Publié le Vendredi 23 octobre 2020 à 10h32.

La CES, un bilan globalement négatif

S’organiser au-delà des frontières est une problématique aussi vieille que le mouvement ouvrier. Première expression d’une solidarité transfrontalière organisée, l’AIT naît en 1864, alors même qu’en France, les syndicats n’ont pas encore d’existence légale. Puis, à partir des années 1880 apparaissent des secrétariats professionnels internationaux, avant qu’à la suite d’une proposition formulée par la CGT, éclose en 1902 un Secrétariat syndical international, transformé en 1913 en Fédération syndicale internationale (FSI). Mais déjà, la plus vieille des confédérations françaises, aux conceptions révolutionnaires et de lutte des classes, n’est pas toujours très à l’aise dans un paysage militant occidental pluriel, dominé par les conceptions sociale-démocrates et travaillistes.

Un fractionnement ancien

[…] Les approches disparates du syndicalisme trouvent leur traduction dans l’espace international. C’est ainsi que les syndicats chrétiens se coordonnent à part, en instaurant en 1908 leur propre Secrétariat syndical international.

Par la suite, les fractures confessionnelles et, surtout, politiques, président à un émiettement de l’internationalisme. Ainsi, l’entre-deux-guerres voit la FSI cohabiter avec une Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC) fondée en 1919 et une Internationale syndicale rouge (ISR) d’obédience communiste née en 1921 et dissoute en 1937.

Il en va alors un peu du syndicalisme international comme du syndicalisme français : le pluralisme sur fond de divisions est la règle, les épisodes unitaires sont l’exception. Lorsqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un élan d’unité permet de lancer la FSM, l’initiative se brise rapidement sur l’écueil de la bipolarisation du monde. En 1949, alors que la Guerre froide bat son plein, les organisations se reconnaissant dans le bloc occidental se rassemblent dans la CISL, tandis que désormais, le destin de la FSM est lié à celui du bloc soviétique. Quant au syndicalisme chrétien, il continue de cheminer en autonomie, avec la CISC, transformée en 1968 en Confédération mondiale du travail (CMT).

Le champ syndical français, en voie d’émiettement renforcé, se disperse logiquement entre ces différentes structures : la CGT de culture communiste siège à la FSM, la CGT-FO, dont l’anticommunisme est l’une des dimensions existentielles, se trouve à la CISL, à laquelle la CFDT adhère pour sa part en 1988, la CFTC reste ancrée à la CISC, puis à la CMT.

Aujourd’hui, la situation n’est plus tout à fait la même. Si l’atomisation de l’espace syndical demeure plus que jamais la règle en France, les principales organisations de notre pays adhèrent en revanche pour la plupart aux mêmes structures internationales. La Confédération syndicale internationale (CSI), née en 2006 de la fusion de la CISC et de la CMT, compte ainsi dans ses rangs nos quatre principales confédérations (CFDT, CGT, CGT-FO, CFTC). Leurs activités transnationales sont également, voire plus spécialement axées sur la CES, où elles retrouvent aussi l’UNSA. La FSU, qui a officialisé sa demande d’adhésion en 2011, voit certains de ses syndicats participer au Comité syndical européen de l’éducation (CSEE), fédération de la CES. Autrement dit, hormis principalement le syndicalisme catégoriel incarné par la CFE-CGC et l’Union syndicale Solidaires, le champ militant national se retrouve pour l’essentiel à la CES.

Du reste, l’implication française au sein du syndicalisme européen s’est progressivement renforcée, tant en termes d’intégration des organisations que de prises de responsabilités. Exemple à la fois significatif et symbolique, à l’image de la fonction occupée, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, est devenu en mai 2019 le premier président français de la CES à la quasi-unanimité (95,9 % des suffrages).

Un regroupement interrogé

Pour autant, singulièrement en France, des doutes et des débats entourent la participation à une structure comme la CES, qui paraît davantage fonctionner selon le modèle de négociation collective et de cogestion apaisé, dit « néo-corporatiste », d’Europe du nord-ouest, plutôt qu’en suivant la tradition sud européenne du rapport de force et du conflit ouvert. Elle tend à cristalliser les jugements de valeur, à cliver, tant dans le monde syndical que dans celui de la recherche.

Pour certains, essentiellement présents dans les rangs du syndicalisme dit de « transformation sociale » et parmi les intellectuels les plus critiques, se plonger dans ce bain européen est une dangereuse illusion, symptomatique de l’inclusion du syndicalisme français dans une démarche de recentrage généralisée qui, partie de la CFDT, a gagné jusqu’à la CGT, au temps des mandats de Louis Viannet et, surtout, de Bernard Thibault. Pour ceux-là, la CES est un reflet hypertrophié de l’institutionnalisation du syndicalisme, soit de son intégration et de son association aux logiques et aux prises de décision de l’ordre dominant. Inefficace, voire inutile et nuisible pour les travailleurs, elle incarnerait ainsi « un syndicalisme de compromission » davantage que de compromis, un « syndicalisme d’accompagnement » du capitalisme plutôt que de lutte1. Dans l’univers académique engagé, ce type d’opinion a été parfaitement synthétisé par Pierre Bourdieu il y a plus de vingt ans :

« […] le syndicalisme tel qu’il se manifeste au niveau européen se comporte avant tout en « partenaire » soucieux de participer dans la bienséance et la dignité à la gestion des affaires en menant une action de lobbying bien tempéré, conforme aux normes du « dialogue » cher à M. Jacques Delors. Et on devra accorder qu’il n’a pas fait grand-chose pour se donner les moyens organisationnels de contrecarrer les volontés du patronat […] et de lui imposer, avec les armes ordinaires de la lutte sociale, grèves, manifestations, etc., de véritables conventions collectives à l’échelle européenne. »2

[…] Pour d’autres, l’implication des organisations françaises dans la CES et l’articulation de l’action syndicale dans un cadre communautaire sont incontournables, compte tenu notamment de l’ampleur prise par les décisions européennes sur les orientations sociales et économiques nationales :

« L’incidence grandissante de la législation européenne sur la vie de tous les jours, a changé le cadre d’action des syndicats. Pour défendre leurs membres et négocier en leur nom efficacement au niveau national, ils doivent coordonner leurs activités et leurs politiques sur le plan européen. Pour influencer l’économie et la société au sens large, ils se doivent de parler d’une même voix et d’agir de concert au niveau européen. C’est la raison d’être de la CES. »3

Dans le même ordre d’idée, au niveau des entreprises également, l’importance croissante des firmes transnationales et leur fonctionnement de nature supranationale nécessiteraient « une coordination et [...] une organisation commune ».4

Ces logiques argumentaires participent d’un dispositif parmi les plus récurrents des « défenseurs de la CES », qui « font valoir que l’existence même de cette institution syndicale, sa présence au sein des centres de décision de Bruxelles, sont porteuses d’enjeux considérables »5. Autrement dit, « le syndicalisme européen est perfectible, c’est un fait, mais il est là »6. Et ses limites résulteraient pour une bonne part de l’état du champ militant et du rôle attribué à la CES par les organisations qui la composent. Sa « faiblesse est donc autant et peut-être davantage le reflet de la faiblesse idéologique et pratique des syndicats nationaux européens que le produit de la geste libérale produite à Bruxelles »7, tandis que « les reproches adressés à la CES de n’être qu’une superstructure très éloignée du terrain de l’action se trompent de cible car cet état n’est que l’envers des décisions de ses affiliés de la maintenir dans ce rôle ».8

Au demeurant, ses atouts ne seraient pas négligeables : par exemple, « elle dispose d’acquis institutionnels [...] et de certains apprentissages collectifs qui constituent autant de points d’appuis au moins potentiels à la construction d’une puissance d’agir. Elle a réussi à constituer un cadre de rencontres entre syndicalistes et à accumuler une expertise technique et juridique considérable »9

[…] En France, les points de vue sont volontiers établis à l’aune du positionnement choisi par rapport au corpus de valeurs historiques du syndicalisme et, plus spécifiquement, de la CGT (lutte des classes, pratique gréviste, critique voire rejet des institutions dominantes, projet révolutionnaire ou de « transformation sociale »...). Selon que ces principes restent considérés d’actualité ou, au contraire, sont estimés archaïques ou tout au moins grandement amendables, le regard porté sur la CES se révèle radicalement négatif ou, au contraire, globalement positif....

[…] L’approche « la plus courante et aussi la plus inévitable est de la saisir dans son articulation à la construction européenne elle-même comme projet politique et comme espace de relations professionnelles » ; plus rarement, les travaux publiés l’abordent « comme une forme déterminée d’organisation de relations entre syndicats par-delà les frontières nationales »10.

Une homogénéisation qui ne répond pas aux nécessités de l’internationalisation des luttes

Puisqu’une conclusion est faite pour répondre à une problématique, plions-nous à l’exercice. La CES est-elle un contre-pouvoir ? Si on le définit comme une structure installée entre le citoyen et les institutions, aussi autonome que possible tant dans ses modes d’expression que dans ses pratiques, disjoint des impératifs de l’ordre dominant pour mieux faire valoir ceux du groupe représenté, la réponse incline à la négative.

Est-elle un lobby au service de la construction européenne ? Si l’on donne à cette caractérisation une acception selon laquelle la CES serait une structure plaçant la solidarité à l’égard de la construction européenne, y compris dans ses phases les plus libérales, comme le curseur fondamental de ses incursions dans le champ socio-politique, la réponse est oui. Si l’on considère en outre qu’elle privilégie, tel un lobby, les interventions dans l’espace institutionnel et des pratiques d’influence plus que de rapport de force, la réponse est toujours oui…

[…] Son histoire le démontre, la CES s’assume, voire se revendique ainsi. D’ailleurs, les syndicats ouest-européens culturellement les plus assis sur des valeurs de lutte des classes n’ont pu l’intégrer qu’à partir du moment où leur processus de recentrage les a conduits à édulcorer leurs pratiques mobilisatrices, leurs analyses de la construction européenne et leurs discours de rupture avec le capitalisme…

[…] Depuis trois décennies, les distinctions entre les modèles syndicaux européens n’ont en effet cessé de s’estomper, parallèlement à l’affaissement des grands clivages idéologiques, avec la chute du mur de Berlin et des démocraties populaires. Pour autant, cette homogénéisation n’a guère engendré de gains d’efficacité pour le syndicalisme, tant au niveau national qu’européen. Il est incontestablement en mal de réussite. Dans chacun des pays de l’UE, le périmètre des droits sociaux tend à se rétrécir, le rouleau compresseur libéral a largement déconstruit les services publics et, sans que le fédéralisme soit devenu la norme absolue du fonctionnement de l’Europe, son « programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur »11 s’est déroulé avec la complicité d’États progressivement dévitalisés et rechignant à assumer pleinement le bien commun.

Ces transformations structurelles se sont produites sous les yeux d’une CES qui aurait cherché « à améliorer des dispositifs existants ou à contrecarrer les tendances les plus défavorables aux salariés »12, d’évidence sans grands succès. Certes, ses défaillances reflètent les faiblesses des syndicalismes nationaux et leur investissement longtemps marginal dans cet internationalisme européen. Il n’empêche que de telles explications sont insuffisantes. Un syndicalisme de partenariat social la plupart du temps sans partenaires désireux de faire avancer l’arlésienne de l’« Europe sociale » peine à démontrer de son efficience…

[…] Un bilan critique du quasi-demi-siècle de la CES est un préalable, avant une indispensable réflexion sur les orientations, les projets à défendre, les modalités d’action à envisager en toute indépendance. Il apparaît en outre nécessaire de penser à la manière d’articuler les luttes nationales qui ne sont pas près de s’éteindre, pour les faire déboucher sur des mobilisations chronologiquement synchronisées dépassant le temps d’une journée d’action, tant il est désormais manifeste qu’une pression ponctuelle n’amène plus les systèmes de pouvoir à transiger.

  • 1. Pour reprendre des appréciations émanant pourtant du président de la CES de 1982 à 1985, Georges Debunne, À quand l’Europe sociale ?, Paris, Syllepse, 2003.
  • 2. Pierre Bourdieu, « Pour un mouvement social européen », Le Monde diplomatique, juin 1999.
  • 3. https://www.cgt.fr/dossi…
  • 4. Anne-Catherine Wagner, Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la CES, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2005, p. 19.
  • 5. Ibid.
  • 6. Jean-Marie Pernot, « Actualités de la FSM ou le retour des “morts vivants” », https://syndicollec- tif.fr/apres-jean-pierre-page-un-article-de-jean-marie-pernot-sur-la-fsm/
  • 7. Id., « Européanisation du syndicalisme, vieux débats, nouveaux enjeux », Politique européenne, 2009/1, n° 27.
  • 8. Id., « Agir syndicalement en Europe. La CES, un espace pour l’action collective ? », La Revue de l’IRES, n° 96-97, 2018/3-2019/1, p. 148.
  • 9. Id., « Européanisation... », op. cit.
  • 10. Jean-Marie Pernot, « Agir... », op. cit., p. 125.
  • 11. Pierre Bourdieu, « L’essence du libéralisme », Le Monde diplomatique, mars 1998.
  • 12. Jean-Marie Pernot, « La CES, un acteur social de basse intensité », Savoir/Agir, 2009/2, n° 8, p. 135.