Publié le Mercredi 14 avril 2021 à 10h05.

La France, complice de génocide

Retour sur le génocide et le rôle essentiel de la France1.

Pour les autorités françaises, les choses sont très simples. L’avion qui transportait les présidents du Burundi, Cyprien Ntaryamira, et du Rwanda, Juvénal Habyarimana, a été abattu, le 6 avril 1994, par le Front patriotique rwandais (FPR), représentant les Tutsis, déclenchant aussitôt un massacre généralisé de ces derniers par les Hutus. La France, dans un souci humanitaire, envoie ses valeureux paras, afin d’éviter un second génocide que ne manquerait pas de perpétrer le FPR en représailles. C’est tellement simple, que ce message a été repris par la plupart des grandes rédactions. Ensuite, les petites et grandes manœuvres se sont poursuivies pour tenter de dissimuler la vérité.

Une conséquence du colonialisme

Le génocide est, avant tout, une conséquence du colonialisme. Les Belges, maîtres à l’époque de ce pays, ont utilisé, pendant des décennies, comme supplétifs du pouvoir colonial, des Tutsis, occasionnant évidemment des rancœurs chez les Hutus. Confrontée aux velléités tutsies d’indépendance dans les années 1950, la Belgique change son fusil d’épaule et soutient les Hutus et la « révolution de 1959 », qui a vu des massacres à grande échelle de Tutsis. Les colonialistes, avec l’aide des missionnaires chrétiens, ont contribué à cristalliser les deux ethnies.

Dans les années 1990, le gouvernement français soutient Juvénal Habyarimana, qui voit son pouvoir chanceler, coincé entre une opposition hutue et un FPR de plus en plus puissant, oscillant entre une union nationale avec ce dernier et la ligne extrémiste hutue d’un pouvoir sans partage. L’Élysée voit alors dans le FPR une menace. Cette aversion peut s’expliquer de manière multiple. Le FPR, composé de descendants des Tutsis ayant fui la « révolution de 1959 », serait un agent des pays anglophones disputant l’hégémonie française sur la région. Surtout, cette organisation n’a jamais fait allégeance à Paris. Dans le milieu militaire, on appelle ses membres les « Khmers noirs ».

Rôle décisif de l’armée française

Après l’offensive du FPR, en 1993, qui fut stoppée grâce au rôle décisif de l’armée française, le génocide se prépare, de manière visible. Les milices sont formées et entraînées, les armes distribuées, les médias, comme la Radio des Mille Collines, ne cessent d’attiser la haine. Mais le soutien de la France ne faiblit pas. Avant le génocide, au début des années 1990, de graves exactions sont commises sous les yeux des militaires français, comme plusieurs témoignages l’attestent : « J’ai vu les instructeurs français dans le camp militaire de Bigogwe. C’est là qu’on amenait des civils par camions entiers. Ils étaient torturés et tués, puis enterrés dans une fosse commune. »2 En 1992, les chefs militaires des Forces armées rwandaises (FAR) définissaient ainsi l’ennemi : « L’ennemi principal est le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur, extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n’a jamais reconnu et ne reconnaît pas encore les réalités de la révolution sociale de 1959 et qui veut conquérir le pouvoir au Rwanda par tous les moyens, y compris les armes. »3

La journaliste belge Colette Braeckman fait état d’un compte rendu de la visite à Paris, le 9 mai 1994, du lieutenant-colonel Ephrem Rwabalinda, adjoint du chef d’état-major des FAR, au général Huchon, responsable de la mission militaire de coopération ; en plein génocide, il y est notamment question d’améliorer l’image du Rwanda afin que la France puisse poursuivre son aide !

Recyclage

Avec retard, la communauté internationale prend conscience de la réalité. Plus de 800 000 Tutsis, mais aussi des Hutus modérés, ont été massacrés. La France déclenche alors l’opération Turquoise, affichant un objectif humanitaire. La vérité sera tout autre. Cette opération sert avant tout à éviter que la défaite de l’armée rwandaise et des milices génocidaires, face à l’avancée du FPR, ne se transforme en débâcle. C’est ainsi que la France va prendre en charge le retrait de milliers d’hommes en armes au Zaïre, où elle peut compter sur le soutien sans faille du dictateur Mobutu. Ainsi, ces hommes, tous impliqués dans le génocide, seront stationnés à la frontière rwandaise, avec leurs armes. Cette situation expliquera le conflit ultérieur entre le Zaïre et le Rwanda, qui fera des centaines de milliers de victimes, notamment des civils pris entre deux feux.

Comme le souligneront les organisations humanitaires, la France va protéger le staff dirigeant des génocidaires, en premier lieu le colonel Théoneste Bagosora, considéré comme l’organisateur du génocide : « Selon les fonctionnaires des Nations unies, les militaires français ont fait voyager par avion des officiers importants, y compris Théoneste Bagosora et le leader des miliciens Interahamwe, Jean-Baptiste Gatete, ainsi que les troupes d’élite des FAR et de miliciens en dehors de Goma, vers des destinations non identifiées, entre les mois de juillet et de septembre 1994. »4

Les militaires français recycleront d’autres génocidaires, notamment au Congo-Brazzaville, où on retrouvera, aux côtés de Sassou-Nguesso, le général Bizimungu, autre dignitaire du régime rwandais. Des plaintes ont été jugées recevables par la cour d’appel de Paris. Elles font état de la participation directe de soldats français aux massacres de Tutsis, aux côtés de miliciens. Dans le remarquable travail de la commission d’enquête citoyenne, des témoignages ont été recueillis, notamment dans la région de Bisesero, où les survivants racontent dans le détail les exactions des soldats français. Les réseaux néocolonialistes de la France, l’autonomie de l’armée sur le terrain, la dépossession du Parlement français concernant les interventions militaires extérieures, le consensus entre les dirigeants socialistes et ceux de droite – les deux parties étant aux affaires à l’époque – ont favorisé cette complicité de la France dans le génocide au Rwanda et ses tentatives pour étouffer la vérité.

  • 1. Première publication dans Rouge n°2214 (12 juillet 2007).
  • 2. Jean Carbonare, le Nouvel Observateur, 4 août 1994.
  • 3. Cité dans la note d’information d’avril 2006 de Human Rights Watch (HRW).
  • 4. Rapport HRW de 1995.