Publié le Dimanche 7 juin 2015 à 08h19.

Police partout, justice nulle part : quand l’État réprime...

Après dix longues années d’une bataille juridique à armes inégales, la relaxe absolutoire des deux policiers responsables de la mort de Zyed et Bouna condense à elle seule l’objet de ce dossier consacré à la répression. Elle illustre parfaitement la complémentarité entre ces deux composantes principales de l’appareil répressif de l’État que sont la justice et la police. Dix ans se sont écoulés depuis la tragédie de Clichy-sous-Bois et la révolte des quartiers populaires qui s’en suivit. Dix ans pendant lesquels les gouvernements qui se sont succédé n’ont su qu’empiler des lois toujours plus sécuritaires, liberticides, et où les brutalités et meurtres policiers ont régulièrement fait l’actualité.
À l’impunité policière vécue comme une provocation permanente dans les quartiers populaires, vient s’ajouter le recours systématique par les partis politiques institutionnels à un discours sécuritaire et islamophobe, l’appel à l’ union nationale et la glorification des forces de l’ordre. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, un arsenal de lois répressives fait planer un danger pour nos libertés publiques. La répression touche aujourd’hui toutes celles et tous ceux qui résistent : travailleurs en lutte, sans-papiers, zadistes, manifestantEs contre les violences policières ou en soutien à la lutte de libération de la Palestine... De l’interdiction des manifestations contre les bombardements sur Gaza de l’été dernier à la condamnation de notre camarade Gaëtan à une peine d’emprisonnement pour avoir manifesté à Toulouse, notre parti n’est pas épargné par la répression, et doit pouvoir se hisser à la hauteur des enjeux auxquels le mouvement social et les anticapitalistes vont être confrontés.
Ce dossier est loin d’être exhaustif et ne saurait donner des réponses à des discussions qui pour l’instant sont restées théoriques ou n’ont pas encore été menées avec les protagonistes du mouvement social. Une société débarrassée de la police, de la justice, de l’armée et des prisons de la bourgeoisie est-elle envisageable ? Notre réponse est affirmative, mais encore faudrait-il dépasser un discours velléitaire ou abstrait et s’inscrire dans la réalité des luttes. Le débat est ouvert.

Alain Pojolat

 


Fidèles chiens de garde

Le 11 janvier dernier, lors de la grande marche d’union nationale faisant suite aux attentats contre Charlie hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, certains manifestantEs n’hésitèrent pas à applaudir les forces de l’ordre, leur octroyant ainsi un statut de partenariat avec les organisateurs, au prétexte qu’elles comptaient elles aussi des victimes dans leurs rangs. Cette surprenante fraternisation montre à quel point certains repères sont aujourd’hui devenus flous. Non, la police n’a jamais été un organisme neutre au service des citoyens, l’histoire du mouvement ouvrier en témoigne.

Nous ne nous attarderons pas dans ce court article à retracer les confrontations permanentes entre la classe ouvrière et l’appareil répressif de l’État qui émaillèrent tout le 19e siècle : révolte des Canuts en 1831, Révolution de 1848, Commune de Paris en 1871, massacre de Fourmies le 1er mai  1891... Ces dates font partie de l’histoire du mouvement ouvrier, bien qu’elles soient très peu, ou si mal, évoquées dans les manuels scolaires. Ouvert en pleine affaire Dreyfus, le siècle dernier nous offre quelques dates (parmi tant d’autres) significatives de ce dont est capable cette « bande d’hommes armés » (Engels).

Forces de l’ordre, forces de guerre
Au cours de la grande boucherie que fut la Première Guerre mondiale, l’armée française reconnaît officiellement le nombre de 612 soldats fusillés pour l’exemple. Fuyant l’enfer du front où des ordres absurdes les envoyaient à une mort certaine, ils étaient le plus souvent fait prisonniers par la gendarmerie postée en arrière-garde, puis déférés devant une cour martiale.
La Seconde Guerre mondiale verra les forces de police sombrer dans la collaboration avec l’occupation nazie, allant jusqu’à anticiper les ordres allemands. À dater du 7 juin 1942, tous les juifs de plus de 6 ans se virent contraints de porter une étoile jaune... délivrée dans les commissariats (et non dans les locaux de la Gestapo). Le 16 juillet 1942, Paris connaîtra la plus grande arrestation massive de juifs organisée par 7 000 policiers et gendarmes. Parqués comme des animaux au Vel d’hiv, 13 000 personnes transiteront par le camp de Drancy avant d’être conduites dans les camps de concentration et d’extermination nazis. Le zèle des forces de l’ordre françaises dans la participation enthousiaste à ces crimes contre l’humanité leur vaudra les éloges de leurs maîtres.
« Lorsque dans Paris, je passe devant un immeuble portant une plaque commémorant la mort d’un policier tombé ici durant les combats de la Libération, je ne ressens aucune émotion particulière tant l’équivoque est grande. Peut-être ce flic, c’est même certain, a participé à la rafle du 16 juillet 1942. Peut-être est-il mort, atteint par une balle perdue, alors que d’autres se seraient fait descendre par de véritables résistants profitant de ce que les balles sifflaient en tous sens pour régler leur compte à ces anges gardiens des années noires qui devenaient enfin vulnérables »... Cet extrait du livre Jeudi noir de Maurice Rajsfus, témoin direct de l’arrestation de sa famille, en dit plus que de longs discours sur l’héroïsme prétendu des fonctionnaires de police. Contrairement à une légende largement répandue, les flics résistants de la 25e heure furent peu nombreux et la plupart de ceux qui avaient collaboré avec les nazis furent maintenus dans leurs fonction. Comme l’affirmera de Gaulle à la Libération : « Si le gouvernement entend procéder aux éliminations nécessaires, il n’a aucunement l’intention de faire tout à coup table rase de la grande majorité des serviteurs de l’État »...

De droite à « gauche »...
Cette continuité assumée par la suite par tous les gouvernements de la 5e République nous éclaire sur les exactions auxquelles se livrèrent les forces de police. Le 17 octobre 1961, la répression sanglante d’une manifestation pacifique organisée par la fédération de France du Front de libération national algérien se solda par plusieurs centaines de morts et de disparus. Le préfet de police de l’époque n’était autre que Maurice Papon qui sera par la suite poursuivi en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité pour sa participation active dans la déportation d’enfants juifs sous Vichy. Il récidivera quelques mois plus tard, le 8 février 1962 au métro Charonne, en envoyant les forces de l’ordre réprimer une manifestation syndicale en faveur de la paix en Algérie, qui se soldera par la mort de 8 manifestantEs et des centaines de blessés.
En mai 1968, de Gaulle, dépassé par la révolte de la jeunesse et la grève générale, n’hésitera pas au plus fort des événements à se rendre à Baden Baden pour savoir s’il pouvait compter sur l’armée au cas où la police serait débordée et ne pourrait pas à elle seule rétablir l’ordre républicain.
On ne saurait terminer cet article sans mentionner que le Parti socialiste participa pleinement à la répression d’État lorsqu’il était aux affaires. En 1957, Mitterrand, alors Garde des sceaux, rejeta la demande en grâce déposée par les avocats du militant anticolonialiste Fernand Yveton, condamné à mort et guillotiné pour son aide apportée au FLN. Et c’est sous la présidence du même Mitterrand que se déroulera l’attaque de la grotte d’Ouvéa en Kanaky qui entraînera la mort de 12 militants indépendantistes du FLNKS...
Ces quelques exemples, parmi tant d’autres, démontrent à quel point les laudateurs des forces de l’ordre, et ceux qui sèment les illusions sur la nature neutre des institutions, font bien peu de cas de l’histoire.
A.P

 



Vous avez dit État de droit ?

Si elles prennent souvent prétexte d’actes terroristes, les lois sécuritaires avec leur arsenal de nouveaux délits et de durcissement de peines, ne sont pas des lois de circonstance. Elles restreignent durablement nos droits, ciblent des publics spécifiques, puis dessinent une société dont nous ne voulons pas. Le tout exécuté par une police aux pouvoirs exorbitants. Retour sur 30 ans de politiques sécuritaires.

De la fin de la présomption d’innocence...
En 1986, une douzaine d’attentats ont lieu en France. Ils vont être la justification d’une loi portant « une approche préventive des actes de terrorisme »... C’est le début de la pénalisation de l’intention et la fin de la présomption d’innocence. Une collaboration étroite se met en place entre procureurs, juges spécialisés dans le terrorisme et policiers. Et ce sont les jeunes scolarisés et ceux des banlieues révoltées qui vont être matraqués par une police qui voit ses marges de manœuvre élargies : les bastonnades, interpellations préventives, gazages massifs et gardes à vue sont nombreuses. Ainsi dans la lutte contre le CPE, il y en aura 4 350, pour 637 poursuites sur le délit d’« actes de violence sur personnes dépositaires de l’autorité publique n’ayant pas entraîné d’ITT (sic !) ». Il s’agit là de tenter de terroriser des jeunes qui se rebellent  parfois pour la première fois, de les condamner souvent à du sursis qui pèsera sur leurs engagements futurs et de les ficher pour les 40 ans qui viennent. Dans la foulée, la police sera équipée de tasers provoquant la mort de 351 personnes dans le monde et de flashballs dont les tirs ont fait perdre un œil à une dizaine de manifestants en France. Il faut faire passer l’idée qu’il est dangereux d’aller manifester !
Dans les années 90, c’est la création du « délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Délit extrêmement flexible dans son application qui va conduire à la pratique des rafles à grande échelle, dont certaines spectaculaires pour bien marquer les esprits. Ainsi celle-ci où 110 personnes seront arrêtées et interrogées, 87 placées en garde à vue... pour finalement 3 instructions officielles pour « suspicion de projets terroristes » !
Dans ce cadre, la durée de la garde à vue passe de 3 à 6 jours, la police ayant toute latitude pour mettre la pression sur les présumés coupables, comme le dénoncera l’ONG Human Rights Watch : « interrogatoires incessants et répétitifs, privation de sommeil, pressions psychologiques, humiliations, menaces, “bousculades” »...

En passant par le ciblage des militantEs, des jeunes, des pauvres...
Les faucheurs de plants transgéniques, les salariéEs qui occupent leur entreprise, les militantEs qui accueillent les personnes sans papiers vont être arrêtés, souvent avec une violence policière inouïe, et condamnés. En fait, toutes celles et ceux qui refusent les pouvoirs d’un Monsanto ou d’un patron à décider de nos vies, qui pratiquent la solidarité, qui par leurs actions concrètes remettent en cause le système...
La jeunesse, notamment celles des quartiers paupérisés, va être particulièrement ciblée : création des délits d’occupation des cages d’escaliers, de free party, d’outrage contre les policiers ; durcissement des peines aggravées par les peines planchers ; création de centres fermés pour les mineurs ; responsabilisation pénale à partir de 10 ans ; détention provisoire à partir de 13 ans... Une remise en cause drastique de la justice des mineurs qui depuis 1945 faisait passer l’éducation des enfants et des jeunes avant la répression.
Les pauvres ne sont pas oubliés : création des délits de racolage passif, de mendicité agressive ; application du décret de violation de propriété contre les mal-logés qui permet au préfet et à ses sbires d’expulser sans jugement ; suspension des allocations familiales aux parents d’enfants condamnés...
La politique du chiffre va être exécutée avec brio par des policiers chauffés à blanc. Ainsi, entre 2002 et 2009, 90 % des personnes interpellées pour des infractions à la législation sur les stupéfiants sont des consommateurs de cannabis en possession de très petite quantité, pour seulement 10 % de personnes impliquées dans un trafic. Le délit d’outrage quant à lui a permis d’obtenir 31 000 procédures dans l’année 2009, d’autant plus facilement que les provocations par le harcèlement au contrôle au faciès systématique ou la mise en application zélée de la loi scélérate sur le voile peuvent conduire à un « outrage ». Une police aux pleins pouvoirs au service d’une justice de classe.

À la société de la surveillance généralisée
La vidéosurveillance et les arrestations en forme de rafles permettaient déjà un fichage massif de la population, mais la loi sur le renseignement, présentée contre le terrorisme (la 25e en 15 ans...), marque un grand pas en avant dans le flicage généralisé et l’État d’exception. En effet, elle légalise des pratiques de barbouzes, par la pose d’écoutes téléphoniques, de mouchards dans les voitures, d’intervention directe sur les opérateurs internet, d’installation de fausses antennes relais qui permettent de capter les conversations téléphoniques dans un rayon de 500 mètres. Le tout sans passage par la décision d’un juge et évidemment sans que les personnes surveillées ne soient informées. Cela concerne les 3 000 personnes suspectées d’intention terroriste, leurs familles, leurs voisins, leurs quartiers...
Le champ de cette loi est immense puisqu’il concerne la politique étrangère, les intérêts industriels et économiques de la France, la prévention des violences collectives pouvant remettre en cause la paix publique. Il y a peu de chances d’y échapper, d’autant plus que les moyens en termes de personnels et d’outils pour cette police du renseignement sont renforcés. C’est une politique qui remet complètement en cause nos libertés personnelles et collectives, notre droit à une vie privée et sociale, et le secret de nos communications. Au moins, nous savons pourquoi nous résistons !
Roseline Vachetta

 



Face à la police, armer le mouvement

Ces dernières années la pression policière sur nos mouvements s’est accentuée sous des formes multiples dont le prétexte premier est la lutte contre le terrorisme.

L’affaire Tarnac qui vient d’être relancée illustre les dispositifs qui peuvent être mis en œuvre par la police (écoutes, infiltrations, filatures, manipulations médiatiques...) pour contrôler et réprimer les courants qui se donnent pour objectif de lutter contre le système en place. L’absence de réponse déterminée a favorisé une offensive allant de l’intervention policière répétée au sein des manifestations à leur interdiction en passant par la multiplication des poursuites contre les militantEs.

La nécessité de la force ?
L’ordre du système est un ordre basé sur les inégalités et leur reproduction. En dernier ressort, cet ordre est imposé par la violence directe imposée par la police et l’armée. Cela devrait suffire à déterminer notre rapport à la police si les « désordres » prenaient toujours la forme évidente d’une opposition claire entre dominéEs et dominants.
Mais il existe un consentement à la police au sein même de la classe des dominéEs d’une part parce que la violence s’exerce souvent entre dominéEs eux-mêmes (vols, violences sexistes et racistes...). D’autre part parce que ces violences encouragent l’idée que le seul ordre possible est celui du système existant. La seule alternative serait la jungle...

Ordre de classe = police de classe
Tout le monde sait bien que la police ne met pas les mêmes ressources pour un téléphone volé ou un appartement cambriolé que pour une banque braquée. Ce n’est cependant pas là l’activité principale de la police, pas plus que la régulation de la circulation. Les principaux postes de la délinquance visent notre classe : les délits liés à l’action de la police elle-même (révoltes et outrages), les délits liés à la consommation de « shit » et les infractions aux lois iniques contre les étrangers.
Les travaux de Mathieu Rigouste1 ont montré la centralité de la domination policière dans les quartiers populaires. Elle joue un triple rôle : contrôle et domination des couches de la population les plus poussées à des révoltes spontanées, légitimation idéologique générale de l’intervention policière contre les « désordres sociaux » et expérimentation des techniques contre-insurrectionnelles applicables à l’ensemble de la société.

Bons flics, mauvais flics ?
La mise en œuvre de cette domination policière a un impact sur les policiers eux-mêmes recrutés au sein de notre classe. Elle les sélectionne et les forge. Un brigadier de police explique ainsi : « Les policiers de BAC c’est des chasseurs. Déjà on va les recruter pour ça justement. »2
C’est dans la police que se concentrent les idées les plus réactionnaires. Une étude de l’Ifop montre que « tous les bureaux abritant une caserne de la gendarmerie mobile affichent un vote pour Marine Le Pen à la présidentielle nettement supérieur à la moyenne de leur ville ».
Jean-Luc Einaudi a décrit comment, lors du massacre des Algériens par la police le 17 octobre 1961, la minorité de policiers choqués par le déchaînement de violence de leurs collègues avaient finalement décidé de les couvrir3.

Quelle orientation ?
L’organisation de la confrontation avec la police n’est pas le cœur de notre stratégie pour une raison simple : nous n’avons pas une conception policière de l’émancipation. Le pouvoir de notre classe et son unité se construisent au travers ses multiples formes de résistance. Sur cette base se développent les solidarités et les confiances qui sont des alternatives aux différentes formes de violence qui détruisent notre classe de l’intérieur.
Il n’en reste pas moins que dans la dynamique de construction de ces résistances, la police intervient de différentes manières pour en détruire les possibilités, de la pression apparemment amicale à la division entre « bons » et « mauvais » manifestantEs jusqu’à l’exercice direct de la force contre le mouvement à l’occasion d’une manifestation, d’une grève ou d’une occupation. D’où l’importance d’armer le mouvement contre la police.

Quelques pistes
Il est urgent que des règles de base soient discutées au sein du mouvement. La première d’entre elles devrait être une solidarité inconditionnelle avec les victimes de la violence policière et avec les militantEs réprimés.
Il faut refuser toute forme de cogestion avec la police lors de nos actions militantes. Lorsque les rapports de forces l’imposent, les négociations avec la police doivent se réduire au strict minimum et doivent être décidées de manière totalement transparente pour l’ensemble des participantEs. La police utilisera tout soupçon de collusion pour casser l’unité d’un mouvement.
Il faut s’opposer, s’il le faut physiquement, à toute intervention de la police au sein de notre mouvement et notamment lors de nos manifestations, quelles qu’en soient les raisons.
Nous devons refuser la présence de flics au sein de nos organisations. Si un ou une policière veut participer à nos mouvements, qu’il ou elle rompe avec la police. On ne peut taper sur notre classe pendant les heures de « travail » et prétendre la défendre en dehors. Comment espérer développer notre confiance collective, s’organiser avec des sans-papiers, des jeunes de quartier, des syndicalistes, en acceptant dans nos rangs ceux dont la fonction est de les réprimer ?
Enfin, les confrontations provoquées par la police lors d’occupations, de grèves ou de manifestations, doivent être l’occasion de forger une éducation aux formes collectives de combat contre la police au sein de nos mouvements.

Denis Godard

  • 1. Mathieu Rigouste, la Domination policière, La Fabrique éditions, 2012, 15 euros.
  • 2. idem p.167.
  • 3. Jean-Luc Einaudi, la Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Points, 2007, 7,60 euros.