Malgré la politique répressive du gouvernement à l’égard des sans-papiers et de leurs soutiens, l’immigration ne se tarit pas. La régularisation de tous les sans-papiers est une nécessité pour leur permettre de ne plus être une sous main-d’œuvre surexploitée par les patrons. Mais au-delà, c’est pour la liberté de circulation des populations que nous devons nous battre.
Les sans-papiers sont des gens qui sont là sans avoir le droit d’être là. « Là », c’est-à-dire à l’intérieur des frontières fixées par l’État français et, de plus en plus, l’Union européenne (qui, à défaut d’harmoniser sa politique sociale, unifie la traque aux migrants avec l’agence Frontex). Ils ont pu venir, avec ou sans visa, parfois en risquant leur vie ; ils ont pour certains déjà eu un titre de séjour, que la préfecture n’a pas renouvelé. Mais ils sont là et participent à la vie de la société, en travaillant, en payant des impôts, en cotisant. Bien qu’en retour, ils n’aient pas droit aux prestations sociales…
Pour qu’il n’y ait plus de sans-papiers, il n’y a que deux solutions : soit on les expulse, soit on les « régularise », c’est-à-dire qu’on leur donne le droit d’être là. Imaginons qu’on choisisse la première option ; officiellement c’est celle du gouvernement qui, pour récupérer l’électorat d’extrême droite et miner les solidarités de classe, promet aux uns le stigmate et aux autres le privilège des origines. En réalité, bien qu’il ait fait doubler le nombre d’expulsions, mis en place des rafles, accru les contrôles au faciès, brisé des familles, etc., le gouvernement n’a probablement pas fait diminuer le nombre de sans-papiers en France. En effet, de nouveaux migrants continuent d’arriver. Et, surtout, le gouvernement lui-même fabrique des sans-papiers, car il empêche de plus en plus les familles de se regrouper légalement, flique davantage les mariages entre ou avec des étrangers, retire leur titre de séjour aux étudiants qui redoublent, délivre le statut de réfugié au compte-gouttes, etc.
Autrement dit, une politique restrictive de l’immigration ne peut pas faire autrement qu’expulser ET fabriquer des sans-papiers. Pendant ce temps, le « stock » de sans-papiers disponibles pour se faire exploiter par le patronat ne faiblit pas. Les expulsions – qui ne concerneront jamais qu’une minorité des sans-papiers – ont, bien sûr, des conséquences tragiques pour les expulsés. Mais elles en ont aussi pour tous ceux qui restent tout en craignant l’arrestation, fragilisés par une répression accrue, et d’autant plus captifs de leurs patrons, de leurs logeurs, parfois de leurs familles, comme dans le cas des femmes qui, en se séparant de leur conjoint, perdent le droit au séjour puisque leur carte est conditionnée à la « communauté de vie ».
Pour expulser tous les sans-papiers, il faudrait que les effectifs policiers augmentent encore et ne se consacrent qu’à cela. Il faudrait que les droits des individus, français ou étrangers, soient encore réduits. Il faudrait que l’on entraîne toute la population au sport de la délation, que l’on criminalise le moindre verre d’eau offert à un sans-papiers...
Si on ne veut pas de cette dérive totalitaire, il n’y a qu’une seule solution : régulariser tous les sans-papiers. En leur donnant le droit d’être là, on leur donne le droit de se battre, notamment contre les patrons qui les exploitent, avec le reste de la population. Aujourd’hui, en théorie, les sans-papiers ne sont pas sans droits : par exemple, dès lors qu’ils sont salariés, ils doivent bénéficier du code du travail. Mais jusqu’au mouvement de grèves de 2008, leur statut de sans-papiers les empêchait le plus souvent de faire valoir ces droits. Même les étrangers « en règle » ne sont pas libres de leurs mouvements : titulaires pour beaucoup de titre de séjour d’un an, ils sont confrontés à la nécessité de le renouveler. Il est bien difficile d’oser mener un combat syndical, associatif ou politique quand le droit au séjour peut être révoqué d’une année sur l’autre.
Derrière le mot d’ordre de « régularisation de tous les sans-papiers » se rangent différentes luttes : pour les parents d’enfants scolarisés, les jeunes majeurs, autour du Réseau éducation sans frontières (RESF) ; pour les étudiants dans le Réseau université sans frontières (RUSF) ; pour les salariés dans les grèves organisées ou soutenues par la CGT, Solidaires, la CNT et Droits devant!! ; pour les réfugiés, pour les malades, etc. Ces luttes sont tributaires des « ouvertures » et « fermetures » des politiques migratoires : c’est aussi parce que le gouvernement a refermé la régularisation par des cartes « vie privée et familiale » et mis en avant la carte « salarié » que la lutte s’est déplacée de RESF vers les grèves de travailleurs sans papiers. Bien sûr, chacune de ces luttes est partielle et ne reflète qu’un aspect de la réalité des sans-papiers. Mais, pour ne parler que du seul exemple des grèves, l’objectif de régularisation de tous les sans-papiers n’est pas plus contradictoire avec le combat des salariés grévistes pour obtenir un titre de séjour, que ne l’est celui de l’éradication du capitalisme avec les luttes syndicales en général.
Liberté de circulation et d’installation
Régulariser tous les sans-papiers présents à un moment donné sur un territoire, c’est bien… mais cela ne règle pas la question une fois pour toutes, puisque d’autres migrants arriveront à leur tour. Pour être conséquent, il faut reconnaître la liberté de circulation et d’installation à tous les êtres humains. Aujourd’hui, les marchandises, les capitaux, les entreprises circulent de plus en plus librement à travers toute la planète, cherchant les juteuses sources de profit et les pays où la main-d’œuvre est moins chère. Pendant ce temps, les frontières se ferment pour les personnes. Enfin, pas toutes : il est beaucoup plus facile pour un Français d’aller au Mali que l’inverse...
La liberté de circulation, c’est d’abord une question d’égalité et de réciprocité : il n’y a aucune raison de refuser dans un sens ce qui est donné en sens inverse, sauf à soutenir l’idée raciste que certains humains sont plus égaux en droits que d’autres. C’est ensuite une question de droits humains : la liberté pour chacun et chacune de circuler ne devrait-elle pas en faire partie ? Dans son article 13, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, proclame que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ». Elle reste silencieuse sur le droit de toute personne à s’installer dans tout pays, mais c’en est le complément logique.
Il est dans l’intérêt des capitalistes de maintenir le décalage entre, d’un côté, la liberté de circulation des marchandises, des entreprises, des services et, de l’autre, la répression de la mobilité des individus. En effet, elle rend la main-d’œuvre captive des stratégies capitalistes et des lieux où elles choisissent de s’implanter. Le détachement de travailleurs – phénomène en pleine expansion – en est un exemple : les salariés d’entreprises étrangères sont transportés ici comme des matériaux et considérés comme tels. Leur droit à être là est subordonné à leur contrat de travail, et ils deviendront sans papiers s’ils démissionnent ou sont licenciés.
Mais, dira-t-on, ouvrir les frontières, n’est-ce pas favoriser un afflux massif de travailleurs misérables qui permettrait au patronat de faire baisser les salaires et de dégrader les conditions de travail ? C’est une possibilité, mais ce n’est pas la seule. La liberté de circulation ouvre le champ des possibles : les travailleurs des pays dominés pourront plus facilement fuir vers le Nord lorsque des multinationales viendront leur imposer des salaires de misère ; sans la menace de ne plus être autorisés à revenir, les travailleurs migrants en France pourront plus facilement repartir dans leurs pays d’origine tenter de faire aboutir leurs projets ; et, en France même, le fait de ne plus être marginalisés par la question des papiers donnera une plus grande liberté pour résister face aux patrons, ne serait-ce que par la démission. La lutte de classes ne se résume pas à faire grève, c’est aussi prendre la liberté de déserter.
D’un côté, la fermeture des frontières fabrique des sans-papiers incités par la précarité de leur situation à prendre sans rechigner les pires emplois. De l’autre, l’ouverture des frontières implique la fin des sans-papiers, ce qui peut entraîner plus de concurrence mais aussi plus de solidarité entre les travailleurs, car les nouveaux arrivants auront les mêmes possibilités que les travailleurs résidents de contester le pouvoir des employeurs. L’ouverture des frontières, pour qu’elle ne se retourne pas contre les droits des travailleurs, est donc inséparable d’un combat anticapitaliste.
Cette liberté de contester, qui seule permet aux étrangers de ne pas être l’instrument du dumping social, ne sera pas complète si elle ne s’accompagne pas d’une égalité complète des droits. Nombre de discriminations renforcent aujourd’hui la vulnérabilité sociale des étrangers. Cela concerne l’emploi, avec par exemple la fermeture de plus d’un quart des emplois aux étrangers non communautaires, notamment ceux de la fonction publique : lorsqu’on a moins de choix, on doit plus facilement accepter certains boulots. Cela concerne aussi les revenus de remplacement en cas de perte d’emploi, qui permettent d’être (un peu) moins contraint de retrouver un emploi à n’importe quelles conditions ; or, aujourd’hui, le Revenu de solidarité active (RSA) est interdit aux étrangers ayant moins de cinq ans de séjour régulier. Cela concerne enfin le droit de vote et le droit d’éligibilité : les étrangers en sont privés, hormis les communautaires pour les élections municipales et européennes). Un ouvrier sur douze est ainsi interdit d’isoloir. Loin de se cantonner aux élections locales – promesse jamais tenue du Parti socialiste – il doit être accordé à tous les étrangers et à toutes les élections.
Pierre Baton, Nicolas Pantin, Emmanuel Siegelmann