Publié le Mercredi 25 mai 2016 à 09h29.

« Sans les frontières, le système capitaliste n’aurait plus la possibilité de diviser pour exploiter les migrantEs, ainsi que les pays du sud »

Entretien. Anzoumane Sissoko est membre de la CISPM (Coalition internationale des sans-papiers et migrants), active dans la solidarité internationale à l’échelle européenne. 

D’où vient la CISPM ?

On a créé la CISPM pour répondre à l’Europe, notamment à la directive de 2004 qui fixe l’entrée et le séjour en Europe. Les choix politiques sont fixés au niveau européen, même si les États décident de suivre ou pas les directives européennes selon que ça les arrange ou pas. La Coalition a été créée en 2011 : il s’agissait d’échanger entre nous pour comprendre ce qui se passe dans chaque pays et faire converger nos forces pour la régularisation de tous les sans-papiers, la liberté de circulation et d’installation. Il y a désormais une dizaine de pays représentés : Allemagne, Suisse, Espagne, Hollande, Autriche, Pologne...

Au sein de la Coalition, il n’y a pas de chef. Quand une action a lieu dans un pays, les principaux porte-parole sont issus des collectifs du pays. L’organisation est collégiale. En fonction des possibilités, on se mobilise pour une action dans un des pays ou on organise des actions décentralisées le même jour ou la même semaine dans chaque pays, avec une cible commune...

Peux-tu nous donner des exemples de ce que vous avez fait ?

L’action fondatrice a été la marche européenne en 2012, partie avec 121 sans-papiers de France et 7 de Belgique. Il n’y avait pas de sans-papiers allemands parce qu’ils doivent rester dans des Lager. En Suisse, les migrantEs n’ont pas même le droit de quitter leur canton. Ils n’ont donc pas osé traverser les frontières avec nous. Mais c’était une grande avancée car la marche leur a donné la force, pour la première fois, de quitter leur canton. Et puis une dizaine d’Italiens nous ont rejoints.

On est symboliquement partis de Bruxelles en passant par Hénin-Beaumont. Puis on est revenus en France, on est passés par Verdun, puis en Allemagne, en Suisse et en Italie.

À chaque étape, on avait des débats, des actions. On a fait nos propres manifestations et parfois participé à des manifestations syndicales. En Italie, on a même été dans un village à la frontière française pour retrouver des militants contre le TAV (train à grande vitesse). Et la marche a ensuite pris des cars pour repartir à Strasbourg. Ainsi on a posé la question des frontières, de la liberté de circulation et d’installation. Cela a transcendé les collectifs, notamment en Italie où, après la marche, les sans-papiers se sont mobilisés pour des occupations.

Et ensuite ?

Par la suite, il y a eu des mobilisations à Bruxelles (juin 2014) devant la Commission européenne, à Rome (novembre 2014) parce que l’Italie venait d’arrêter Mare Nostrum (dispositif de sauvetage en mer des migrantEs), à Berlin (février 2015) pour une semaine d’action mais aussi au Forum social mondial de Tunis.

En septembre dernier, il y a eu un rassemblement de la CISPM à Paris dans le cadre de la semaine Alternatiba en préparation de la COP21. Dans ce cadre, nous avons organisé le 21 septembre une manifestation à Calais pour laquelle cinq bus sont partis de Paris.

Et en février, on s’est retrouvés à Hambourg avec 1 500 personnes pour un événement organisé par des migrantEs allemands autour de la CISPM. Il y a eu des débats importants sur les questions migratoires, notamment un débat sur le rôle des femmes en lien avec les viols qui avaient eu lieu à Cologne quelques semaines plus tôt.

Pourquoi la Coalition parle-t-elle de sans-papiers et migrants ?

En France, le mot qu’on utilise est sans-papiers mais pas dans les autres pays. En Suisse comme en Allemagne, ce sont des demandeurs d’asile. Certains parlent de réfugiéEs mais c’est seulement quand le statut a été accepté. Dans certains pays, la régularisation se fait uniquement à travers le droit d’asile, ou alors en restant longtemps, notamment en se mariant. De plus, la demande d’asile peut durer plus longtemps qu’en France où tu es régularisé ou débouté. En Suisse, les déboutéEs ne sont pas expulsés : on leur demande de quitter le territoire et ils sont assignés à résidence avec 10 francs par jour. Mais il peuvent aller en prison s’ils sont arrêtés...

Mais, toi, fais-tu une distinction entre sans-papiers et migrants ?

Le terme de migrantEs permet que toutes les appellations se retrouvent. Et le migrantE peut être en situation régulière, voire avoir la nationalité. La distinction, c’est juste que le sans-papiers est le plus précaire. Mais en fait, on ne veut pas faire de distinction entre Européens, Américains ou sans-papiers. On doit tous partager la même terre. C’est le capitalisme mondial qui crée des catégories. On ne doit pas rester enfermés dans des divisions. À la CISPM, on respecte tout le monde avec sa culture, sa religion, etc.

En Suisse, un foyer de migrants a brûlé et les autorités voulaient les mettre dans des bunkers pour les réfugiéEs. Ils ont refusé et ont alors occupé un ancien théâtre. Dans cette occupation, ils acceptaient tout le monde, précaires comme sans-papiers et réfugiéEs. À la fin, ils ont obtenu un relogement, mais hélas pas la régularisation.

Est-ce que tu acceptes l’idée qu’il y a actuellement une crise migratoire ?

Ce n’est pas une « crise ». Les migrations après les deux guerres mondiales ont été bien plus importantes qu’aujourd’hui. S’il y a une crise, c’est une crise mondiale liée aux pays les plus puissants qui créent la zizanie et la misère dans nos pays, et donc le fait que des personnes fuient. Nous sommes donc contre toute guerre et pour le respect de chaque peuple.

Mais dans tous les cas, on doit être libre de partir ou de rester. Chacun doit pouvoir choisir. Or ce choix n’existe pas, parce que tout ce qui est exploité chez nous vient ici en Europe, 80 % de nos richesses. Et le reste va à ceux qui gèrent dans nos pays au bénéfice des Occidentaux, généraux et gouvernements...

Cela dit, il y aura toujours des gens qui veulent découvrir les autres pays. Il ne faut donc pas empêcher les gens d’aller où ils veulent.

Pour quelle raison l’ouverture des frontières n’est-elle même pas considérée comme une hypothèse par les pouvoirs en place ?

Parce que l’ouverture des frontières les gênerait. Ils n’ont pas l’habitude de la solidarité et du partage car ils sont habitués au système capitaliste. Mais sans les frontières, le système capitaliste n’aurait plus la possibilité de diviser pour exploiter les migrantEs, ainsi que les pays du Sud. C’est ce qui bloque le système parce qu’il est à la botte des capitaux.

À la CISPM, nous pensons que l’Europe devrait être sociale plutôt que capitaliste alors que c’est l’inverse. Et certains Européens n’ont pas non plus la liberté de circulation, comme les Roms...

Est-ce que vous faites le lien avec le mouvement actuel contre la loi travail et Nuit debout ?

Le mouvement contre la loi travail, Nuit debout, l’état d’urgence, tout cela nous concerne. On n’a pas forcement les forces physiques et matérielles pour participer pleinement, mais cela fait partie des luttes qu’on construit. Depuis 45 jours, à Nuit debout, il est aussi possible de parler de la lutte des migrantEs, il faut y être. Et comment un gouvernement qui se dit de gauche peut-il s’attaquer aux acquis des travailleurs ? Ce sera peut-être long mais tout cela peut déboucher sur quelque chose d’intéressant. Il y a l’espoir qu’un Podemos se construise en France.

Quels sont vos projets ?

il faut être visibles, montrer qu’on veut faire bouger les choses même si ce n’est pas facile. Actuellement on discute de ce qu’on va faire pour le Forum social mondial au Canada. Et on a une réunion de la CISPM à Madrid le 29 mai, notamment pour organiser les manifestations du 18 juin contre les centres de rétention en Europe.

Propos recueillis par Denis Godard