Publié le Mardi 21 avril 2015 à 10h18.

Racisme(s) : comment lutter contre ?

En janvier, les attentats odieux contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont entraîné à juste titre une vive émotion dans toute la population. Mais sous couvert d’« union nationale », la réponse à ces actes a aussi permis au gouvernement d’accélérer son offensive antisociale, sécuritaire, réactionnaire. 
En effet, ce gouvernement prétend lutter contre le racisme, mais il continue à véhiculer l’idée d’un « problème de l’immigration », favorise les amalgames : musulmanEs et terroristes ou djihadistes, juifs et défenseurs de la politique d’Israël contre les Palestiniens, etc. Il démantèle les camps de Roms, chasse les sans-papiers, et laisse les mains libres à la police, notamment pour exercer des contrôles au faciès. Dans ce contexte, cette offensive s’appuie en particulier sur une stigmatisation des musulmanEs, sommés de se désolidariser des attentats, du fondamentalisme religieux, et de prouver leur appartenance à la « communauté nationale ».
Et comme on le voit dans les urnes, mais aussi par la progression dramatique de certaines idées, c’est bien entendu le Front national qui récolte les fruits de cette politique : Valls a beau le dénoncer, le FN se nourrit bien de sa politique. Et aucun secteur n’est à l’abri de la pénétration des idées racistes, islamophobes ou antisémites, y compris parmi les catégories les plus populaires.
Comment répondre à cet enjeu ? Comment reconstruire un mouvement antiraciste puissant ? Les récentes manifestations du 21 mars ont permis de regrouper autour d’un même appel différentes organisations et comités locaux, mais disons-le clairement, cette réponse n’était pas encore à la hauteur du défi. Outre l’absence d’un secteur de la gauche sociale et politique, ces manifestations n’auront permis de regrouper que quelques milliers de personnes dans tout le pays. Inverser la dynamique mortifère actuelle passe par la (re)construction d’un rapport de forces et d’une large audience pour les revendications d’égalité des droits et d’égalité sociale, dans les quartier, les villes, les écoles et facs, et sur les lieux de travail. Comment faire ?
L’Anticapitaliste ouvre le débat en donnant carte blanche à des militantEs antiracistes issus de la gauche sociale et politique. Totale liberté à eux, l’enjeu étant de nourrir la réflexion… et d’ouvrir la discussion.


Faire le deuil d’une forme uniformisante du combat politique

Intégration ! Laïcité ! Valeurs de la République ! Matraquées à l’envi, ces injonctions masquent – mal – un racisme euphémisé, « respectable » qui reste l’une des entraves majeures à l’égalité réelle.

Le racisme continue d’être analysé seulement comme la manifestation d’hostilités et de xénophobie entre les individus. Cette approche occulte le contexte politique et socio-économique qui le produit et l’encourage. C’est pourtant l’État qui crée des divisions en fonction notamment de l’origine ou de la religion réelle ou supposée des personnes, et qui mène des politiques qui racialisent les rapports sociaux et construisent les « races ».

L’« essentialisation » des individus
Les personnes ainsi « raciséEs » et, d’abord, ceux et celles habitant les quartiers populaires, se retrouvent être les premières victimes du démantèlement du code du travail, du chômage, de la marchandisation des services publics, de la casse du système éducatif et sanitaire, etc. Dans les discours dominants, les inégalités qui en résultent sont expliquées par une « essentialisation » des individus qui, du fait de leur origine ou religion réelle ou supposée, auraient tel ou tel comportement. Cette dépolitisation est bien évidente avec la question des Roms. Nous devons faire un saut qualitatif et déplacer la question du racisme vers celle de la « politique de la race » et d’une politisation du racisme.
La « gauche de gouvernement » use des mêmes artifices que la droite. Nous devons la critiquer, mais aussi nous interroger sur les freins qui existent à l’intérieur même de la « vraie » gauche. Parmi les questions que le mouvement doit se réapproprier et penser sans emprunt d’analyse à celles et ceux qui nous dominent, celle des migrations et des migrantEs est toujours pensée de manière misérabiliste, en termes de « problème ». Et si tout simplement on reconnaissait le droit de chaque personne de s’installer où elle le souhaite ?
Il en est de même de la notion d’« intégration » qui enjoint d’entrer dans le moule d’une société française parfaitement intégratrice et légitime, de fait le « nous » et « eux » crée des catégories « intégrables », « non intégrables », « intégrés », qui tendent à multiplier les divisions.
Le droit de vote et d’éligibilité des étrangers en restant dans les limites des élections locales ne permet pas de penser une citoyenneté pleine et entière et conforte la structure raciste de notre société.
La question du voile est elle aussi emblématique de la manière dont nous ne parvenons pas à penser l’articulation des différentes luttes. Nous sommes imprégnéEs de la mise en concurrence des luttes au détriment des premières concernées : on exclut les femmes voilées au nom des droits des femmes et de l’émancipation. Sous des airs de défense des droits des femmes, ce débat masque une islamophobie (et un sexisme) à peine voilé.

L’auto-organisation au cœur du mouvement
Aussi, pour ne plus laisser aux dominantEs l’exclusivité de « raconter le monde », pour construire ensemble notre récit et notre imaginaire, nous devons soutenir l’auto-organisation des premierEs intéresséEs. Cela veut dire aussi apprendre à travailler avec des gens qui n’ont pas choisi la même « option » du combat.
Nous ne pouvons pas tourner le dos aux habitantEs des quartiers populaires, sous des prétextes qui essentialisent les identités, les cultures et les religions et sont les mêmes que ceux déployés par la classe dominante pour maintenir son ordre social. Les contrôléEs au faciès, les sans-­papiers, les « voilées », les Roms, les habitantEs des quartiers populaires et les organisations dans lesquelles ils/elles peuvent se reconnaître, doivent aussi être au cœur du mouvement pour l’égalité des droits.
Le temps est venu de faire le deuil d’une forme uniformisante du combat politique. Et d’accepter que cette construction soit tâtonnements, expérimentations de nouvelles formes de luttes avec de nouveaux acteurs/actrices, de cheminements, de création de passerelles, de complémentarité, de passions joyeuses pour enfin faire du commun ! Construire l’« à-venir » passe par là.

Fernanda Marrucchelli
Coordinatrice de la Fasti (Fédération des associations de solidarité avec touTEs les ImmigréEs)
www.fasti.org

Titre et intertitres de la rédaction

Une lutte pour fédérer

La lutte contre le racisme pourrait nous fédérer parce qu’en fait le racisme ne regarde pas si tu es français, africain ou sans-papiers. Les racistes ne regardent pas qui tu es. La lutte contre le racisme va donc bien au-delà de la lutte des sans-papiers.

En fait développer cette lutte serait favorable non seulement aux sans-papiers mais à tous les précaires. Car le racisme vise tous les précaires, tous ceux dont la faiblesse dépend de leur couleur et de leur statut social.

Jusqu’au sommet de l’État
C’est une lutte qui se mène à tous les niveaux. Au sommet de l’État, ils sont racistes, même le Parti socialiste. L’année dernière, lorsque nous avons traversé la Méditerranée pour aller au Forum social mondial de Tunis, nous avons été expulsés par un de nos chefs d’État : le gouvernement tunisien.
Cette année on a commencé quelque chose de symbolique. On a demandé au gouvernement français un visa pour deux sans-papiers, un homme et une femme, car le Forum social est un endroit pour tout le monde. On a envoyé un courrier de la CISPM (Coalition internationale des sans-papiers et migrants) au président de la République, et on a demandé à toutes les organisations qui nous soutiennent de faire de même. Les réponses du gouvernement ont été envoyées à ces organisations, pas à la CISPM, pas à Sissoko ou à Diallo. L’État qui devrait être garant de l’égalité aurait dû répondre à la CISPM avant de répondre aux autres organisations. Là, il ne nous a même pas répondu. Ce n’est pas simplement une question de sans-papiers, il faut lutter contre le racisme de l’État, contre celui du gouvernement.

Pas spécifiquement une lutte de sans-papiers
Il y a aussi des racistes parmi les pauvres. Mais la question du racisme, c’est une question d’égalité des droits, et le meilleur moyen d’arriver à l’égalité des droits passe par la lutte contre le racisme ancré dans les institutions, parce que la population réagit en fonction de cela.
Les médias ont leur part de responsabilité. Quand les pauvres sont victimes, ils n’en parlent pas. Mais si ce sont des riches ou des gens socialement plus importants, ils vont en parler. Ce qui touche à Sissoko ou Valls n’est pas traité de la même manière... Cela fait 23 ans que je suis en France, je viens de recevoir la déclaration pour obtenir la nationalité. Valls, lui, il est déjà Premier ministre...
La lutte contre le racisme doit donc fédérer. Il faut qu’on invite les organisations qui ont participé au 21 mars en expliquant qu’en luttant chacun de notre côté, personne n’est entendu. Il est difficile de fédérer mais on pourrait faire des actions communes, peut-être tous les trois mois. On en parle beaucoup parmi les sans-papiers. La lutte contre le racisme n’est pas spécifiquement une lutte de sans-papiers. On peut être victime du racisme en étant français.
On peut proposer des actions. Par exemple la France est censée être le premier pays au monde en termes de droits de l’homme même si cela peut se discuter. Or la circulaire de Valls de novembre 2012 demande aux gens de faire des choses illégales : on demande à des gens qui sont interdits de travailler de présenter des fiches de paie pour être régularisés ! On pourrait se fédérer pour s’adresser au défenseur des droits contre l’État.

Agir pour l’égalité des droits
Il va aussi falloir se battre contre la nouvelle loi sur l’immigration. En tant que militant des sans-papiers, les lois ne m’intéressent pas. On veut la régularisation de tous les sans-papiers sans critère. Il serait absurde qu’un mouvement de sans-papiers fasse des propositions de lois, c’est-à-dire des propositions pour exclure certains sans­-papiers en établissant des critères de régularisation.
Chaque autre mouvement doit faire des propositions d’action sur lesquelles on pourrait converger. Je pense que l’angle d’attaque c’est l’égalité des droits. Les ministres disent qu’il faut lutter contre les discriminations, mais dans les faits, ils ne respectent pas cela. Par exemple, ils parlent de liberté d’expression, mais quand, avec les sans-voix, nous sommes allés mettre des banderoles au moment de Noël sur les sapins de la mairie du 18e arrondissement disant seulement « on vit ensemble, on lutte ensemble, on décide ensemble ». La police nous a attaqués en disant que c’était des dégradations. Pourtant tous les graffitis et collages concernant Charlie hebdo sur la statue de la place de la République ont été conservés. Dans ce cas, ce ne sont pas des dégradations...
Les acteurs de la lutte contre le racisme doivent se voir régulièrement pour décider des actions communes.

Anzoumane Sissoko
CSP75, UNSP (Union nationale des sans-papiers) et CISPM (Coalition internationale des sans-papiers et migrants)

Titre et intertitres de la rédaction

Articuler les combats féministes et antiracistes

Pour répondre à ce défi, une des questions à poser est celle de la construction des convergences, et du lien avec les mouvements qui organisent les personnes victimes d’actes ou de paroles racistes, islamophobes ou antisémites.

Le contexte politique actuel pose en particulier la question de l’islamophobie. Cette question donne lieu à des débats exacerbés dans les espaces militants, notamment au sein du mouvement féministe. Pourtant la majorité des personnes victimes d’actes islamophobes sont des femmes ! Ces désaccords sont réapparus dernièrement à l’occasion du meeting du 6 mars à Saint-Denis intitulé « Contre l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire ».

La haine contre celles et ceux qui menaceraient la République...
La montée du racisme en général et des attaques contre des populations décrites comme « dangereuses » s’inscrivent dans une période de crise sociale et de politiques d’austérité particulièrement dures pour les personnes et les groupes les plus fragilisés, mais aussi dans un climat idéologique – celui du « choc des civilisations » – qui entretient la haine contre ceux et celles qui sont décrits comme « étrangerEs » et représenteraient une menace pour la République, pour la sécurité, la laïcité, les droits des femmes, etc.
L’islamophobie constitue un terreau privilégié au développement de l’extrême droite. Mais c’est aussi devenu la manifestation d’un racisme d’État qui se traduit par la relance régulière d’initiatives législatives visant à stigmatiser les musulmanEs. Tout cela conduit à une multiplication de paroles et d’actes racistes touchant des personnes de confession musulmane ou supposées telles. Il semble urgent et nécessaire d’organiser des initiatives qui dénoncent ce racisme ainsi que la politique sécuritaire qui cible principalement les musulmanEs et les jeunes des quartiers.

Construire des convergences contre l’islamophobie
L’urgence et le défi du combat antiraciste et de la lutte contre l’islamophobie ne signifient pas de passer par pertes et profits les combats féministes. La présence, le soutien de féministes et d’organisations féministes, contre cette montée de l’islamophobie fait davantage bouger les choses sur le terrain de l’oppression des femmes que la stigmatisation et le rejet.
La lutte contre l’islamophobie devrait concerner tous les mouvements sociaux. Construire des lieux de débat et de mobilisation, faire converger les luttes, est le meilleur moyen d’être plus fort et de faire cesser ces injustices. Cette démarche est porteuse de contradictions car tous les mouvements ne partagent pas nécessairement les mêmes positions sur tous les sujets.
La nécessité de construire des lieux de convergences permettant sur ces questions comme sur bien d’autres, de construire des rapports de forces n’est plus à démontrer. Ainsi dans les mobilisations qui se construisent actuellement en vue de la Conférence Climat, des réseaux religieux sont présents. Contre les paradis fiscaux, Attac se retrouve au côté d’organisations liées à l’église catholique. Pourtant personne n’impose comme préalable à toute discussion de prendre position sur le droit à l’avortement ou le mariage pour tous et toutes.

Cesser d’opposer les luttes féministes et les combats contre l’islamophobie
On a l’impression qu’on demande toujours plus de certificats de bonne conduite (laïcité, principes républicains, féminisme, questions LGBT...) aux musulmanEs (individuellement ou à leurs organisations), comme si leur religion était intrinsèquement incompatible avec nos « valeurs ». Le mouvement féministe devrait être le plus à même de dénoncer les discours dominants, à la fois racistes et sexistes, qui confisquent la parole des dominées et nient leurs résistances. Car il a, dans ce domaine, une longue expérience, et on sait que les luttes qui touchent à l’émancipation et aux discriminations ne peuvent se faire à la place des personnes concernées. Il faut cesser de parler à leur place, de les déposséder de toute pensée, de nier leurs parcours et l’engagement féministe de femmes de culture musulmane.
Ces éléments n’épuisent pas le sujet de l’articulation du combat féministe et de l’antiracisme, en particulier contre l’islamophobie. Mais ils visent à convaincre qu’il est dans l’intérêt des féministes de s’allier aux autres luttes et de créer des lieux de convergence, tout comme il est dans l’intérêt des antiracistes et de ceux qui luttent contre l’islamophobie de soutenir les revendications féministes. Tourner le dos aux autres mobilisations, sous prétexte qu’elles n’ont pas d’emblée la bonne position sur toutes les questions, est sectaire et mortifère pour l’avenir de nos luttes. Il faut cesser d’opposer les luttes féministes et les combats contre l’islamophobie.

Annick Coupé

Syndicaliste et féministe

Ce texte est repris d’une contribution écrite par Annick Coupé, Sigrid Gérardin, Esther Jeffers, Cécile Ropiteaux, Sophie Zafari. Titre et intertitres de la rédaction