Les outils critiques pour rendre compte des phénomènes de bureaucratisation dans les syndicats ont été élaborés depuis longtemps. Car c’est d’abord de bureaucratisation dont il a été question avant de parler aussi d’institutionnalisation. Marx et Engels ont été les premiers à pointer la dimension ambi-valente de l’action des syndicats et à interroger leur rôle dans un processus révolutionnaire. Ainsi, les premières approches du phénomène bureaucratique dans les syndicats sont indissociables d’une réflexion sur le type de revendications dont ils sont porteurs et sur les limites des combats menés.
Plus tard, dans le sillage notamment des travaux de Robert Michels, à la fois syndicaliste révolutionnaire et disciple de Max Weber, la question de la bureaucratisation s’est quelque peu déplacée pour porter sur la division du travail militant au sein des syndicats et sur les formes de concentration du pouvoir aux mains d’une élite ouvrière. Un rappel synthétique de ces cadres théoriques permet de questionner leur actualité.
Les syndicats, outils de résistance, de conscientisation et… de contrôle social
Observateurs du développement des trade-unions dans l’Angleterre en pleine révolution industrielle dans la deuxième moitié du XXe siècle, Marx et Engels sont les premiers à insister sur le caractère ambivalent de l’action syndicale. Dans la conférence traduite en français sous le titre Salaire, prix et profit, Marx insiste sur le fait que les syndicats sont les lieux cardinaux d’organisation du conflit de classes. Ils permettent aux travailleurs de sortir de l’isolement que crée l’illusion juridique du contrat de travail et de se constituer, en tant que collectif, dans leur lutte quotidienne contre « les escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiètements ininterrompus du capital ». Mais il insiste aussi sur le fait que cette lutte défensive peut devenir très vite leur seul horizon, au bénéfice relatif de petits groupes de salariés disposant, grâce à leurs mobilisations passées ou à des qualifications recherchées, de meilleures conditions que d’autres. Sa réflexion est nourrie par l’attitude des trade unions britanniques qui, construits sur la défense du métier, sur le contrôle des embauches et des qualifications, cherchent avant tout à agir sur un marché du travail localisé. Face à ce risque d’enfermement dans une action défensive et ne bénéficiant qu’à une petite élite ouvrière, Marx pointe la nécessité d’aller plus loin, de mettre en œuvre – comme les délégués cégétistes réunis à Amiens en 1906 le diront à leur tour – la « double besogne » du syndicalisme, soit la lutte au quotidien, mais aussi l’articulation de celle-ci avec un projet radical de changement de société, projet éminemment politique car permettant de penser l’émancipation sociale. Or, toute la difficulté du syndicalisme provient du fait que le rapport entre les deux est dialectique : sans le combat mené au quotidien sur le lieu de travail, en prise avec la réalité que vivent les salariés, l’action syndicale ne parvient pas à faire émerger un intérêt commun, une dynamique collective. Marx précise ainsi : « si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure ». Mais, à l’inverse, sans lien avec des outils critiques permettant de comprendre ce qui se joue dans les rapports de production, les syndicats peuvent s’enfermer ou se laisser enfermer dans une activité défensive et/ou de revendication immédiate facilement canalisable par les directions d’entreprise.
Les analyses proposées par Marx ont fortement imprégné les débats au sein du mouvement ouvrier. Dans la deuxième édition allemande de La situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1892, Engels note : « Ils [les ouvriers des grands Trade Unions] constituent une aristocratie à l’intérieur de la classe ouvrière ; ils sont parvenus à conquérir une situation relativement confortable et cette situation, ils l’acceptent comme définitive. » Cette tendance au réformisme portée par une fraction ouvrière qui bénéficie de la division sociale et internationale du travail (l’Angleterre d’alors étant à la tête d’un vaste empire colonial) devient sous la plume de Lénine dans Que faire ? (1902) un risque permanent dans les syndicats. Pour y faire face, il faut apporter la « conscience politique de l’extérieur », rôle qu’il confie à une avant-garde (le parti). Pour Rosa Luxemburg dans Grève de masse, parti et syndicat (1906), c’est la dissociation entre lutte économique et lutte politique qui nourrit le phénomène bureaucratique dans les syndicats. Ces derniers se laissant absorber par l’action sur le terrain économique au risque de perdre en combativité, voire d’être intégrés dans l’entreprise. Ils peuvent ainsi devenir des organes de contrôle de la combativité ouvrière, voire de domestication du groupe ouvrier. L’option pour contrer cette tendance passe alors par la primauté donnée à l’auto-organisation et à la forme du conseil.
Sur les faux-semblants de la démocratie syndicale
À ces premières analyses sur les difficultés à maintenir l’action syndicale dans une optique révolutionnaire s’est ajoutée celle proposée par Robert Michels à la veille de la Première guerre mondiale1. Michels connaît de l’intérieur le syndicalisme révolutionnaire, en Italie, en France et il a également fréquenté les syndicats socialistes en Allemagne. Il va prendre chez le sociologue Max Weber l’idée que toutes les organisations, y compris celles qui ont pour objectif de changer radicalement la société, sont traversées par des phénomènes de concentration du pouvoir, de centralisation de l’information et de sacralisation des chefs. L’autonomisation d’une frange de dirigeants, lesquels s’embourgeoisent progressivement en quittant la condition ouvrière, les conduit à confondre l’organisation qu’ils sont censés servir et leurs propres intérêts.
Face à un pouvoir économique et politique traversés par des processus de rationalisation, les syndicats sont d’une certaine contraints à être efficaces pour survivre. Cela nourrit en leur sein des logiques de spécialisation et de professionnalisation. Les intuitions développées par Robert Michels, alors même que les appareils syndicaux étaient encore très réduits et que les espaces institutionnels de représentation quasi inexistants, ont ensuite été souvent reprises pour comprendre les logiques d’autonomisation des équipes dirigeantes par rapport à la « base » et les formes de division du travail militant. Michels a été beaucoup lu en particulier au sein des intellectuels trotskystes américains dans les années 1930 – notamment par James Burnham – puis au sein de la Nouvelle gauche dans les années 19602.
Actualité de ces analyses
Bien que forgés au début du mouvement syndical, ces approches de la bureaucratie syndicale reste en partie opérantes. Elles invitent à comprendre en particulier comment les syndicats sont poreux à leur environnement, comment en devant s’adapter aux transformations du capitalisme et des entreprises, ils intègrent aussi des logiques de rationalisation extérieure. Il est ainsi intéressant de voir combien dans une partie du syndicalisme américain qui a déployé depuis les années 2000 des dynamiques de renouveau avec des campagnes d’organisation des travailleurs précaires, des outils managériaux ont dans le même temps été adoptés pour piloter celles-ci . Elles invitent aussi à dépasser la simple dichotomie base/sommet pour comprendre combien des pratiques bureaucratiques – consistant notamment à faire passer les intérêts de l’organisation avant les finalités qu’elle est censée poursuivre – peuvent exister à tous les niveaux.