Publié le Mardi 12 octobre 2021 à 22h32.

Penser ensemble climat et biodiversité

Si rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, de l’ONU), rendu public le 23 juin, puis celui plus récent encore du 9 août ont eu la couverture médiatique justifiée par les enjeux, il en est malheureusement autrement des rapports de l’IPBES (l’équivalent du GIEC pour la biodiversité).

 

Ainsi, les médias ont à peine parlé du premier rapport commun entre les deux organismes, issu d’un travail commun en décembre 2020, et rendu public le 10 juin dernier. C’est évidemment fort regrettable tant il est remarquable que pour la première fois officiellement sont mis en évidence les liens entre crise climatique et effondrement de la biodiversité, liens sur lesquels de nombreux experts alertent depuis des années. Est enfin reconnu le fait que, si la crise climatique affecte la biodiversité, l’effondrement de la biodiversité influe négativement de manière majeure sur notre capacité à gérer la crise climatique.

Au passage, non seulement les médias y ont accordé une faible place, mais même le ministère de l’Écologie français ne semble pas avoir compris l’importance de ce rapport commun. Ainsi, seule une version en anglais (fort confidentielle) est disponible. Vous le chercheriez en vain sur le site du ministère. Pour en avoir connaissance, il faut aller sur le site de l’IPBES : « Biodiversity and climate change1 ».

Il faut noter l'avertissement en tête de rapport : le document n'est pas officiellement validé par les deux instances. En fait, cela ne remet pas en cause sa validité scientifique. Il a été écrit par 60 chercheurs, à moitié issus du GIEC (climatologues) et de l'IPBES (spécialistes de la biodiversité). S'il n'est pas « validé », c'est parce que les États membres de l'ONU qui contrôlent les deux instances, ne l'ont pas signé.

En positif le document rappelle de nombreuses fois le lien entre crise climatique et crise de la biodiversité dans les deux sens : la crise climatique accélère le déclin des espèces, le déclin des espèces accélère la crise climatique et porte atteinte à la capacité des humains à la contrôler.

Il peut y avoir des actes contradictoires, les actions pour enrayer la crise climatique peuvent paraître positives dans un premier temps, mais altèrent la biodiversité et donc seraient négatives à terme. Il en est ainsi de l'impasse visant à des reboisements artificiels aussi bien en termes de solution bas carbone que par leur impact négatif sur la biodiversité. L'inverse n'est pas vrai : les actions pouvant améliorer la biodiversité sont toujours positives pour le climat.

La complexité des interactions et, en fait, le manque de connaissances pourraient conduire à être trop optimistes ou trop pessimistes ! Le rapport note ainsi la très grande incertitude sur les changements climatiques projetés.

Les objectifs fixés pour la biodiversité pour 2020 (« Objectifs d’Aichi ») n'ont pas été atteints et les politiques d'aires protégées sont nécessaires mais pas suffisantes. Les « actions basées sur la nature » (agir pour la biodiversité) ne peuvent suffire et doivent être couplées avec des actions pour limiter les rejets anthropiques de CO2.

Il souligne certains impacts négatifs sur la biodiversité des productions d'énergie renouvelables (éolien, solaire), l'inefficacité des solutions de compensation carbone, l'urgence de cesser la déforestation, la sur-fertilisation et la surpêche, la nécessité de diminuer la demande de viande de ruminants et de produits laitiers.

Cependant, il évite soigneusement de montrer la contradiction entre les objectifs (climat, biodiversité) et le maintien de sociétés inégalitaires. Il fait complètement l'impasse sur la question du nucléaire (et de ses dangers sur la biodiversité) qui nous est tout de même présenté comme “la” réponse à la crise climatique par de nombreux États. Enfin, le document est écrit avec un incroyable verbiage et des répétitions manquant de solidité scientifique, ce qui nuira sans aucun doute à la capacité des citoyens de s'emparer du document, que les États ont par ailleurs évité de traduire et de vulgariser… Mais, probablement, les scientifiques ont cherché ainsi à éviter… la censure des États !

 

Alors que constate ce rapport ?

D’abord que parmi les diverses causes de l’effondrement de la biodiversité (changement d’utilisation des sols, exploitation intensive des ressources, pollutions, espèces invasives), le réchauffement climatique figure en bonne place.

Le rapport note ainsi que « même à 1,5 °C, les conditions de vie vont changer au-delà de la capacité de certains organismes à s’adapter ». Des écosystèmes sont plus menacés que d’autres, comme les récifs coralliens, et des espèces plus en danger que d’autres, comme toutes celles vivant près des pôles, là où l’impact du réchauffement est de trois à cinq fois plus fort que sur le reste de la planète.

Le dérèglement climatique induit le dépérissement des forêts, l’augmentation des attaques de parasites, l’augmentation des incendies (on l’a vu cet été de manière spectaculaire avec le développement des mégafeux, au cœur même de l’Europe), le dégel du permafrost qui conduit à l’augmentation de la décomposition de la matière organique et menace l’existence même des écosystèmes de toundra et des tourbières, le réchauffement des océans qui conduit à la diminution de l’oxygène dissous et impacte fortement de nombreuses espèces marines. Ainsi, un réchauffement global de 2 °C indique la perte des massifs coralliens, par acidification. En 200 ans, on est au-dessus des derniers 300 millions d’années pour la disparition de cet écosystème. Et ces récifs sont l’équivalent des forêts tropicales en milieu maritime.

Dans cette affaire, il y aura plus de perdants que de gagnants. Les espèces ne se déplacent pas ou très peu, ce sont les populations par sélection naturelle qui modifient leur aire de répartition. Et il est très difficile et très long de conquérir de nouveaux territoires.

Évidemment quelques espèces sont (provisoirement !) gagnantes. Certaines augmentent leur aire de répartition vers le nord, mais pas toujours avec la compensation d’effectifs due à la perte de territoires plus au sud. D’autres hivernent plus au nord (comme la Cigogne blanche ou l’Hirondelle rustique en France), ou vont migrer moins loin. Certaines changent leur voie de migration pour compenser la désertification plus au sud. Un exemple est donné par une petite espèce d’oiseau européenne, la Fauvette à tête noire, dont une partie de la population a pu (en 30 ans !) remplacer les territoires d’hivernage africains par des secteurs situés en… Europe de l’Ouest.

Mais la plupart sont perdantes. Les espèces nordiques déclinent. En montagne, les espèces cherchent à monter en altitude comme le papillon Apollon. Une étude autrichienne indique la disparition de plantes d’altitude (reliques glaciaires). Dans les Alpes, un oiseau, le Lagopède alpin est observé 100 m plus haut qu’il y a 10 ans. On constate aussi un décalage migration-proies comme pour le Gobemouche noir, passereau nordique, qui est programmé pour revenir aux mêmes dates depuis des milliers d’années, mais qui ne peut plus élever ses nichées car les proies (insectes) ont vu leur pic de présence avancé de plusieurs semaines suite au réchauffement. Les colonies d’oiseaux marins deviennent stériles suite à la montée vers le nord des proies.

La toundra nordique disparaît et avec elle le cortège des nombreuses espèces qui s’y était adapté comme par exemple le Renard polaire, victime de la nouvelle compétition avec le Renard roux qui envahit son territoire. Des espèces sont victimes de parasites nouveaux comme les amphibiens, les abeilles, auxquels elles n’ont pas le temps de s’adapter.

Les systèmes de coévolution entre espèces sont perturbés : avec l’augmentation du CO2 les plantes poussent plus vite mais la teneur en azote nécessaire à la synthèse des protéines diminue. Un des résultats est une diminution de la croissance des chenilles, qui conduit à la diminution des oiseaux.

Le changement climatique accélère la perte de biodiversité. C’est une question de rythme, les espèces n’ont pas le temps de s’adapter à des changements si rapides.

Mais si les impacts négatifs du changement climatique sur la biodiversité sont mis en évidence depuis quelques années, on commence à prendre conscience que la diminution de la biodiversité influe aussi en négatif sur le climat.

Cette prise de conscience conduit les auteurs du rapport commun IPBES/GIEC à insister sur l’importance de cesser la destruction des écosystèmes qui stockent le carbone, en particulier « les forêts, les zones humides, les tourbières, les pâturages, les savanes, les mangroves ou les eaux profondes ». Ils estiment que diminuer la déforestation pourrait faire baisser de 10 % les émissions mondiales de CO2 liées aux activités humaines. Ils mettent aussi en avant l’importance de restaurer les écosystèmes dégradés qui est une solution « parmi les moins chères et les plus faciles à mettre en œuvre ». Cela permettrait ainsi de « recréer des habitats pour les animaux et les plantes, contenir les inondations, limiter l’érosion des sols, permettre la pollinisation ».

Ils notent l’urgence de réformer en profondeur le système agricole par l’agroécologie et l’agroforesterie en diversifiant les espèces végétales et forestières, à la fois pour agir sur le dérèglement climatique et sur l’érosion de la biodiversité. Ils remettent en cause les plantations d’espèces d’arbres exotiques, présentées comme solution pour le climat alors qu’elles sont plus sensibles au changement de celui-ci et aux parasites et très négatives pour la biodiversité.

Ils critiquent l’impasse des bioénergies, qui, pour maintenir la consommation actuelle d’énergie, sacrifient la biodiversité et mobilisent les terres au détriment des besoins en alimentation pour les populations.

 

Que conclure de tout cela ?

Préserver la biodiversité constitue un des meilleurs outils pour améliorer notre capacité de réponse au réchauffement climatique. Il faut en effet rappeler que les milieux naturels absorbent 50 à 60 % des gaz à effet de serre produits par l’humanité. Le meilleur système de stockage de carbone, c’est la biodiversité, pas les délires technologiques de captation artificielle du carbone vantée par des apprentis sorciers qui rêvent surtout des dollars qui les accompagneraient.

C’est un cercle vicieux : le réchauffement climatique induit la perte de biodiversité qui elle-même aggrave le réchauffement climatique. Cela réduit les possibilités pour les humains de résister à ses impacts (voir la disparition des mangroves et le rôle des coraux dans la protection naturelle du littoral face aux tempêtes).

Il faut avoir en tête aussi la perte de la couverture forestière : il reste seulement 54 % du niveau préhistorique depuis le néolithique.

On peut ajouter que la perte de biodiversité a d’importants impacts sur la capacité des populations humaines à s’adapter. On réduit la boîte à outils à disposition de l’humanité pour réagir. Les récents travaux scientifiques indiquent une corrélation entre diminution de la biodiversité et réduction des services écologiques (production de biomasse, capacités à décomposer/recycler). Pour les humains, sont affectés le rendement des cultures, la production de bois, la résistance aux pathogènes dans les cultures, la réduction du contrôle biologique (prédation), la diminution de la pollinisation. On constate que 50 % de l’économie mondiale repose sur le fonctionnement des écosystèmes. En fait 100 % si on compte la chimie de l’atmosphère, le cycle du carbone et de l’eau, celui des nutriments, la formation des sols.

Mais la perte de biodiversité conduit aussi à la perte de l’adaptabilité, la perte des possibles. Une espèce disparue qui existait grâce à l’interaction avec les autres a peut-être la clé de la survie de l’espèce humaine face aux chocs des changements dans la biosphère (qu’ils soient imputables aux humains ou pas). Des travaux récents montrent une relation importante entre le nombre d’espèces végétales, la productivité et la durabilité de l’écosystème et ses capacités de reconstitution.

La crise de biodiversité, la crise climatique, c’est notre cadre de vie. Mais c’est aussi une opportunité d’entraîner les citoyens vers un autre projet. Avant, l’idée d’une autre société constituait un espoir de mieux vivre pour la majorité. Aujourd’hui, une autre société, c’est le seul moyen de survivre touTEs.

Mais est-il déjà trop tard ? Et si on apprenait l’humilité ? Notre chance est qu’en fait on ne comprend pas grand-chose ! On est toujours surpris par les capacités des espèces à évoluer, des écosystèmes à se reconstituer. La biodiversité de demain sera différente, mais si nous agissons vite, elle peut repartir à la hausse. En matière de climat, c’est plus complexe à cause des effets retard (qui sont mieux documentés que pour les écosystèmes très complexes). Mais nous ne savons pas tout des interactions considérables entre la biodiversité et les systèmes physico-chimiques qui régissent le climat. Il est par contre certain qu’enrayer la crise de biodiversité serait un fantastique levier pour enrayer celle du climat. Nous ne pourrons pas stopper la crise climatique seuls. Nous avons besoin d’alliés, que sont les autres espèces, qui sont autant en danger que nous et qui agissent déjà pour contrôler la crise climatique.

Aucune équipe de recherche n’est en mesure aujourd’hui de modéliser un point de non-retour pour les humains. Alors non, il ne nous reste pas 10 ou 12 ans pour agir, comme on peut le lire trop souvent dans la presse. Pas une seconde à perdre pour agir au quotidien, dans nos comportements et en mettant à bas les pouvoirs politiques et économiques. Plus vite nous agirons, plus nous augmenterons nos chances d’enrayer la crise de biodiversité et la crise climatique.

Le changement climatique et l’érosion de la biodiversité sont à traiter ensemble. Ils s’amplifient l’un et l’autre, leurs impacts se cumulent, certaines causes sont communes, nos capacités d’atténuation et d’adaptation dépendent de l’un et de l’autre.

Agir pour enrayer la crise climatique, c’est agir pour préserver la biodiversité. Agir pour préserver la biodiversité, c’est agir pour enrayer la crise climatique et à minima agir pour mieux gérer celle-ci.

Et il est peut-être temps de rappeler que le premier rapport de l’IPBES (2019) indique que le changement ne peut se faire qu’« au prix de la transformation des facteurs économiques, sociaux, politiques et technologiques »… Il souhaitait des « réformes fondamentales des systèmes financier et économique mondiaux » au profit d’une « économie durable ». Étaient ciblés concrètement dans le rapport : l’agriculture intensive, la pêche industrielle, l’exploitation forestière et minière.

Bref, le capitalisme.