«Paradis raté», la formule est d'Aimé Césaire, qui avait invité en 1948 la photographe Denise Colomb à visiter la Martinique récemment «départementalisée». Ces images étonnantes de charge politique et poétique sont actuellement exposées à Paris.
Sœur d'un remarquable galeriste parisien, Pierre Loeb, qui dès 1925 osa exposer et soutenir des peintres comme Joan Miró ou Max Ernst, Denise Colomb (1902-2004) côtoya de ce fait les plus grands artistes du 20e siècle dont elle réalisa, à partir de 1947, des portraits aujourd'hui célèbres. Elle avait pourtant délaissé la photographie pendant près de dix ans et, violoncelliste de formation, n'avait manipulé d'appareil qu'à l'occasion d'un séjour en Indochine, où son mari, ingénieur maritime, avait été muté. Ce sont pourtant ces photos anciennes, prises entre 1935 et 1937 en Extrême-Orient, qui séduisirent Césaire et lui firent organiser avec Michel Leiris, sous prétexte de reportage ethnographique, le séjour d'août-novembre1948, où la photographe parcourut la Martinique, la Guadeloupe et Haïti.
En 1949, une galerie parisienne exposa avec succès les images rapportées de ce premier voyage, et deux ans plus tard, Césaire, en tant que député (alors communiste) de Fort-de-France, s'appuyait sur elles pour illustrer un vigoureux article anticolonialiste, La Martinique, de la légende à la réalité, dénonçant la servilité de l'État envers les industriels de la canne à sucre, principaux fauteurs de trouble et de misère dans ce «paradis raté». Ces photographies, comme celles qu'elle revint prendre dix ans plus tard, ont ainsi un intérêt historique, politique et «ethnographique» d'autant plus évident dans les circonstances de crise sociale aigüe que connaissent aujourd'hui les Antilles françaises. En 1991, Denise Colomb avait légué à l'État l'ensemble de ses archives (plus de 50000 négatifs et des milliers d'autres documents), et c'est à partir de ce fonds que l'Hôtel de Sully (62 rue Saint-Antoine, 75004 Paris) présente jusqu'au 27 décembre 2009 une large sélection de ces images réalisées en 1948 et 1958, complétées d'autres vues prises en 1993.
Mais, comme y insiste justement Noël Bourcier, commissaire de l'exposition et principal auteur du très élégant catalogue, l'intérêt supérieur de ces photographies est de ne s'enfermer dans aucun genre ou discours univoques, et de réussir au contraire à susciter des émotions multiples. Même sans parler des solarisations inspirées de Man Ray ou des «réticulation» tirées d'un heureux accident venu altérer les pellicules, l'influence du surréalisme éclate dans le regard de la photographe, prompte à s'étonner, à admirer ou à s'indigner, saisissant la beauté des paysages et des êtres aussi bien que les contradictions visuellement les plus frappantes et choquantes de la colonisation – et parfois dans la même image. Remarquable convergence avec la poésie d'Aimé Césaire, qu'il convient certainement de lire ou de relire au sortir de cette belle et utile exposition.
Gilles Bounoure