Publié le Jeudi 22 octobre 2020 à 14h38.

L’incontournable bureaucratisation des syndicats

Si comme cela est développé dans la première partie de ce dossier le ou les cadres théoriques de l’institutionnalisation du syndicalisme sont anciens, il est indispensable de revenir sur ses évolutions et d’en saisir les traits récents, actuels, pour en combattre, en limiter les effets que ce soit dans l’activité quotidienne ou dans des situations plus favorables de mobilisations favorisant le développement de formes d’auto-organisation prenant le contrepied de cette institutionnalisation.

 

Au fil de l’évolution du système capitaliste, les contradictions du syndicalisme vont s’enraciner et se développer. Des dispositions légales vont, tout au long du XXe siècle, permettre d’une part la construction du syndicalisme dans les entreprises et, d’autre part, une insertion toujours plus importante dans des organismes de concertation, de gestion, de cogestion liés à l’appareil d’État.

Une longue histoire

Dès ses premiers pas, le mouvement syndical a été l’objet d’injonctions contradictoires lui donnant d’un côté des possibilités d’existence, de reconnaissance par la classe ouvrière, et de l’autre un rôle d’encadrement des mobilisations. Ainsi, lors des débats de la loi du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels Jules Ferry pouvait déclarer « La liberté des grèves a apaisé et assaini, en quelque sorte, la grève ; nous sommes convaincus que la liberté des syndicats aura pour résultat de réduire le nombre de grèves, de rendre les solutions amiables plus faciles, de favoriser les arbitrages »1. Une mise en place qui fut plutôt mal accueillie par des syndicats et des militantEs qui refusaient la construction d’un patrimoine syndical au vu, déjà, des risques de corruption idéologique.

Une première étape est franchie, lors de la Première Guerre mondiale lorsqu’n 1917, le socialiste d’Union sacrée Albert Thomas, ministre de l’Armement, craignant les capacités de mobilisation des salariés d’un secteur essentiel à l’effort de guerre, met en place des dispositions susceptibles de canaliser leurs revendications avec l’introduction de délégués dans les établissements œuvrant pour la Défense nationale. C’est dans le cadre de la grève générale de 1936 et du gouvernement de Front populaire que vont commencer à se consolider les dispositifs. Si le patronat effrayé par le développement « incontrôlé » de la grève défend la mise en place de délégués du personnel, c’est pour tenter un contournement des syndicats. Des contradictions pointées par Simone Weil : « Les délégués ont un pouvoir double, vis-à-vis des patrons, parce qu’ils peuvent appuyer toutes les réclamations [...], par la menace du débrayage ; vis-à-vis des ouvriers, parce qu’ils peuvent à leur choix appuyer la demande de tel ou tel ouvrier, interdire on non qu’on lui impose une sanction, parfois même demander son renvoi… Le pouvoir que possèdent les délégués a, dès à présent, créé une certaine séparation entre eux et les ouvriers du rang ; de leur part, la camaraderie est mêlée d’une nuance très nette de condescendance et souvent les ouvriers les traitent un peu comme des supérieurs hiérarchiques »2. Du côté patronal, le délégué est d’abord un contournement d’un syndicat abhorré, mais il ne saurait avoir trop de pouvoirs. Les employeurs défendent une conception restrictive du rôle des délégués du personnel selon laquelle les rapports directs des ouvriers avec la hiérarchie doivent rester la règle. Ils ne peuvent pas entretenir de relations avec des organismes extérieurs à l’entreprise comme l’inspection du travail ou le syndicat et, dans l’entreprise, leur rôle doit être limité et ils ne sauraient représenter que leurs collègues d’atelier ou de service, mais non les salariés de l’entreprise.

Cette généralisation des délégués du personnel et la mise en place des Conventions collectives élargit considérablement les bases matérielles de « fonctionnarisation » du syndicalisme.

Cet épisode est à l’origine d’une grande vague d’adhésions. La CGT passe de 785 000 adhérentEs en 1935 à plus de quatre millions en 1937. Avec près de 850 000 adhérentEs, la fédération de la métallurgie devient la première de la Confédération avec un taux de syndicalisation de 72 %, contre 3,9 % auparavant.

Une situation qui, à la veille de la Seconde guerre mondiale, inquiète la bourgeoisie : les grèves de 1938 suscitent une énorme répression. À Billancourt, 28 000 ouvriers sont licenciés et seuls 60 % réembauchés. Le 30 novembre, l’armée quadrille Paris et sa banlieue. La répression s’amplifie : 800 000 ouvriers sont licenciés temporairement ou définitivement, soit près de 10 % de la population ouvrière. Le réembauchage permet au patronat d’écarter les militants et responsables syndicaux. En janvier 1939, on estime à environ 15 000 le nombre de militants syndicaux toujours sans emploi.

Consolidations

À la sortie de la Seconde guerre mondiale, le gouvernement, intégrant le PCF, vise à associer pour la « reconstruction du pays », la classe ouvrière et la bourgeoisie. La mise en place de la Sécurité sociale, des comités d’entreprise, les nationalisations et la multiplication des structures de négociations fournissent les bases du développement considérable des appareils syndicaux, c’est-à-dire pour l’essentiel de la CGT.

L’hégémonie du PCF donne le cadre politique de l’institutionnalisation de la CGT. Les oscillations de la politique du PCF, en liaison avec celle de l’URSS, produit des injonctions comme le célèbre « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe » de Thorez rapidement mises en cause avec l’éviction du gouvernement des ministres communistes et le développement de la guerre froide et des luttes ouvrières (Renault, grèves de 1953).

Plus qu’une double nature, il s’agit d’une double fonction du syndicalisme. D’une part, pénétrer l’appareil d’État et ses structures environnantes. La mise en place ou le développement du Conseil économique, de la Commission supérieure des Conventions collectives, des Comités d’entreprise, du C.A. de la Sécurité sociale, de la Caisse d’allocations familiales, de structures paritaires multiples dans la fonction publique, font franchir un pas décisif à l’institutionnalisation du syndicalisme en même temps qu’il exacerbe la concurrence entre les Confédérations.

D’autre part, la CGT doit prolonger la légitimité issue de la Seconde guerre mondiale par une présence active dans les mobilisations, les grèves, les affrontements à l’État. Ceci est d’autant plus important dans un moment où la colère s’amplifie au lendemain de la misère et des privations dont les salariéEs pensaient échapper avec la fin de la guerre.

Les IRP réfractent ces contradictions. Même si la définition des Comités d’entreprises exclue leur participation à la gestion, les limitant à une mission d’information et de contrôle, la multiplication des activités sociales entraîne un accaparement de nombre d’éluEs dans ces activités au détriment de la présence dans les ateliers et les bureaux. Avec, en 1947, 24 243 éluEs contre 2 383 à la CFTC et 802 à la CGC, c’est bien la CGT qui encadre, donne la tonalité de l’activité des CE.

Débats et contradictions vont se révéler dès 1955, à Renault Billancourt, avec le positionnement face à un accord d’entreprise jusque-là toujours repoussé par la CGT. Cet accord concédait notamment une troisième semaine de congés payés, avec, en contrepartie, un préambule appelant à la collaboration de classe et des articles comportant des clauses antigrèves. Le syndicat CGT de la « Forteresse ouvrière », opposé dans un premier temps à la signature de l’accord, revint sur sa position après l’intervention de Benoît Frachon et de la direction confédérale. Un accord qui fera tâche d’huile dans la métallurgie (certes, souvent sans la CGT) avant qu’un gouvernement « socialiste » ne l’inscrive dans la loi en mars 1956.

Au fil du temps, la baisse régulière du poids de la CGT (qui représente malgré tout encore 44,9% des élus en 1967) va amplifier ces tendances à l’institutionnalisation des institutions représentatives du personnel (IRP) au niveau des entreprises. FO, CFTC et CGC s’inscrivent en effet dans une logique de refus de confrontation avec le système.

La reconnaissance juridique, en 1968, des syndicats à ce niveau, quelle que soit la volonté initiale, va anticiper, accélérer l’enfermement des syndicalistes à ce niveau. Pour M. Marcenet, rapporteur de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, « la section syndicale, parce qu’elle sera rivée aux réalités de l’entreprise, prendra l’optique du dialogue ». Pour le centriste Joseph Fontanet, la situation antérieure favorisait « l’irresponsabilité » et la « frustration » et engendrait des « mouvements sociaux [...] sauvages et incontrôlés, permis par le comportement d’une masse aveugle et inorganisée… ». La section syndicale d’entreprise, au contraire, est un instrument de paix sociale. La commission des Affaires sociales espère même que le projet « contribuera à la disparition de la lutte des classes et à l’avènement de rapports nouveaux entre les hommes »3. En pratique, ceci a conduit à un affaiblissement des structures locales, interprofessionnelles avec une imprégnation de l’esprit d’entreprise, une réduction des échanges et mobilisations interprofessionnelles, souvent plus porteuses de contestation plus politique, plus radicale.

Au fil des modifications du Code du travail, les IRP vont prendre une place de plus en plus importante dans le temps syndical. Comité central d’entreprise, comité de groupe, comité de groupe européen et même mondial vont enfermer toujours plus de militantEs dans des activités où les confrontations avec le pouvoir patronal sont de plus en plus enserrées dans des cadres institutionnels. L’investissement, avec les lois Auroux de 1982, dans les CHSCT de nombre de militantEs a tendu – au-delà des compétences qui leur sont attribuées – à transformer nombre de militantEs en spécialistes de ces questions en corrélation avec les organismes d’expertises aux motivations variables. De même l’élargissement des droits économiques des CE et des CCE va favoriser la multiplication, le développement d’organismes d’expertise aux relations ambiguës avec les structures syndicales et validant les procédures de dialogue social. La multiplication de ces dispositions sur le dialogue social, de concertation avec les partenaires sociaux va peser toujours davantage sur les pratiques tant au niveau national que des entreprises (négociation annuelle sur les salaires, la durée et l’organisation du travail, mise en place des Plans de sauvegarde de l’emploi).

Dès leur mise en place les comités d’entreprises ont suscité des inquiétudes sur l’évolution des élus. Ainsi, dès janvier 1949, René Arrachard, secrétaire de la fédération du bâtiment, déclare par exemple : « Il importe absolument que nos camarades se convainquent qu’ils sont, dans les comités d’entreprise, les représentants des salariés et de la CGT, et non les « gérants loyaux» de l’entreprise [...]. Ils doivent en finir avec l’« esprit maison » et avec les « Nous » qui les placent à la remorque des patrons et les font prisonniers de ceux-ci »4. Des évolutions qui prendront une toute autre dimension avec les comités d’entreprises des grands groupes comme EDF-GDF, RATP, Air France, et après les nationalisations de 1981, Thomson, entreprises de la sidérurgie, Saint-Gobain, Rhône-Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, Suez, Compagnie générale d’électricité et secteur bancaire. Les CE et CCE deviennent eux-mêmes des entreprises avec DP, CE, etc. Dont la gestion plus ou moins opaque alimentera nombre de débats et procédures judiciaires. Mais surtout une confusion des genres particulièrement éclairante dans le processus de privatisation d’EDF-GDF5. Des évolutions dramatiques qui ne sauraient cependant complètement effacer les réalisations culturelles – chez Renault en 1952, la bibliothèque avait 6 000 lecteurs inscrits et sortait 180 livres en moyenne par jour, ces chiffres montent respectivement à 23 000, sur 37 000 salariéEs, et 600 en 1959. Cette même année, la bibliothèque du comité d’entreprise prête environ 135 000 livres –, sociales, en faveur de l’enfance, etc. Mais au fil du temps et du recul du poids de la CGT, les aspects positifs disparaissent et laissent place à une gestion commerciale classique en matière culturelle, de voyages et la disparition des bibliothèques d’entreprises.

Le financement des appareils syndicaux qui regroupent plusieurs centaines de militantEs pour les trois plus importants (CGT, CFDT, FO) reste, malgré une plus grande transparence depuis peu, un autre élément d’institutionnalisation. En effet ce n’est qu’une faible proportion de permanents ou détachés qui sont effectivement rémunérés et donc un tant soit peu contrôlés par les syndicats. L’opacité de ces statuts est renforcée par les soupçons de financements indirects des syndicats par ces mêmes « partenaires » : mutuelles, cabinets d’expertise économique ou de santé et sécurité du travail6.

Dégradations des motivations et des repères

Jusque dans les années 70, les appareils syndicaux tant de la CGT que la CFDT se construisent avant tout en donnant la possibilité à des militants ouvriers (féminiser le mot précédent serait ici en contradiction avec la réalité…) d’échapper aux conditions de l’exploitation capitaliste tout en acquérant une forte formation intellectuelle et politique. Pour Alain Bihr « les permanents cadres ou dirigeants) d’une organisation représentative du prolétariat, même s’ils peuvent être d’origine prolétarienne, ne font plus partie du prolétariat : par leurs fonctions objectives, ils font eux-mêmes partie de la classe de l’encadrement »7. Même si les statistiques officielles doivent être lues de façon critique (on est classé ouvrier si on l’était au début de l’entrée dans l’appareil, même à vingt ans). Pour la CGT, les liens étroits avec le PCF donne l’accès à une formation politique solide, « lutte de classe ». Pour la CFDT les repères politiques seront plus différenciés offrant une perméabilité aux courants d’extrême-gauche, jusqu’aux connotations autogestionnaires ou aux préoccupations féministes ou antiracistes.

Si le recentrage de la CFDT s’opère dès le milieu des années soixante-dix avec une sélection sociale et politique de l’appareil, la CGT va connaître une évolution semblable même si elle est plus chaotique. La construction du sommet de l’appareil se fait de plus en plus sur la base de compétences universitaires, hors des instances et structures traditionnelles de l’organisation. Une évolution sociale qui, comme pour le PCF8, pèse sur l’idéologie dominante dans l’appareil qui s’accorde avec le sentiment d’attentisme de l’ensemble de l’organisation dans cette longue période de reculs sociaux. Un chaos qui se révèle au moment de l’affaire du Traité constitutionnel européen (TCE) quand la partie de l’appareil la plus intégrée, favorable au TCE, à l’intégration européenne, échouera à imposer un positionnement neutre lors du referendum. De même la succession de Bernard Thibaut mettra en lumière à la fois l’opacité des questions financières et les affrontements bureaucratiques internes à la confédération. Dans les deux cas le mouvement d’opposition est hétérogène mais avec une colonne vertébrale constituée de structures fédérales ou départementales réfractant souvent de manière tout aussi peu démocratique des sensibilités mêlant anti intégration européenne et chauvinisme industriel. Des confrontations internes de moins en moins « lisibles » politiquement dans nombre de congrès de fédérations, d’Union départementale, voir d’Union locales ou de syndicats.

La syndicalisation devient le centre des préoccupations des confédérations, un quasi préalable aux mobilisations renversant la logique mobilisation, prise de conscience, adhésion, militantisme, pourtant autant validée par les grandes mobilisations que par les luttes quotidienne. Les questions de concurrence intersyndicale, de champ de syndicalisation deviennent centrales voir conflictuelles. Comme l’avait déjà pointé Robert Michels : « Dans le mouvement ouvrier, nous l’avons vu, le chef se trouve dans l’impossibilité de rester fidèle à son ancien métier manuel. Au moment même où un syndicat charge un camarade d’administrer régulièrement et moyennant une rémunération déterminée, les intérêts de la collectivité il le pousse sans s’en rendre compte hors de sa classe… Quel intérêt peut désormais avoir pour lui la révolution sociale ? Sa révolution sociale à lui est faite. Au fond toutes les idées de ces chefs se concentrent sur un seul désir : qu’il existe pour encore longtemps un prolétariat qui les délègue et les fasse vivre. Ainsi affirment-ils qu’il faut avant tout s’organiser, s’organiser sans fin et que la cause ouvrière ne sera victorieuse que le jour où le dernier prolétaire aura été englobé dans l’organisation. »9

La mobilisation des Gilets jaunes avec les flottements voir les dénonciations dans les prises de position des structures nationales, les « cortèges de tête » illustrent la distance grandissante entre les syndicats et certaines couches du salariat. En même temps, la remise en cause profonde des IRP va accentuer la professionnalisation des militantEs et leur éloignement de leur mandants de leur entourage professionnel. Et, même la crise sanitaire liée au Covid-19 en accroissant l’isolement des salariéEs entre eux et avec les éluEs va, sur la durée, aggraver ces phénomènes.

  • 1. Dans 1884, les syndicats pour la République, Stéphane Sirot éditions Le bord de l’eau.
  • 2. Simone Weil, La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, pp. 271-274.
  • 3. Journal Officiel. Débats parlementaires, Assemblée nationale, 5 décembre 68.
  • 4. Revue des comités d’entreprise, janvier 1949, p. 48.
  • 5. Adrien Thomas, Une privatisation négociée - La CGT à l’épreuve de la modification du régime de retraite des agents d’EDF-GDF, L’Harmattan.
  • 6. Roger Lenglet, Jean-Luc Touly et Christophe Mongermont, L’argent noir des syndicats, Fayard
  • 7. Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat, l’encadrement capitaliste, L’Harmattan.
  • 8. ulian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Éditions Agone.
  • 9. Robert Michels, Les partis politiques, Flammarion 1971 pages 221-222.