- Pourquoi ce film, près de 15 ans après la parution du livre de Serge Halimi ? Quels objectifs vous êtes-vous donnés ?
Pourquoi ce film? Parce que rien n’a changé, ou si peu, depuis la publication des Nouveaux chiens de garde en 1997. Et on devrait même dire que ces quinze dernières années ont donné pleinement raison à Serge Halimi en confirmant l’un des points cruciaux de son analyse : comme la finance de marché, les journalistes dominants et autres experts économiques bénéficient d’une totale irresponsabilité. Ils peuvent passer leur temps à tromper et à se tromper sans jamais avoir à rendre des comptes. On peut prendre, comme dans notre film, l’exemple d’Alain Minc, qui est à la fois ami et conseiller des puissants, «expert» économique, animateur d’une émission sur la chaîne Direct 8 et qui a été président du conseil de surveillance du Monde pendant 14 ans. Alors qu’il a fait pendant près de 30 ans l’apologie de la libéralisation financière, et alors qu’il expliquait seulement quelques mois avant l’éclatement de la crise que le capitalisme était «très bien régulé» et l’économie mondiale «plutôt bien gérée», jamais sa position centrale dans l’univers des grands médias n’a été contestée: il continue à être invité partout pour pérorer sur cette économie mondiale. L’irresponsabilité de ces éditocrates est donc à la mesure de leur pouvoir. Ce qui rejoint notre objectif quand nous avons décidé de faire ce film: proposer un état des lieux critique du pouvoir que détient la petite caste de directeurs de rédaction, présentateurs-intervieweurs, éditorialistes et experts, un pouvoir sur les médias et qui s’exerce à travers les médias. Ils se font passer pour un «quatrième pouvoir», indépendant des autres, mais se trouvent en fait en collusion claire avec les pouvoirs économique et politique. C’est d’ailleurs ce que matérialise le fameux «dîner du Siècle», où se réunissent chaque mois barons de la finance et de l’industrie, ténors de la politique (de «gauche» comme de droite), intellectuels de cour et journalistes dominants.
- Vous montrez très bien la fonction conservatrice des grands médias, qui ont joué et jouent un rôle crucial dans la fabrique du consentement aux politiques libérales. Pourquoi est-ce si difficile selon vous, y compris au sein de la gauche radicale, de faire entendre cette critique des médias ?
Justement parce que les médias détiennent un pouvoir. Or, ce pouvoir s’appuie aussi sur la monopolisation, par les journalistes dominants, de toute critique portée contre les médias. Ces journalistes décident en bonne partie du périmètre légitime de la critique des médias, et les seules critiques qui ont droit de cité portent généralement sur des faits passés, et s’en tiennent à rappeler des règles de déontologie. Et encore: on n’a vu personne dans les grands médias exiger la mise au rebut d’Alain Minc à cause de son plagiat1, ou de Michel Field à cause de ses «ménages»2! Plus profondément, jamais n’est pointé du doigt dans les grands médias le pouvoir de cette poignée de gens de médias, et leur collusion avec les pouvoirs en place. Et pour cause: ce sont eux qui tiennent le micro et distribuent la parole la plupart du temps. Mais pour répondre plus directement à ta question: si la gauche radicale a peur de s’attaquer aux médias, c’est sans doute parce qu’elle a peur de se voir interdire l’accès aux médias. Notre avis c’est au contraire qu’il faut profiter de chaque passage dans les grands médias – ils sont obligés d’inviter les porte-parole des partis contestataires de temps à autre – pour pointer la fonction conservatrice qu’ils accomplissent. L’un des effets du jeu médiatique, et du fait d’accepter de s’y plier sans en contester les règles, c’est la personnalisation des combats collectifs. Or, évidemment cela a des effets sur la manière dont les gens vont concevoir l’action politique, comme quelque chose qui ne leur appartient pas, comme un domaine réservé à ceux qui en font une profession. C’est ce qu’avait d’ailleurs bien pointé la lettre publiée par Olivier Besancenot à propos de sa non-candidature, en revenant sur les impasses d’une médiatisation à outrance et non-critique du rôle que jouent les médias vis-à-vis de ceux qui contestent l’ordre des choses.
- Est-ce que la presse alternative, notamment la presse militante, constitue selon vous une alternative au système que vous décrivez ?
On ne peut qu’encourager la presse alternative, la presse militante, la presse syndicale, tout ce qui permet de mettre un grain de sable dans la machine. Ne serait-ce que parce qu’à l’heure actuelle la situation dans la grande presse est dramatique. Qu’il s’agisse d’indépendance à l’égard des pouvoirs ou de pluralisme politique, la crise n’a pas du tout changé la donne: c’est toujours aux mêmes prétendus experts et aux mêmes journalistes dominants qu’on demande des «analyses» et des «solutions», et les seuls partis qui peuvent s’exprimer régulièrement dans les médias (en dehors des campagnes électorales) ce sont l’UMP et le PS. Là encore, on ne voit pas pourquoi les choses changeraient, puisque rien ne contraint au changement ceux qui tiennent les rênes. Donc il faut effectivement soutenir la presse indépendante. Mais ça ne peut pas suffire: il est illusoire de penser qu’on en finit avec le pouvoir médiatique en lisant (ou en incitant à lire) Le Monde diplomatique, Fakir ou Tout est à nous. Pour caricaturer un peu, c’est un peu comme de penser qu’on en finit avec le pouvoir de la télévision en jetant sa télévision par la fenêtre. Il faut donc proposer une alternative politique, sur la question des médias autant que sur celles de la finance ou des institutions par exemple. Le but c’est d’arracher la production et la diffusion de l’information, qui est un bien public, à la soumission aux logiques marchandes et à la dépendance à l’égard du pouvoir politique et des grands groupes industriels et financiers. Il faut trouver les moyens de permettre un véritable pluralisme d’idées et un pluralisme politique. Si l’on considère que l’information est un bien public, la question des médias est une question de salut public, sur laquelle la gauche radicale doit évidemment avoir des choses à dire, y compris dans les médias.
Propos recueillis par Léo Carvalho
1 Alors qu’il présidait le conseil de surveillance du journal dit «de référence» (Le Monde), Minc avait été condamné en 2001 par la justice pour plagiat.
2 Un «ménage» désigne l’animation par un journaliste d’un événement au profit d’un groupe privé contre (grasse) rémunération. Il s’agit d’une pratique explicitement condamnée par la charte des journalistes.