Publié le Vendredi 23 octobre 2020 à 09h39.

La Sécurité sociale a 75 ans : ses origines, sa construction, son démantèlement

La protection contre les risques sociaux ne date pas de la création de la Sécurité sociale en 1945. Pendant l’Antiquité et au Moyen Âge des dispositions existaient pour faire face aux aléas de la vie. Elles sont de nature charitable, puis des travailleurs se regroupent par corporations pour s’entraider, le principe de solidarité est né. C’est le début d’un long processus qui aboutit à la constitution de la Sécurité sociale, sans que l’assistance ne disparaisse pour autant. Pendant une vingtaine d’années, ses prestations s’améliorent, avant qu’elle ne subisse de multiples attaques qui pourraient la détruire si la mobilisation sociale n’est pas suffisamment puissante.

 

Au Moyen Âge le clergé et la noblesse considèrent que l’aumône apportée aux pauvres est un devoir moral. Les hospices fondés par l’Église sur tout le territoire ont pour fonction de nourrir et d’héberger les plus indigents. Cette charité ne réduit qu’à la marge la misère qui touche la grande majorité de la population et facilite aussi le contrôle social des plus miséreux.

De la charité à la solidarité

À l’exception de l’hôpital des Quinze-Vingts construit en 1260 pour héberger les aveugles, la monarchie est restée longtemps indifférente à la misère. C’est seulement au XVIIe siècle, que la pauvreté devient un problème politique. Des hôpitaux sont construits par le pouvoir pour « recueillir » et surveiller les sans-logis, les mendiants, les invalides… Pour faire face au manque de bras dans la marine, Colbert crée en 1673 la première institution de Sécurité sociale, la caisse des invalides de la marine marchande financée par l’État et par des retenues sur le traitement des marins.

Pendant toute le Moyen Âge, la solidarité entre travailleurs d’une même profession s’établit au sein de confréries, de corporations, de compagnonnages. La première association à s’intituler « Société de secours mutuel » (SSM) est créée après la révolution française par les ouvriers charpentiers de Paris. Mais la loi Le Chapelier, promulguée en 1791 proscrit tout regroupement professionnel. En 1793, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen reconnaît le droit de chaque citoyen à l’assistance : « La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister ». Des confréries « de bienfaisance mutuelle » se forment mais la philanthropie est loin de répondre aux besoins et aspirations des travailleurs d’une société qui s’industrialise durant le 19e siècle. Ces mutuelles répondent à des besoins sociaux, et organisent des travailleurs. Elles deviennent ainsi le ferment des premières luttes ouvrières. Quatre ans après la révolution de 1848 un décret légalise leur existence en créant les « sociétés de secours mutuel approuvées » (SSM).

Cette institutionnalisation des SSM répond à une double préoccupation de Louis Napoléon Bonaparte : limiter leur fonction à la lutte contre les maladies et les épidémies (choléra, petite vérole…) qui sont à l’origine d’un taux de mortalité très important, et les contrôler. Le nombre d’adhérents par société est limité à 500 afin qu’elles n’exercent plus la fonction de syndicat. Les « mutuelles approuvées » connaissent un développement important : 639 000 sociétaires en 1862, 2,6 millions en 1901, 4,5 millions en 1914, aux détriments « des mutuelles ouvrières ». Les patrons des grandes entreprises s’inquiètent de cette organisation du prolétariat et réagissent en instituant des œuvres sociales (logement, sursalaire familial...) en espérant disposer ainsi d’une main-d’œuvre fidèle et docile.

De l’assistance publique aux assurances sociales

Alors qu’en Allemagne, Bismarck met en place un système de Sécurité sociale, à Paris « le congrès international de l’assistance publique et de la charité privée » définit les principes des lois d’assistance qui seront votées entre la fin du 19e siècle et début du 20e : lois relatives aux enfants en bas âge, à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés, sur l’assistance médicale gratuite, sur l’assistance à l’enfance, sur les vieillards, infirmes et incurables, sur l’aide versée aux familles nombreuses nécessiteuses.

Cependant le parlement en France apporte un progrès en se démarquant des mesures d’assistance. Après 18 ans de débats parlementaires et une farouche opposition du patronat, la loi sur les accidents de travail est votée en 1898. Les employeurs des entreprises industrielles sont dans l’obligation d’indemniser les victimes des accidents de travail. Pour couvrir ce risque ils peuvent s’assurer auprès des assureurs privés, c’est néanmoins une avancée : pour la première fois la législation reconnaît la responsabilité sans faute de l’employeur qui doit prendre en charge la couverture d’un risque social.

La loi de 1910 instaure les retraites ouvrières et paysannes, un régime obligatoire et par capitalisation pour les salariés de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, de l’État..., mais la cour de cassation annule en 1911 ce caractère obligatoire ce qui limitera considérablement sa portée.

En 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Alsace et la Moselle sont à nouveau rattachées à la France et continuent à bénéficier des droits sociaux allemands. Ce modèle s’est étendu dans tous les pays d’Europe sauf en France où les projets de lois pour mettre en place une protection sociale obligatoire sont rejetés par l’Assemblée nationale. Ce n’est qu’en 1928 et 1930 que sont adoptées les lois instaurant les assurances sociales obligatoires couvrant les risques maternité, invalidité, décès, et vieillesse pour les salariés français recevant un petit salaire. Ce n’est pas un système unifié, en 1935 il y a 727 caisses couvrant la maladie financée par répartition et 80 par capitalisation. Les régimes particuliers (fonctionnaires, cheminots…) reçoivent plus de ressources que les assurances sociales et versent des prestations plus avantageuses. En 1939, les sociétés de secours mutuel regroupent 8 millions d’adhérents, le patronat contribue à ce développement en créant ses propres institutions de secours évidemment pas par philanthropie.

Le régime de retraite repose sur la capitalisation et son fond de garantie est financé par la répartition. Le montant des pensions est très faible. Les droits sont acquis après 30 ans de cotisations. En 1941 le gouvernement de Vichy détourne les réserves financières (75% des avoirs de la capitalisations) « pour relancer l’économie ». Le régime sera ensuite financé par la répartition.

En 1942 le gouvernement de Pétain qui veut mener une politique nataliste instaure les allocations familiales en généralisant le principe des sursalaires familiaux à tous les salariés de l’industrie et du commerce ayant au moins deux enfants. Le patronat chrétien et paternaliste des plus grosses entreprises ajustait les salaires aux besoins minimums de la famille en versant un sursalaire familial pour fidéliser ses salariés. L’adhésion des employeurs à une caisse de compensation des allocations familiales devient obligatoire afin de mutualiser le financement entre les entreprises. Mais le montant des allocations reste variable selon les entreprises et les professions. En 1938 une loi instaure des allocations familiales indépendantes du salaire et des entreprises.

Des assurances sociales à la Sécurité sociale

Les lois d’assistances publiques, d’assurances sociales et d’allocations familiales ébauchent la protection sociale qui se construira au lendemain de la guerre. Le 15 mars 1944 le Conseil National de la Résistance (CNR) présente son programme. Il demande parmi « les mesures à appliquer dès la libération du territoire […] un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». C’est une déclaration d’intention des partis de gauche et de droite se terminant par un appel à l’union de tous les français rassemblés autour de de Gaulle. La première force de gauche à cette époque, le PCF appelle à l’Union nationale pour reconstruire le pays et sauvegarder son économie capitaliste. La Sécurité sociale issue des ordonnances de 1945 sa considérablement amélioré la vie d’une grande partie de la population vivant en France, elle a contribué à l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance qui était de 69,2 années pour les femmes et 63,4 années pour les hommes en 1950 et qui est passée à 85,6 ans pour les femmes et de 79,7 ans pour les hommes en 2019.

À la sortie de la guerre le patronat est disqualifié, un grand nombre d’entre-eux ayant collaboré avec le régime de Vichy. Le rapport de force est favorable au Parti Communiste qui obtient près d’un tiers des voix aux élections, et à la CGT qui comptait plus de 5 millions d’adhérentEs. Mais le PCF exige que les résistants rendent les armes, et au nom de l’unité nationale il appelle à la reconstruction de la France pays capitaliste (« une seule armée, une seule police, une seule administration ») et il dénonce les grèves (« arme des trusts ») qui se développaient en France. C’est dans ce contexte que sont établis les fondements de la Sécurité sociale sur la base des principes fondamentaux suivants.

L’universalité : malgré les proclamations gouvernementales elle n’existe toujours pas 

L’ordonnance du 4 octobre 1945 indique que « le but à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité ». À partir de 1946 les travailleurs et leur famille sont protégés contre des risques sociaux : la branche maladie de la Sécurité sociale prend en charge la maladies, l’invalidité, les accidents professionnels et maladies professionnelles. Le régime social des indépendants est créé en 1966 et intégré dans le régime général en 2018. Les caisses d’allocations familiales succèdent aux caisses de compensation. En 1975 l’assurance vieillesse obligatoire est généralisée à l’ensemble de la population. Pour le remboursement des frais de santé des précaires la couverture maladie universelle de base (CMU), la complémentaire (CMU-C) et l’Aide médicale d’État (AME) sont instaurées en 1999. Les pauvres sont traités à part des autres assurés sociaux, des guichets ou des centres spécifiques sont créés pour les recevoir. Les prestations remboursables sont limitées à un panier de soins et, pour bénéficier des droits, ils doivent présenter la preuve d’un séjour d’au moins trois mois en France.

En 2016 est créée la protection universelle maladie (PUMA) qui permet une prise en charge des frais de santé sans rupture des droits. Il n’est plus nécessaire de justifier d’une durée minimale de travail ou d’un certain montant de cotisations. La CMU de base disparaît tandis que la CMU complémentaire et l’AME sont maintenues. Pour bénéficier de cette couverture sociale, le délai de carence de trois mois de séjour sur le territoire est maintenu. Soixante et une organisations humanitaires1 lancent un cri d’alarme : « la couverture santé des personnes étrangères est gravement menacée pour les demandeurs/ses d’asile ». Le droit à la santé n’est donc pas assuré « à l’ensemble de la population du pays ».

Le chômage et la précarité ne sont pas pris en charge par la Sécu. Le parlement a voté la création d’un organisme prenant en charge la perte d’autonomie, formellement une 5e branche de la Sécu. Mais sa gouvernance sera confiée à la CNSA (caisse nationale de solidarité pour l’autonomie), son financement sera fiscalisé (CSG), une deuxième journée de travail gratuite sera imposée, et des conditions drastiques seront imposées pour bénéficier des prestations.

L’Unicité: la Sécu reste éclatée en de multiples institutions

L’objectif d’une seule caisse interprofessionnelle et pour touTEs les assuréEs s’est heurté dès 1945 à l’opposition de plusieurs catégories. Les agriculteurs, les professions libérales, les commerçants et artisans ont refusé d’intégrer la Sécu des salariéEs et ont créé des régimes spécifiques. Les salariéEs sous statut qui bénéficiaient déjà de caisses professionnelles ont craint le nivellement des prestations par le bas et ont ainsi obtenu le maintien des « régimes spéciaux » (SNCF, RATP, EDF...) avec l’appui de leurs fédérations professionnelles CGT, cela en opposition à la confédération qui défendait l’intégration de touTEs les salariéEs dans le même régime, avec un système complémentaire pour garantir le maintien de leurs droits supérieurs…

L’éclatement de la Sécurité sociale est imposé en 1967 par une ordonnance gaulliste qui impose des branches spécifiques (maladie, accidents de travail, retraites, famille) avec des budgets séparés. La stratégie du patronat était de contourner la Sécu, il a obtenu le plafonnement du montant des pensions des cadres et s’est opposé à l’augmentation des cotisations vieillesse du régime général jusqu’aux années 70. Les cadres ont donc bien accueilli la création des retraites complémentaires de retraite. Le nombre d’affiliéEs aux régimes Agirc et Arrco va connaître une forte extension (500 000 en 1957, 5 millions à la fin des années 60).

Depuis le 1er janvier 2016, toutes les entreprises du secteur privé sont dans l’obligation de souscrire pour leurs salariésEs une couverture complémentaire santé comportant un panier de soins minimum. Selon l’Irdes2 seulement 2 % des personnes auparavant sans complémentaire santé sont désormais couvertes. Cela a surtout permis d’élargir « le marché de la couverture santé » aux organismes complémentaires. Depuis plusieurs années les complémentaires santé remboursent plus de 50 % des soins de ville et au sein de ce marché la part des assurances privés progresse chaque année de 1%.

La solidarité – Chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins – un principe essentiel largement bafoué

Contrairement aux assurances où les primes varient selon le contrat et la couverture choisie, la Sécu est censée garantir le même niveau de contribution à chacun, les cotisations sont en pourcentage du salaire et les prestations restent identiques. Mais la multiplication des attaques depuis une cinquantaine d’années : déremboursements de médicaments, forfaits et franchises, non-prise en charge de certains frais dans leur totalité, dépassements d’honoraires... Un tiers de la population doit renoncer à des soins. Les allocations familiales ne permettent pas à tous et toutes de faire face aux frais des familles en raison de l’insuffisance des allocations, les contre-réformes successives des retraites allongent la durée de travail, y compris de ceux et celles qui ont un travail pénible. La CSG prend une place de plus importante dans le financement, c’est une mesure qui exonère le patronat du financement et s’ajoute aux multiples autres dispositions qui exemptent les employeurs du paiement de leur part des cotisations sociales.

Ni indépendance, ni gestion ouvrière : la Sécu n’est plus à nous

La Sécu devait être indépendante de l’État et du patronat. Elle devait gérer elle-même son budget, constitué en 1945 quasi exclusivement par les cotisations sociales. Cette règle a été contournée, dès 1945 c’est le gouvernement et le parlement qui fixait le montant des cotisations et des remboursements. La gestion des caisses, financées par la part socialisée de nos salaires, devait être confiée aux représentantEs éluEs des assurés sociaux. La CGT est majoritaire, mais le patronat obtient 25 % des postes dans les conseils d’administration et gère de nombreuses caisses avec la CFTC. En 1967, les ordonnances gaullistes instaurent le paritarisme (les administrateurs du patronat et des syndicats sont à égalité et désignés par leurs organisations) et mettent fin à l’élection des administrateurs. La Sécu sera ainsi cogérée par l’État et le patronat allié à FO, puis à la CFDT. Aujourd’hui, il n’y a plus de conseil d’administration des caisses primaires mais de simples conseils, le gouvernement contrôle tous les actes des caisses et peut refuser leur budget. Olivier Véran, alors député, avait proposé l’année dernière de modifier quelques mots dans la Constitution en remplaçant Sécurité sociale par protection sociale. Il voulait aussi « étendre le champ du budget de la Sécurité sociale à une protection sociale obligatoire ». Sa justification : « Lorsque les finances sociales s’améliorent de façon générale, on peut légitimement s’interroger sur une participation de cet excédent des finances sociales à la vie générale du budget de l’État ». Il était question aussi dans les débats de fusionner les volets recettes des budgets de l’État et de la Sécu afin de « parvenir à une vision et à une discussion consolidée des finances publiques ». Autrement dit étatiser la Sécu pour en faire un organisme d’aide sociale à destination de ceux et celles qui ne pourront s’offrir des assurances complémentaires et des fonds de pension. Ni Véran, devenu ministre de Macron, ni son patron n’ont changé d’avis.