est la traduction d’un besoin d’exister, d’écraser l’autre, à travers l’acquisition du dernier portable, de la dernière console de jeu, etc. Mais il y a aussi un changement dans les habitudes de consommation. Dans les magasins, le client a certainement vu le changement : le vendeur-conseiller n’existe plus ou presque, le conseil n’étant plus que pour la forme ; la tâche réelle du vendeur est d’achalander ou de tenir la caisse. Dans le commerce, le libre-service est devenu la norme, ce qui a permis, de manière insidieuse, la déqualification du métier de vendeur pour un emploi de manutention, grâce au concours du client « autonome », qui n’a plus besoin de conseil et sait exactement ce qu’il veut.
Aujourd’hui, la gestion des temps sociaux, travaillés et non travaillés, a fortement évolué et provoque une modification dans la façon de consommer. Des horaires atypiques sont apparusdans le monde du travail – « 8 à 16 », « 9 à 17 », voire « 10 à 19 ». Travailler jusqu’à 19 heures ne permet pas l’accès aux commerces et aux services publics. Bien souvent, le temps de transport n’est pas pris en compte dans la gestion du temps et, travaillant tard le soir ou le samedi, quel choix reste-t-il pour faire des achats alimentaires, de loisirs ou de services ?
Les horaires décalés et les horaires flexibles, qui permettent aux employeurs d’allonger les journées de travail suivant l’activité du moment, sont majoritairement réservés aux ouvriers, plus souvent soumis aux 3x8, et aux employés des commerces et services, mais également aux cadres, qui achètent plus facilement sur Internet ou, depuis peu, achètent un service d’un nouveau genre : employer quelqu’un quelques heures afin qu’il fasse les courses, les cadres travaillant jusqu’à 70 heures par semaine et ne voulant plus prendre sur leur temps libre pour faire des achats. S’ajoutent aussi les heures supplémentaires, qui réduisent d’autant le temps « non travaillé ».
Mutation des besoins
C’est ce qui alimente la vague de consommateurs occasionnels ou habituels du dimanche, semblables à ceux qui vont dans les musées et passent par leurs galeries commerciales, comme au Louvre, qui propose aux visiteurs un vaste choix de boutiques ayant un rapport ou non avec le musée. Paris est en première ligne pour l’ouverture des enseignes le dimanche : c’est la ville où les gens partent le moins en week-end, n’ont pas la proximité de la campagne, de la montagne ou de la mer, et où on y verra une affluence certaine de consommateurs le dimanche, d’accord pour faire des achats alimentaires ou de loisirs, mais refusant de travailler ce jour-là.
Car, en définitive, ce n’est pas tant le choix donné au consommateur d’un jour de plus pour faire ses courses, mais bien la possibilité aux magasins d’amplifier leurs horaires d’ouverture et d’y gagner en chiffre d’affaires. Aucune enseigne ne militerait à ce point en faveur de l’ouverture dominicale si le chiffre d’affaires et les consommateurs n’étaient pas au rendez-vous.
Quant aux créations d’emplois promises par l’ouverture des enseignes, elles ne sont pas encore d’actualité, les entreprises ayant plus pour habitude de « lisser » le nombre de salariés en fonction de l’affluence ; elles n’embaucheront pas plus, elles ne requalifieront pas les temps partiels en temps pleins, elles ne diminueront pas le nombre de postes précaires… Ceci aura pour conséquence une augmentation des jours de travail sans création d’emplois, et l’ouverture dominicale risque de se traduire par une augmentation des prix : les entreprises, qui devront payer double les salariés, choisiront de répercuter ce coût sur les prix et non sur leurs marges bénéficiaires. De même, cette politique libérale pourrait s’appliquer à d’autres secteurs du commerce, à la banque, aux services à la personne, pour la garde d’enfants, l’aide à domicile…
Voilà qui est à l’inverse de notre projet de société : baisse massive du temps de travail et partage du temps de travail ; arrêt de la surproduction et de la surconsommation. Tout cela passe par une mutation des besoins tels que la société de consommation les a développés. Le travail du dimanche (et de nuit) ne devrait exister que pour ce qui relève d’un besoin vital.