Publié le Lundi 27 mai 2024 à 15h00.

Éducation nationale : Le mouvement pour un plan d’urgence en Seine-St-Denis

Les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis ont initié depuis le 26 février 2024 une mobilisation sans précédent pour un plan d’urgence pour le 93. Pour réaliser l’objectif de 20 élèves par classe ainsi que le remplacement des enseignant·es absent·es, les personnels mobilisés exigent l’embauche de 5200 enseignant·es, 175 CPE, 650 AED, 320 assistant·es pédagogiques et de 2200 AESH, ainsi qu’un abondement des pôles médico-scolaires (où 40 % des établissements ont actuellement au moins un personnel manquant). Cela représente un collectif budgétaire de 358 millions d’euros. Pour comprendre l’ampleur et la nature de cette mobilisation, il faut revenir sur la construction de ce mouvement.

L’exigence d’un plan d’urgence pour le 93 est une vieille revendication syndicale. On peut en trouver l’origine dans la mobilisation victorieuse des enseignant·es et des parents de Seine-Saint-Denis en 1998, dont la mémoire se transmettait à l’occasion des congrès départementaux de la CGT éduc’action, de la CNT éducation, de la FSU et de SUD éducation. Des mobilisations parents-enseignant·es du premier degré avaient été également très importantes en 2014-2015. Démarrée contre les postes non pourvus et les absences non remplacées, cette lutte sur plus de 6 mois avait imposé la création de 500 postes et un deuxième Concours de recrutrement au professorat des écoles pour les pourvoir. Ce n’est donc pas un hasard si ces quatre organisations se sont retrouvées sur ce mot d’ordre commun, tandis que d’autres organisations syndicales départementales, moins centrées sur les questions locales, se sont positionnées à la périphérie de la mobilisation (FO), voire en dehors (UNSA).

La dégradation du bâti scolaire dans l’ensemble du département est telle que rapidement cette question est venue s’ajouter aux revendications budgétaires.

 

Une construction intersyndicale à la base

Concernant cette mobilisation spécifique, les quatre syndicats, réunis en intersyndicale éducation 93, ont proposé conjointement, en novembre, un questionnaire à remplir par chaque établissement pour établir de manière sérieuse les besoins de chacun. De nombreuses salles des profs et des maîtres s’en sont emparées. Cela a donné lieu à de nombreuses discussions locales. Le débouché de ce questionnaire était un meeting public le 21 décembre en hommage aux 25 ans de la mobilisation de 1998, avec les secrétaires départementaux des quatre syndicats et la FCPE, mais également les secrétaires nationaux: Sophie Binet pour la CGT; Benoît Teste pour la FSU et Simon Duteil pour Solidaires. Si le meeting n’a réuni que 150 personnes, il a eu un large écho médiatique localement.

En janvier 2024, après moins de six mois à la rue de Grenelle, Attal rejoint Matignon et nomme Oudéa-Castéra à l’Éducation nationale. Et si son parcours fut bref, à peine 28 jours, il fut néanmoins intense. Elle avait été mandatée pour mettre en place la mesure phare d’Attal à l’éducation: le choc des savoirs, qui met en place notamment la sélection à l’entrée du lycée (par l’obtention du brevet) et la mise en place de groupes de niveaux au collège en mathématiques et en français (ce qui implique une sélection dès le CM2). Les conséquences concrètes sont la fin du collège unique qui, au moins sur le papier, garantit les mêmes enseignements pour tou·tes. Les personnels et les parents de Seine-Saint-Denis comprenaient alors que les jeunes étaient assigné·es à résidence, sans même avoir la possibilité de croire à un potentiel ascenseur social par les études. Avec une telle réforme, le gouvernement signe la fin du compromis de 1945 sur l’élévation du niveau moyen de connaissance et de diplôme1. Le soutien inconditionnel d’Oudéa-Castéra au collège privé intégriste Stanislas, où sont scolarisés ses enfants, a mis le feu aux poudres. Comment accepter que la ministre défende un établissement homophobe, qui refuse globalement la mixité dans ses classes et qui compte, entre autres, vingt-et-un laboratoires, sept gymnases et deux piscines, alors qu’il pleut dans des classes de l’autre côté du périphérique ? L’intersyndicale 93 a alors proposé de ne pas faire la rentrée après les vacances d’hiver en combinant les mots d’ordre d’un plan d’urgence dans le 93 et de refus du « choc des savoirs ».

 

Pas de rentrée en Seine-Saint-Denis

L’ampleur de la grève qui commence le lundi 26 février de rentrée a surpris même les militant·es les plus aguerri·es. Le travail minutieux de l’intersyndicale a payé et on compte le jour de la rentrée, 40 % de grévistes en moyenne sur le département de la maternelle au lycée, avec de 70 % à 85 % de grévistes dans les collèges, notamment dans des établissements qui n’ont pas de traditions militantes ancrées. Ce mouvement de grève est plus important et plus massif que celui contre la réforme des retraites de 2023. La grève est reconduite les jours suivants et par endroits des blocus sont organisés par les lycéens (essentiellement les lycées Blaise-Cendrars de Sevran et Jean-Jaurès de Montreuil).

À partir du 1er mars, des réunions publiques d’information sont organisées par les grévistes dans les villes du département. Les participations des parents d’élèves sont massives et iels s’emparent du mouvement pour réclamer le remplacement des enseignant·es absent·es et une réfection massive des locaux vétustes. Le 7 mars, on compte 45 % de grévistes dans le premier degré et 60 % de grévistes dans le second degré sur le département et de nombreuses opérations « collège désert ». La grève est reconduite le 8 mars pour la grève féministe. Le jeudi 14 mars, des manifestations s’élancent de nombreuses villes vers la Direction départementale de l’éducation nationale (DSDEN), regroupant au final 5000 personnes sur le parvis de la Préfecture de Bobigny (du jamais vu !). Le 19 mars, l’intersyndicale nationale appelle à une journée de grève de l’ensemble de la fonction publique. Les grévistes du 93 appellent à reconduire du 19 au 22 mars. Le 2 avril, l’intersyndicale nationale appelle à une journée de grève contre le choc des savoirs.

Néanmoins, après quatre semaines, si les taux de grévistes baissent globalement, certains établissements profitent des temps forts (appels à la grève nationaux) pour rejoindre la lutte. La présence importante des parents2 maintient le sentiment d’une mobilisation massive, ce qui encourage les grévistes à continuer.

 

L’engagement avec les parents d’élèves, ancrage du mouvement

Des actions sont organisées: des banderoles sont installées sur les ponts au-dessus du périphérique, des « nuits des écoles » ont lieu. Samedi 16 mars, plusieurs manifestations (Saint-Denis, Montreuil, Aulnay-Sevran) réunissent chacune des centaines de parents, enfants et enseignant·es. Le 23 mars, un cortège d’enseignant·es participe à la manifestation contre la loi Darmanin, dont les élèves de Seine-Saint-Denis et leurs parents sont les premières victimes. Le dimanche 24 mars, à l’appel des parents (de la FCPE mais relayé sur des boucles de milliers de parents), 3 000 personnes et de nombreux élu·es se retrouvent devant la Préfecture de Bobigny. Le 29 mars, un rassemblement a lieu devant Bercy pour réclamer les 356 millions du plan d’urgence. Le samedi 30 mars, douze manifestations locales liant parents, élèves et personnels ont lieu dans les villes du département. Parmi elles, plusieurs villes convergent au Stade de France pour dénoncer le « pognon de dingue » donné aux JOP alors que les élèves de Seine-Saint-Denis n’ont rien. Enfin, le 6 avril, à la veille des vacances, les parents, élèves et personnels se retrouvent pour fêter la grève et abonder la caisse de grève.

 

Débats et désaccords en assemblée générale

Reprenant la tradition départementale, des assemblées générales de grévistes se mettent en place régulièrement dans les villes ou les établissements le matin des jours de manifestation. Ce qui permet de se convaincre et d’organiser la mobilisation au niveau local (prochaine date de mobilisation, reconduction de la grève, réunion publique avec les parents d’élèves, manifestation de ville le samedi…). L’intersyndicale 93 appelle une AG départementale après les manifestations, où sont discutés collectivement les différents mandats que se sont donnés les AG locales. L’AG 93 est une réussite avec plusieurs centaines de participant·es à chaque fois. Une relation dialectique se met en place entre les AG locales, l’AG 93 et l’intersyndicale, chacun étant tour à tour, force de proposition, de compromis et de mise en place des décisions votées majoritairement. L’intersyndicale 93 est alors « sous contrôle des AG locales » de même que les AG locales sont l’extension locale des décisions de l’AG 93 et de l’intersyndicale. L’AG 93 décide de mettre en place une caisse de grève, abondée par l’intersyndicale (30 000 €). Cette caisse dépasse aujourd’hui les 110 000 €, signe d’un soutien au mouvement dans le département et au-delà.

La question de l’extension de la grève à d’autres départements, et en particulier à l’Ile-de-France, a été longuement débattue dans les AG. Nous avons défendu l’importance de maintenir une mobilisation départementale sur le plan d’urgence et de nous lier aux mobilisations nationales sur le choc des savoirs, là où cela correspondait à une mobilisation réelle de nombreux/ses collègues, liée et soutenue par des intersyndicales locales (comme ce qui se faisait dans le 94 ou une partie du 95 à partir de la fin mars). Nous étions radicalement opposé·es à une extension en trompe-l’œil, limitée à quelques militant·es politiques en recherche d’une AG pour professer leurs savoirs à défaut d’arriver à convaincre leurs collègues immédiats. Notre ligne de crête nous a opposé notamment aux militant·es de FO (POI), de RP et du NPA-R qui, dès le début de la mobilisation, ont appelé une AG Île-de-France pour étendre la mobilisation à d’autres collègues isolé·es ou à des salarié·es d’autres secteurs qui n’étaient pas en lutte. Ils et elles dénonçaient les directions syndicales qui, selon eux, ne voulaient que d’une mobilisation départementale. Alors qu’en réalité l’intersyndicale 93 a défendu le plan d’urgence pour le 93 et la lutte nationale contre le choc des savoirs.

D’autres départements ont réfléchi à un plan d’urgence local, notamment en Gironde ou en Haute-Garonne où ont lieu des appels à la grève et à des AG départementales le 19 mars, puis le 2 avril, sans que cela réussisse à entraîner massivement les personnels. En région parisienne, on recense une AG importante d’établissements mandatés dans le Val-de-Marne, ainsi que dans une partie du Val-d’Oise mais sans que cela fasse tache d’huile. Paris est désespérément absente de cette mobilisation à une échelle large. Notons cependant que la mobilisation est massive et reconduite en Loire-Atlantique, mais essentiellement centrée sur le choc des savoirs. Malheureusement, sans que cela permette de construire une mobilisation nationale.

 

Répression et gouvernement sourd

Pour avoir dénoncé la vétusté des locaux, sur une vidéo TikTok réalisée par des élèves3, quatre enseignant·es du lycée Blaise-Cendrars (Sevran) sont convoqué·es le 15 mars à un entretien par leur chef et la direction départementale (DSDEN). Le 26 mars, quinze lycéen·nes de Jean-Jaurès à Montreuil seront exclu·es cinq jours pour avoir participé au mouvement. Tout au long de la mobilisation, les « barbouzes du rectorat »4 ont dispersé les blocus de lycéen·nes mobilisé·es sur le département.

Pendant la mobilisation dans l’éducation nationale, le 13 mars, une voiture de la BAC percute un scooter tuant Wanys et blessant grièvement Ibrahim, deux jeunes de La Courneuve. Une marche blanche est organisée le 21 mars, à laquelle les enseignant·es participent. 

Le 4 avril, à l’occasion d’une manifestation pour dénoncer l’inauguration d’une piscine olympique à Saint-Denis, qui a coûté 174 millions d’euros (la moitié du plan d’urgence !), le secrétaire de l’UD CGT 93 est arrêté par la BRAV-M. Deux jours plus tard, un parent d’élève du lycée Jean-Jaurès (Montreuil) est placé en garde à vue. Son procès est prévu en septembre.

Les douze député·es du département (tou·tes NUPES) soutiennent la mobilisation et en interpellent la nouvelle ministre, Belloubet, à l’Assemblée nationale et demandent à la rencontrer à partir du 25 mars. Elle les fera lanterner. Le 2 avril, douze maires de gauche (Romainville, Bagnolet, Bobigny, L’Île-Saint-Denis, La Courneuve, Le Pré-Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Sevran et Stains) mettent en demeure l’État pour un plan d’urgence 93. Finalement, l’intersyndicale 93 est reçue le 10 avril par deux conseillers de Matignon et le 15 avril par Belloubet, qui s’engage à la création de 3 à 50 postes d’AED et dit avoir besoin d’un mois pour étudier la question. On est bien loin du plan d’urgence.

 

Reprendre le chemin de la lutte

Face à ce mépris, le gouvernement ne laisse que le choix de la lutte. Les personnels, les parents et les élèves se sont déjà donné rendez-vous le lundi 22 avril pour ne toujours pas faire la rentrée des vacances de printemps et gagner un plan d’urgence pour le 93 et refuser le choc des savoirs. Cette nouvelle grève de rentrée a été moins suivie dans les collèges fortement mobilisés jusque-là. Mais encore quelques nouveaux endroits rejoignent le mouvement, en particulier dans le primaire. L’AG 93 a proposé de nouvelles dates pour maintenir la pression en attendant les réponses de la ministre et être présent·es sur les dates de mobilisations nationales. Même si la mobilisation devient plus difficile, des liens se sont créés, entre les degrés et avec les parents qui peuvent être un appui. Des personnels et des parents ont pris conscience de l’acuité des inégalités territoriales et du tri social. Dans la perspective de contraindre le gouvernement à prendre ses responsabilités, une nouvelle mobilisation était prévue le 14 mai, début de la semaine dans laquelle la ministre avait promis des annonces. Des centaines de milliers de personnes vont affluer dans le 93 pendant les Jeux olympiques, il serait illusoire de penser que cela pourrait se passer sans encombres, compte tenu du mépris du gouvernement pour sa population. 

  • 1. Lire Les deux fronts de la guerre de l’école, revue l’Anticapitaliste n°153 (février 2024).
  • 2. Lire « Tous les parents et professionnels étaient conviés pour montrer notre désaccord avec cette réforme et notre soutien au plan d’urgence 93 », interview de Lila, parent d’élève. L’hebdo l’Anticapitaliste n°701 (28 mars 2024).
  • 3. « On est à Blaise-Cendrars, bien évidemment que », video tiktok qui a fait 17000 vues.
  • 4. Les équipes mobiles de sécurité (EMS), créées en 2009, sont des brigades de l’éducation nationale, chargées d’assurer la sécurité aux abords des établissements scolaires. Bien que dépendantes du Recteur d’académie, elles sont appelées et sous le contrôle du chef d’établissement. En Seine-Saint-Denis, les EMS n’hésitent pas à molester les personnels et les jeunes lors des mobilisations.