Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le capital a transformé la société du sol au plafond, en morcelant le prolétariat, mettant à mal son identité, tendant à le fragiliser en tant que force sociale, et rendant l’organisation de celui-ci plus difficile.
Le prolétariat – la classe de celles et ceux qui vendent leur force de travail, sont dépossédés de leur travail, ont une position subalterne, sont exploités et opprimés – est aujourd’hui majoritaire au niveau de la planète. Elle représente même près de 80 % de la population en France. Mais sous quelle forme ?
Évolutions et contrastes
Depuis que le capitalisme existe, il a modifié en permanence la production, en conséquence le prolétariat. Entre celui du 19e siècle en Grande-Bretagne, le prolétariat chinois actuel, le prolétariat en Europe capitaliste au 21e siècle, existent de profondes différences.
Les évolutions techniques permettent une augmentation de la productivité. Tant dans l’industrie que dans le tertiaire, il faut moins de prolétaires pour produire autant.
Le développement de la circulation des marchandises facilite l’externalisation, les délocalisations. En 2015, un emploi sur cinq dans le monde contribue à la production de biens et de services transformés ou consommés dans d’autres pays. En 1995 c’était un sur six. Ainsi, 50 % des pièces installés dans une voiture (75 % en valeur) achetées à des équipementiers, sont souvent fabriquées ailleurs, en Europe ou en Asie.
Les groupes ont des tailles de plus en plus importantes, sans employer beaucoup de salariéEs en Europe. Alstom, qui fabrique plus de 70 % des trains à très grande vitesse, 25 % des métros et 33 % des tramways dans le monde, qui a un chiffre d’affaire de 6,9 milliards d’euros, emploie 31 000 personnes dans plus de 60 pays, dont 9 000 en France ! Le secteur industriel, qui a été au cours des 19e et 20e siècles le centre du mouvement ouvrier, est déclinant en Europe, parfois moribond (Grande-Bretagne), et les prolétaires du tertiaire deviennent majoritaires.
L’importance des unités dans lesquelles ils et elles travaillent a diminué au cours des 40 dernières années. Renault, qui a joué un rôle important dans les luttes de classe en France1, illustre bien cette évolution. En 1950, 49 000 salariéEs, dont 40 000 à l’usine de Billancourt. En 1975, 101 000 salariéEs, dont 31 000 à Billancourt et 20 000 à Flins. Aujourd’hui, le groupe Renault regroupe 120 000 salariéEs dans plus de 125 pays, mais moins de 50 000 en France (dont 27 000 emplois industriels), aucun site n’y dépassant 4 000 salariéEs sauf le technocentre de Guyancourt (plus de 9 000). Et le groupe prend la précaution de produire certains véhicules dans plusieurs usines situées dans des pays différents.
Nouvelles formes de domination
Mais les évolutions du prolétariat ne sont pas le produit mécanique de l’évolution des processus de production : elles sont aussi dues aux choix politiques de la bourgeoisie, pour renforcer et conforter sa domination.
Par exemple, le choix de recourir au pétrole pour supplanter le charbon, s’il a un intérêt au plan militaire, n’en a pas au plan économique. Il coûte plus cher et il a d’abord fallu massivement le subventionner2. Une des raisons de ce choix est la volonté de marginaliser le poids des bastions ouvriers que représentaient les mineurs, secteur massif, puissant, organisé, jouant un rôle politique central dans nombre de pays.
L’objectif des premiers néolibéraux dès les années 1930 est de créer une autre forme de domination du capital, en cherchant à « déprolétariser » ces masses déracinées par le capitalisme industriel, à morceler ces concentrations, à faire des prolétaires, non des assurés sociaux, mais des propriétaires, des épargnants, des producteurs indépendants… des individus qui intériorisent les règles de fonctionnement, la logique de l’entreprise. La contre-réforme néolibérale engagée depuis les années 1980 ne se contente pas de privatiser, de casser les différentes formes de « l’État providence », les systèmes de protection sociale, d’attaquer les salaires et les acquis du prolétariat. Plus qu’une simple restauration du capitalisme du 19e siècle et du libéralisme traditionnel, elle réorganise l’ensemble de la société, de l’économie généralisée de marché vers une société de marché.
Le néolibéralisme ne se contente donc pas d’exploiter les salariéEs, de maximiser la productivité, avec des exigences de résultats de plus en plus élevées, il organise de manière systématique « l’homme entrepreneurial », un individu qui serait responsable et autonome tant dans sa vie « personnelle » qu’au travail, dans lequel toute sa subjectivité est impliquée dans l’activité qu’il est censé accomplir. La règle de fonctionnement de la société doit être la concurrence entre touTEs, y compris dans le travail au quotidien...
Patrick Le Moal