Publié le Dimanche 18 octobre 2009 à 14h56.

Hervé Télémaque : « secouer le regard »

Les tableaux de Télémaque « oubliés » par l’exposition Figuration narrative du Grand Palais (que l’Élysée chercha à annuler !), les voilà offerts aux regards dans une galerie des beaux quartiers. Ils n’ont guère perdu de leur force depuis Mai 68.

Né à Port-au-Prince en 1937, Hervé Télémaque est venu vivre et travailler à Paris en 1961, après des études à New York où il eut à endurer tout le racisme, le conservatisme et l’anticommunisme américains de l’époque. Sa nationalité haïtienne le retenait de se mettre trop en avant dans la contestation générale qui bouillonna longtemps en France et ailleurs, avant de cristalliser entre mai et juin 1968 – mais dans sa partie, la peinture. Il y joua néanmoins un rôle de premier plan, mieux reconnu aujourd’hui qu’alors. Conçues entre 1962 et 1969, la vingtaine d’œuvres réunies pour cette exposition offrent un bel échantillon de son travail de sape contre « le vieux monde » et ses toiles « d’art aîné », en vue de renouveler le regard et certainement aussi le reste de la vie.

Le nom qu’il a donné à ces combine-paintings  – peintures-combinaisons qui bousculent les catégories traditionnelles des beaux-arts en mêlant dessin, peinture, sculpture et poème-objet –, évoque à la fois la complexité des machines modernes et le sex-appeal des sous-vêtements de l’époque. Qu’un Titien ou un Véronèse se soient appliqués à faire bouffer le pagne clair-obscur de leurs Christs en croix, voilà leur gloire (!). Mais voyez-vous ce slip kangourou peint ou plutôt repassé sur de l’isorel perforé ou ce véritable bas de femme et ces rubans suspendus tout à côté par Télémaque ? Et ses « Métro » n°1 et 2 avec leurs graffitis obscènes (« À bas les nègres »), appelleriez-vous ça de la peinture ? Ces provocations réagissaient à l’épuisement de l’abstraction lyrique et répliquaient au pop-art américain devenu hégémonique, mais elles n’étaient pas moins indispensables à la définition d’un lyrisme matérialiste « résolument moderne », rejoignant les recherches surréalistes d’un « mythe collectif propre à notre époque », ainsi que l’écrivait Breton. 

« Secouer le regard », c’est depuis ces années-là le leitmotiv de Télémaque. Il explique ses fréquents changements de « manières », de matières et de supports, apparences qui recouvrent la poursuite d’une quête poétique toujours remplie des émois de l’actualité environnante, non pas seulement les rêves de l’artiste, mais ses colères aussi (par exemple devant l’effroyable misère qui a envahi les lieux de son enfance, voir son interview dans Critique communiste n°188). Télémaque est un des rares plasticiens à avoir intégralement appliqué les formules de Duchamp (à commencer par « c’est le regardeur qui fait le tableau »), il faudra sûrement y revenir. La page d’histoire de l’art qu’il a écrite dans l’esprit « pré-mai 68 », il est aujourd’hui précieux d’en mesurer l’importance grâce à cette exposition.

Gilles Bounoure 

Galerie Louis Carré, 10, avenue de Messine, 75008 Paris, jusqu’au 7 novembre 2009. Catalogue reproduisant notamment une importante interview du peintre.