Publié le Jeudi 24 décembre 2009 à 18h49.

Immigration et marché du travail en France au xxe siècle

L’histoire de l’immigration en France est fortement liée aux besoins de main-d’œuvre du pays. Débutant avec le développement de l’industrie, elle connaît des variations selon les périodes en termes numériques mais aussi d’origine des personnes immigrées. Cependant, elle n’est jamais totalement arrêtée, même dans les moments de récession économique.

Jusqu’en 1945, les organismes patronaux gèrent le recrutement de la main-d’œuvre étrangère avant de laisser la main à l’État.

Les secteurs employant des travailleurs étrangers évoluent au cours du temps.

S’ils sont principalement mineurs ou ouvriers du textile au xixe, ils intègrent l’industrie au début du xxe siècle, le bâtiment après la Seconde Guerre mondiale, puis le secteur tertiaire. Les étrangers sont en général confinés dans les emplois les moins qualifiés et sont plus souvent touchés par le chômage que les travailleurs nationaux.

En tant que salariés, les immigrés bénéficient du code du travail, mais certaines fonctions électives leurs étaient interdites jusqu’à récemment.

L’immigration en France a une histoire ancienne. Au 1er janvier 2005, on comptait 3,5millions d’étrangers en France, soit 5,7 % de la population, et près de 5millions d’immigrés – caté­gorie qui, depuis le début des années1990, dans les nomenclatures de l’Insee, désigne les personnes vivant en France et qui n’y sont pas nées, et inclut donc les Français par acquisition. Quelque quatre-vingts ans plus tôt, cette proportion était du même ordre : au recensement de 1926, la Statistique géné–rale de France comptabilisait 2,4 millions d’étrangers qui représentaient alors 6 % de la population du pays.

Historiquement liée à la naissance de la grande industrie, l’immigration devient, dès la deuxième moitié du xixe siècle et a fortiori au xxe siècle, un phénomène structurel, auquel même les périodes de récession économique ne mettent pas un terme. Les travailleurs étrangers représentent ainsi 3% des actifs en France en 1901, 4,4 % en 1921, 7,7 % en 1931, 7,3 % en 1974, 5,6 % en 2004.

Frontalière et principalement employée dans les secteurs d’activité liée à la première révolution industrielle, dans les dernières décennies du xixe siècle, l’immigration se diversifie après la Première Guerre mondiale et encore plus après la Seconde. Aux Belges employés dans les mines et les usines textiles du Nord de la France – jusqu’à, par exemple, constituer plus de la moitié de la population active des mines d’Anzin, dans le Nord, en 1879 – aux Italiens recrutés dans la sidérurgie lorraine et dans les ports, les savonneries, les salins du Sud-Est – en particulier à Marseille, où un quart de l’immigration italienne est concentrée dès le début des années1880 –, viennent s’ajouter des Polonais et des Russes dans l’entre-deux-guerres. Ceux-ci sont massivement embauchés – jusqu’à la crise des années 1930 et la loi du 10 août 1932 « protégeant la main-d’œuvre nationale » – dans les mines ou dans les industries de transformation, comme l’automobile, où la production en série fait ses premiers pas. La Première Guerre marque aussi les débuts d’une immigration coloniale, recrutée voire enrôlée par l’État français pour remplacer, dans les usines liées à l’effort de guerre, les hommes partis au front. Bien qu’alors numériquement incomparable avec l’immigration étrangère, cette immigration coloniale vers la France métropolitaine perdure au-delà du premier conflit mondial ; on la trouve employée dans la métallurgie et la chimie parisiennes ou encore dans la sidérurgie. L’entre-deux-guerres marque aussi l’essor d’une immigration espagnole qui, fuyant la guerre civile puis le régime franquiste, s’installe d’abord en Midi-Pyrénées, où elle côtoie une immigration de petits paysans italiens, venus tenter leur chance comme petits propriétaires ou métayers dans les exploitations du Gers ou de la Haute-Garonne. À la différence des seconds, les premiers sont peu nombreux à travailler dans l’agriculture, et sont surtout employés dans le bâtiment. Dès cette époque, l’emploi des étrangers va de pair avec une segmentation du marché du travail, qui s’accentuera aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.

En effet, à partir de 1945 – et de ce que l’on nommera plus tard les « Trente Glorieuses » – les besoins en main-d’œuvre du BTP (bâtiment et travaux publics) et des industries de transformation, au premier rang desquelles l’automobile, croisent le formidable accroissement de l’immigration algérienne puis, dans les années 1960, des immigrations portugaise et marocaine. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’on trouve ces travailleurs principalement employés dans ces deux secteurs, et surreprésentés sur les postes les moins qualifiés (manœuvres dans le BTP, ouvriers spécialisés dans l’automobile), tandis que les nationaux, bénéficiant des logiques de substitution de main-d’œuvre et des mécanismes traditionnels de la promotion professionnelle, accèdent à des emplois d’ouvriers qualifiés ou d’encadrement. Ainsi, au recensement de 1975, 13,6 % de la population active travaille dans le secteur du BTP ; cette proportion atteint les 32,5 % parmi les actifs étrangers. En leur sein, on trouve alors 51,2 % de manœuvres et d’ouvriers spécialisés (OS), alors que cette proportion n’est que de 23,1 % pour la population active dans son ensemble. La segmentation du marché du travail se double ainsi d’une segmentation des postes de travail dans l’industrie.

La crise qui touche l’ensemble des pays industrialisés à partir du premier choc pétrolier, en 1973, et la décision prise en juillet 1974 par les pouvoirs publics de suspendre l’immigration de main-d’œuvre provoquent une diminution de la population active étrangère : entre 1975 et 1982, la part des étrangers parmi les actifs passe ainsi de 7,2 % à 6,6 %. La crise comme le tournant restrictif de la politique migratoire, amorcé dès 1972, précarisent les travailleurs étrangers. Ces derniers sont alors originaires d’Algérie, du Maroc et du Portugal mais aussi d’Asie, d’Afrique subsaharienne ou de Turquie. Ils sont plus fortement touchés par le chômage que les travailleurs français : entre 1975 et 1982, la part des actifs ayant un emploi diminue de 11,5 % parmi les étrangers, tandis qu’elle augmente de 3,8 % parmi les Français. Plus souvent aussi désormais, les travailleurs étrangers sont projetés dans l’irrégularité par la multiplication des réglementations restrictives. Ainsi, dès novembre 1975, un décret supprime la carte de travail à validité permanente et conditionne le renouvellement des cartes de travail (lesquelles conditionnent l’obtention d’une carte de séjour) à la « situation de l’emploi ». Parmi les actifs étrangers occupant un emploi, la tertiarisation constitue une évolution particulièrement remarquable dans cette période, au bénéfice des secteurs du commerce de détail et, dans une moindre mesure, des services et des transports. La tendance ne s’est pas inversée depuis le début des années1980 : les emplois de services aux entreprises et aux particuliers concentrent aujourd’hui une proportion d’actifs étrangers plus importante que celle qu’ils représentent dans la population active globale. Bien que, par définition, difficilement chiffrable, l’emploi des travailleurs sans papiers tend à devenir une réalité structurelle depuis la création du titre unique de travail et de séjour (loi de juillet 1984) et les législations restrictives sur le travail – à l’instar de la loi qui, en 1991, supprime l’autorisation de travailler aux demandeurs d’asile. Le titre unique, qui aligne le droit au travail sur le droit au séjour, la multiplication des lois durcissant les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France depuis le début des années 1980, la généralisation des discours sur la maîtrise des flux migratoires, communément maniés par les gouvernements de gauche comme de droite, ou, plus récemment, l’étendard de « l’immigration choisie », mettent l’État au centre des politiques d’emploi des travailleurs étrangers. Il n’en a pas toujours été ainsi.

Politique d’immigration, politique de main-d’œuvre: quel rôle de l’État  ?

Jusqu’en 1945, l’État français légifère en vue de surveiller les étrangers et de « protéger la main-d’œuvre nationale », mais il ne veut pas organiser le recrutement des travailleurs étrangers. La surveillance s’exerce, dès la fin du xixe siècle, par l’obligation pour tout étranger de déclarer sa résidence (décret du 2 octobre 1888) puis par l’instauration d’une carte d’identité « à l’usage des étrangers » (décret du 2 avril 1917), qui est substituée. La « protection du travail national » ou « de la main-d’œuvre nationale » est, elle aussi, concomitante de l’accentuation du recours aux travailleurs étrangers dans l’industrie à la fin du xixe siècle: ainsi, le décret Millerand (du nom du ministre du Commerce et de l’Industrie) du 10août 1899, sur les « conditions de travail dans les marchés passés au nom de l’État », vise à établir des quotas d’ouvriers étrangers « selon la nature des travaux et la région où ils sont exécutés ». Durant l’entre-deux-guerres et en particulier avec la crise des années1930, cette « protection du travail national » est réitérée pour l’industrie (le secteur primaire échappant, lui, à toute limitation). Elle fait l’objet de deux lois à six ans d’intervalle : la loi du 11 août 1926 « en vue d’assurer la protection du marché du travail national » assigne les travailleurs étrangers à la profession prévue sur leur carte d’identité de travailleur. Ainsi, protection du travail national et surveillance des étrangers vont de pair, la seconde étant la condition d’application de la première. La loi du 10 août 1932 « protégeant la main-d’œuvre nationale » prévoit la fixation par l’État de quotas d’étrangers dans les marchés et emplois publics et dans les entreprises privées – à la différence des décrets Millerand de 1899. En pratique, cette loi ne restreint pas immédiatement l’emploi de travailleurs étrangers : il en est ainsi dans le secteur minier, par exemple, la mise en œuvre du texte étant soumise à des décrets par branche et par région que ne sollicitent pas les compagnies minières ayant besoin de cette réserve de main-d’œuvre. Au milieu des années1930, la crise perdurant, les rapatriements forcés toucheront néanmoins massivement les mineurs étrangers (Polonais en particulier) et leurs familles, au mépris des conventions bilatérales signées au début des années 1920.

Reste que l’État, s’il appuie alors les compagnies minières, n’intervient pas directement dans la régulation des flux de main-d’œuvre étrangère. Et ce jusqu’en 1945, à l’exception (notable) de la Première Guerre mondiale – durant laquelle, à partir de 1916, le Service d’organisation des travailleurs coloniaux et les missions françaises de la main-d’œuvre organisent le recrutement de travailleurs originaires des colonies (Indochine, Algérie notamment) et des pays alliés ou neutres (Portugal, Grèce, Espagne), sous la houlette du ministère de l’Armement. En dehors de cette période, l’organisation du recrutement (et plus tard du rapatriement) de travailleurs étrangers est, jusqu’en 1945, le fait du patronat, et s’organise durant l’entre-deux guerres via la Société générale d’immigration (SGI), instituée en mai 1924. Ce « Groupement des organisations professionnelles, industrielles et agricoles pour l’emploi de la main-d’œuvre étrangère » a pour objet « d’assurer pour leur compte le recrutement à l’étranger, l’hébergement et le transport jusqu’au centre d’arrivée en France, des travailleurs qui leur seront nécessaires et des membres de leurs familles, de conclure et mettre en œuvre à cet effet tous accords avec les États étrangers sous réserve, s’il y a lieu, de l’approbation du gouvernement français ; de développer par tous les moyens l’emploi de la main-d’œuvre étrangère ».

À partir de 1945 en revanche, la création de l’Office national d’immigration (ONI) par l’Ordonnance du 2 novembre 1945, placé alors sous la tutelle du ministère du Travail et de la Sécurité sociale, est le signe d’une volonté étatique de prise en main des opérations de recrutement et d’introduction en France des travailleurs étrangers. Elle marque les débuts d’une politique d’immigration entendue dans son sens contemporain. Pour preuve, le texte de l’Ordonnance du 2 novembre 1945 sert encore de référence aujourd’hui ! Si l’Office national d’immigration reste sous la tutelle du ministère du Travail jusqu’en 1984, lequel est secondé par un secrétariat d’État aux Travailleurs immigrés à partir de juin 1974, ses missions changent progressivement à compter de 1975, dans un contexte de suspension de l’immigration de main-d’œuvre. Elles se centrent progressivement sur « l’insertion sociale des immigrés » (décret du 16 octobre 1975), la lutte contre l’emploi non déclaré (loi du 10 juillet 1976) puis sur la mise en œuvre des dispositifs d’aide au retour. Progressivement, le travail passe au second plan de la politique d’immigration – hormis dans la dimension de « lutte contre le travail clandestin » (à laquelle pas moins de trois lois sont consacrées entre 1991 et 1997). À partir du milieu des années1980, sur le plan des structures administratives comme du débat public, l’immigration est désormais appréhendée principalement sous les registres de « l’intégration », puis des « quartiers sensibles ».

Pourtant, les travailleurs étrangers, légaux et illégaux – en 1992, ces derniers sont estimés à 350 000 en France par le Bureau international du travail – restent jusqu’à aujourd’hui une composante importante et nécessaire de la population active. Les opérations de régularisation exceptionnelle de 1981-1982 (131 000travailleurs étrangers régularisés, dont 95 % avaient un emploi) ou celle, plus restrictive, de 1998 (140 000 dossiers déposés, dont seulement 80 000 environ reçurent une réponse positive) l’auront montré, comme plus récemment les grèves de travailleurs sans papiers.

Travailleurs français–immigrés : égalité des droits ?

L’immigration sur le marché du travail pose aussi la question, incontournable, de l’accès aux droits. Le statut des travailleurs immigrés (travailleurs certes… mais aussi – voire avant tout – étrangers) révèle les paradoxes d’un droit du travail et de la protection sociale emblématique de l’État social, mais d’un État social édifié dans un cadre national.

Ainsi, les travailleurs étrangers bénéficient d’emblée des droits sociaux liés à leur statut de travailleurs, comme le droit de grève (1864) ou le droit d’adhérer à un syndicat professionnel (1884). De même, les lois réglementant la durée du travail (1900, 1906, 1919), les accidents du travail (1898) ou les congés payés (1936) ne souffrent pas de condition de nationalité.

Si elle renvoie à l’universalité du droit du travail, cette égalité des droits doit être aussi mise en relation, en ce qui concerne l’immigration, avec la logique de protection du travail national, celle-ci nécessitant en effet qu’étrangers et Français aient les mêmes droits en matière de salaire, de durée du travail ou, dans une certaine mesure, de représentation, afin que les seconds ne soient pas soumis à la concurrence déloyale des premiers. L’universalité a aussi ses limites : parce qu’ils sont étrangers, donc toujours potentiellement suspects de pouvoir porter atteinte à l’ordre public, les travailleurs immigrés n’ont ni le droit de diriger un syndicat, ni le droit d’être élu aux fonctions de délégué mineur (institué par une loi de 1890), au motif que celles-ci sont investies d’attributions d’ordre public.

Cette tension entre égalité des droits et discriminations légales dans le champ du travail et de la protection sociale caractérise la situation des travailleurs étrangers tout au long du xxesiècle. Il a fallu ainsi attendre la loi du 27 juin 1972 pour que les étrangers soient éligibles aux fonctions de délégué du personnel ; celle du 11 juillet 1975 pour qu’ils puissent diriger un syndicat. À elle seule, la pérennité de cette discrimination témoigne de l’engagement pour le moins tardif du mouvement ouvrier français pour l’accès aux droits des travailleurs étrangers.

Laure Pitti.

Pour aller plus loin…

- Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration, xixe-xxe siècle, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire, 2006 (1988).

- Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, préface de Pierre Bourdieu

- Marie-Claude Blanc-Chaléard, Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, coll.Repères, 2001.

- Choukri Hmed et Sylvain Laurens (coord.), L’invention de l’immigration, Marseille, Agone, 2008.

- Maryse Tripier, L’immigration dans la classe ouvrière en France, Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1990.

- René Gallissot, Nadir Boumaza, Ghislaine Clément, Ces migrants qui font le prolétariat, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994.