Le mouvement que nous vivons est étonnant. Rarement une question aussi concrète que le report de l’âge de départ à la retraite aura posé autant de questions politiques, c’est-à-dire concernant la marche globale que la société. Un signe des temps, de la crise globale du capitalisme que nous vivons…
Alors que cette réforme aurait pu passer pour secondaire, puisque pour de nombreux salariéEs elle ne change pas le montant de leur pension mais le temps obligatoire de travail, elle est apparue insupportable.
Rapidement Macron a configuré le conflit comme un combat, une bataille politique contre l’ensemble du prolétariat, en attaquant directement ses organisations par le refus d’un compromis avec la CFDT et la CFE-CGC, et en expliquant que cette réforme était incontournable pour la suite du quinquennat.
Il y a quelque chose de réel dans cette affirmation, et de ce point de vue il a déjà perdu : plus aucune loi ne pourra vraisemblablement passer à l’Assemblée. L’illégitimité de Macron est telle que, à droite et à l’extrême droite, une grande partie des députéEs ne veulent plus lier leur sort à son avenir.
Le 8 mars, un premier saut
Le mouvement a eu des difficultés à démarrer. Et il a fallu une première intervention politique pour l’accélérer, celle des organisations de jeunesse, qui ont appelé à une manifestation nationale le 21 janvier. Le mouvement a été lancé, avec la succession de journées de grève et de manifestations historiques appelées par une intersyndicale aussi unie que l’a été la gauche dans la Nupes. Il n’y a pas de hasard, l’unité syndicale et l’unité politique sont la réaction des organisations, même avec des directions très fortement intégrées au système capitaliste, liées à un prolétariat qui, comme une bête blessée, regroupe toutes ses forces pour se défendre.
Le second saut politique a eu lieu début mars. Rappelons-nous, il s’agissait alors, après le trou des vacances scolaires, de renouer avec une mobilisation autour des 7, 8 et 9 mars à l’appel de l’intersyndicale, autour de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes et à l’appel des organisations de jeunesse. Autour de la bataille sur plusieurs années pour construire une grève féministe et grâce à la compréhension des dégâts importants des réformes des retraites pour les femmes, la reconduction de la grève à partir du 7 mars a été posée. C’est une question politique en partie extérieure au mouvement, pour reprendre la formule de Lénine selon laquelle la conscience politique de la classe est extérieure à la lutte économique1, qui a rendu possible un saut qualitatif dans la lutte. Mais cette construction de la grève reconductible n’est pas venue d’en haut : Solidaires a appelé à reconduire, la CGT a seulement encouragé, et les CFDT et autres n’ont rien dit. Étant donné la faible auto-organisation à la base, la reconductible n’a reposé que sur les structures syndicales plus combatives qui ont une implantation assez forte pour entraîner. Elles sont malheureusement en nombre réduit. On n’a donc pas assisté à cette occasion à un mouvement qui déborderait les directions syndicales.
Contre l’autoritarisme, une révolte plus forte et plus générale
Jusqu’à la mi-mars, la construction de la mobilisation et la bataille parlementaire ont été une période de lutte pour l’hégémonie entre le mouvement ouvrier et le gouvernement. Force est de constater que ce dernier a perdu la bataille, gagnée par les organisations syndicales, grâce à l’unité et à la participation massive du prolétariat à la lutte, et par les députéEs de la Nupes qui ont réussi à déconstruire le discours du pouvoir.
Mais ces organisations n’ont pas préparé la suite. En effet, les directions syndicales en sont restées à une stratégie de grèves « saute-mouton » qui ne permet pas de gagner, tandis que les députéEs de la Nupes ont maintenu le débat dans un giron très institutionnel, ne préparant pas le mouvement au coup de force suivant.
Ainsi, lorsque la puissance du mouvement a permis de mettre le gouvernement en minorité à l’Assemblée sur sa réforme, il n’a pas reculé mais au contraire il a accéléré une politique autoritaire que les directions du mouvement ouvrier n’avaient pas anticipée, en utilisant les outils institutionnels et policiers à sa disposition pour combattre le mouvement. On a vu alors, combinée à l’utilisation du 49-3, une multiplication sans précédent des outils de répression : des cortèges syndicaux ont été attaqués par la police, des militants arrêtés à leur domicile dans le Tarn, des centaines d’autres en manifestation, des centaines de blessés en manifestation, notamment à Sainte-Soline avec deux personnes dont le pronostic vital était engagé, un doigt et un œil arrachés, l’utilisation de quads, de voltigeurs, etc.
Le niveau de répression est tel que l’ONU, les USA, le Conseil de l’Europe et diverses organisations de défense des droits humains s’en sont émus. À ce niveau de répression s’ajoutent les attaques du mouvement par l’extrême droite, dans plusieurs universités et villes, sans que cela soit un hasard quand on connaît les liens qui existent de plus en plus entre les forces de répression et l’extrême droite.
Cet arsenal autoritaire n’a pas laissé de marbre le mouvement, et au lendemain du discours provocateur de Macron, on a vu se dérouler la plus grande manifestation syndicale de l’histoire du pays. Le 23 mars, l’autoritarisme du pouvoir est remis en question, sa capacité de diriger n’étant appuyée que sur sa force de coercition, rappelant la formule de Marx et Engels selon laquelle l’État n’est en dernière instance « qu’une bande d’hommes armés ».
Cependant, si la réaction a été massive, là encore le mouvement s’est arrêté au milieu du gué et on n’a pas vu naître un nouveau « Nuit debout », ni un mouvement d’occupations comme en Turquie, en Espagne ou par les Gilets jaunes.
Quel sera le saut suivant ?
Une fois de plus, les directions du mouvement ouvrier auront joué le rôle de représenter les masses prêtes à agir, mais n’auront pas permis de faire un nouveau pas en avant. Elles auraient pu au moins tenter d’appeler à un soulèvement, mais ne l’ont pas fait. Par peur de l’échec, par concurrence les unes avec les autres, par crainte d’un affrontement politique avec le pouvoir, par la recherche de la solution qui permettrait l’affrontement le moins fort possible… alors que de toute évidence le mouvement ne peut se résoudre que par un très haut niveau de confrontation avec un pouvoir qui veut infliger une défaite durable au prolétariat.
La faiblesse de l’auto-organisation n’a pas permis jusqu’ici de compenser ces manques. Tout cela nous ramène à nos responsabilités en tant que révolutionnaires, ainsi qu’à toutes celles et ceux qui comprennent que cette bataille, à chaque étape, ne pourra franchir des caps qu’en assumant une dimension politique forte, mais qui ne se résoudra pas dans les institutions.
Ainsi, nous avons la responsabilité dans les prochaines semaines, voire les prochains jours, de mener diverses batailles. La première est de ne semer aucune illusion sur une sortie de crise par le biais d’une décision du Conseil constitutionnel ; seul le rapport de forces sera déterminant. La seconde est de continuer à construire le mouvement, avec des tournées pour mobiliser, des assemblées générales et réunions interprofessionnelles permettant d’accélérer les discussions, les prises de conscience, les initiatives pour des actions nouvelles. Ainsi, malgré les tentatives déjà réalisées par le mouvement, les possibilités de nouvelles actions sont multiples : faire du bruit partout dans le pays à 19 h 49 et 30 s pour dénoncer le pouvoir et continuer la bataille pour l’hégémonie, tenter de nouveau des grèves reconductibles, bloquer la circulation des marchandises dans les transports, organiser une manifestation nationale vers l’Élysée, etc.
Et enfin, on ne fera pas l’économie de poser le problème du pouvoir. En effet, Macron pose lui-même cette question depuis le début, elle se pose de nouveau sur sa capacité à gouverner. Tant que le mouvement ouvrier ne se posera pas la question de gouverner à la place de Macron, par un gouvernement des exploitéEs et des oppriméEs, qui rompe avec la 5e République, alors Macron n’hésitera pas à décider à notre place. C’est un des sauts qui n’a pas encore eu lieu dans la mobilisation et pour lequel nous nous battons : poser la question de qui dirige la société, comment vivre, comment et quoi produire, comment décider, etc. Une question pourtant devenue cruciale dans le contexte de la crise globale du capitalisme, où crises écologique, sociale, économique se mêlent en nous rapprochant de l’alternative : « écosocialisme ou barbarie ».
- 1. « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. », Lénine, Œuvres, vol. 5, p. 431.