Publié le Jeudi 24 décembre 2009 à 18h54.

Le mouvement des travailleurs sans papiers

Le 12 octobre dernier a débuté « l’acte II » du mouvement des travailleurs sans papiers, dont l’objectif est d’obtenir une circulaire nationale de régularisation de l’ensemble des travailleurs sans papiers. En avril 2008, pour la première fois, les travailleurs avaient utilisé l’arme de la grève pour réclamer ces régularisations. Après des premiers succès, les conditions devenant de plus en plus restrictives, le mouvement s’était arrêté.

Lundi 12 octobre 2009 au matin, plus de 300 salariés sans papiers se retrouvent près de la gare Saint-Lazare. Ils doivent occuper Synergie, une agence d’intérim de la rue de Rome. Les militants CGT qui soutiennent les futurs grévistes sont surpris par leur nombre, ils décident finalement d’occuper deux agences de plus. Le soir, près de 400 salariés sont inscrits comme grévistes. Deux jours après, une quatrième agence est occupée. Au final, ce sont 750 salariés sans papiers intérimaires qui sont déclarés grévistes et qui occupent ces quatre agences de jour comme de nuit.

Cette occupation est l’une des onze actions qui ont inauguré ce que la CGT appelle l’acteII du mouvements de grève des travailleurs sans papiers, mené conjointement avec onze organisations syndicales et associatives, dont Solidaires, la FSU, la CFDT, ou encore l’Unsa. Plus de 1 000 salariés sans papiers ont commencé la grève le 12 octobre et leur nombre a presque triplé dans la semaine qui a suivi. Ce mouvement s’est fixé comme objectif d’obtenir une circulaire de régularisation des travailleurs sans papiers, circulaire s’imposant de façon uniforme aux préfectures. Il marque une étape supplémentaire dans le mouvement.

Retour sur Saint-Bernard

Depuis 1996, le mouvement des sans-papiers occupe régulièrement le devant de la scène politique et médiatique. Le durcissement des lois qui régissent le droit au séjour des étrangers, depuis 1974, connaît une nette aggravation dans les années 1980, en particulier à partir des lois Pasqua de 1986.

En 1996, un important mouvement de sans-papiers voit le jour. L’occupation de l‘église Saint-Bernard, dans le 18e arrondissement de Paris, devient l’emblème de la lutte. Si la question du rapport au travail de ces « clandestins » est bien présente dans le mouvement, les procédures de régularisation ne s’appuient pas sur le statut de travailleur des sans-papiers mais plutôt sur l’ancienneté de leur présence sur le territoire, leur insertion dans la société française, leur qualité de « citoyen », puis de parents d’enfants scolarisés dans le cadre du mouvement soutenu par RESF.

Si une partie du mouvement syndical, et singulièrement au sein de Solidaires, de la CGT et de la FSU, affirme son soutien à ces mobilisations pour la régularisation des sans-papiers, il faudra attendre le printemps 2008 pour que les syndicats s’impliquent auprès des sans-papiers en tant que travailleurs.

Printemps 2008, « Acte I »

Le 15 avril 2008, dans la restauration, le nettoyage, l’aide à domicile et le bâtiment, plusieurs centaines de sans-papiers déclenchent des mouvements de grève. Ils utilisent une arme traditionnelle du mouvement ouvrier – la grève avec occupation du lieu de travail –, mais agissent pour obtenir la satisfaction d’une revendication classique du mouvement des sans-papiers : la régularisation.

Le 20 mai, les salariés en grève sont rejoints par ceux de 25 autres entreprises. Au total, ce sont près de 2 000 sans-papiers en grève qui participent alors au mouvement, auxquels s’ajoutent 1 500travailleurs « isolés » qui ne se mettront pas en grève, car ils sont trop peu nombreux dans leur entreprise. Mais leurs dossiers seront déposés dans le cadre du mouvement.

Tous ces travailleurs ont des contrats de travail, leurs cotisations alimentent le régime de protection sociale (assurance vieillesse, maladie et chômage), alors que leur statut de sans-papiers ne leur permet pas de bénéficier des mêmes droits que l’ensemble des travailleurs, en particulier en ce qui concerne la santé.

À travers ce mouvement, on perçoit que le recours à une main-d’œuvre sans titre de séjour structure des pans entiers de l’économie. C’est en particulier dans les secteurs non délocalisables que l’on assiste à une sorte de « délocalisation sur place » : des conditions de travail et de rémunération en deçà des normes en vigueur sont imposées aux salariés. Des conditions de travail que seuls ceux qui se trouvent dans les situations les plus précaires acceptent, leur précarité étant largement entretenue par les lois « anti-immigrés ».

La loi du 20 novembre 2007 – dite « loi Hortefeux » – prévoit dans son article 40 une admission exceptionnelle au séjour pour les étrangers salariés parrainés par leur employeur. Deux circulaires en précisent les conditions. 30 métiers – dont « informaticien expert » ou « attaché commercial » – définis comme « en tension » sont ouverts aux étrangers non communautaires.

Dans le même temps, à partir de l’été 2007, les employeurs doivent, lorsqu’ils embauchent un travailleur étranger, communiquer ses papiers à la préfecture pour vérification du titre de séjour. Cette disposition va engendrer une série de licenciements pour « défaut de papiers », et obliger les salariés sans papiers à dissimuler plus que jamais leur situation, tant aux yeux de leurs employeurs que de leurs collègues. Pour autant, nombre d’employeurs n’ignorent rien de la situation d’une partie de leurs salariés et les incitent même parfois à utiliser les papiers de salariés ayant un titre de séjour en règle.

En février 2008, mobilisant neuf cuisiniers soutenus par la CGT et « Droit Devant!! », le conflit du restaurant « La grande armée » aboutit pour la première fois à la délivrance de cartes de séjour portant la mention « salarié ». S’il s’agit d’une réelle victoire, ces cartes, à la différence des titres de séjour « vie privée et familiale », tendent à rendre les travailleurs dépendant de leur employeur pour maintenir leur droit au séjour.

C’est précisément cette dépendance qui est au cœur du processus des régularisations par le travail. S’appuyant sur un dispositif législatif qui permet aux employeurs d’obtenir la régularisation de leurs salariés, le mouvement syndical va faire pression sur les employeurs pour obtenir leur engagement à continuer d’employer ces salariés une fois régularisés. Cet engagement est matérialisé par des formulaires administratifs tenant lieu de promesse d’embauche – que les acteurs du mouvement ne vont rapidement plus appeler que « les cerfas », du nom du formulaire – et implique le paiement d’une taxe (Anaem).

L’implication de la CGT, en particulier de l’Union départementale de Paris et de l’Essonne emportant le soutien de la direction du syndicat, change la donne. C’est désormais en grande partie sur le terrain syndical que la lutte pour la régularisation des sans-papiers se mène. Cette implication nouvelle de la CGT a pour conséquence imprévisible l’occupation d’une annexe de ses locaux à la Bourse du travail de Paris par une partie du mouvement « classique » des sans-papiers (la Coordination des sans-papiers du 75). Au moment où la CGT s’engage auprès des sans-papiers, cette occupation reste aussi incompréhensible que lourde de conséquences pour le mouvement dans son ensemble.

Dans un premier temps, ce sont les situations « les plus présentables » qui sont mises en avant par le mouvement : les premiers salariés qui se mettent en grève en avril sont des salariés déclarés, en CDI, à temps plein, travaillant pour la plupart depuis plusieurs années chez le même employeur. Des situations plus complexes vont ensuite s’adjoindre au mouvement : travailleurs en intérim, travailleurs (travailleuses surtout) à temps partiel, ou les salarié(e)s à employeurs multiples – notamment dans le secteur de l’aide à la personne. De par sa structure même, le mouvement fait donc l’impasse sur les travailleurs « au noir »… qui entrent officiellement dans le mouvement avec l’« Acte II ».

Depuis la vague portée par RESF en 2005 et brusquement stoppée durant l’été 2006, ce mouvement est le premier à réussir à ouvrir une brèche et à permettre de nouvelles régularisations. Cette première vague du mouvement des travailleurs sans papiers a permis d’obtenir plus de 2 000 régularisations. Mais, au-delà de cette victoire partielle, le mouvement a révélé ce que sont aujourd’hui les conditions de travail de ces milliers de travailleurs qui jusque-là étaient presque invisibles.

Les sans-papiers dans les rapports de production.

Dans une série de vidéos tournées dans le métro parisien et récemment diffusées sur Internet, on voit des travailleurs du métro parisien, employés en intérim par l’entreprise Asten, porter des plaques de bitume de plusieurs dizaines de kilos sur leur tête, avec pour toute protection un dérisoire carré de mousse en guise de casque. Pour ces salariés, la réfection des quais du métro implique aussi de porter des seaux de bitume bouillant et fumant dans un espace confiné, sans aucune protection. Les brûlures infligées à certains d’entre eux – qui ne peuvent déclarer un accident du travail sous peine de perdre leur emploi – en disent beaucoup sur les conditions de travail endurées par ces salariés, qui comparent eux-mêmes leur situation à une forme d’esclavage moderne. Ces vidéos n’ont fait que confirmer la dureté des conditions de travail des travailleurs sans papiers, dureté révélée par le mouvement du printemps 2008.

Dans le secteur du nettoyage, si les hommes sont le plus souvent employés avec des CDI à temps complet, il en va tout autrement pour les femmes auxquelles les employeurs imposent très souvent un contrat à temps partiel. Ces femmes, dont beaucoup travaillent comme femmes de chambre, font en réalité bien plus d’heures que ce que prévoit leur contrat – en général de 15 à 20heures par semaine – l’employeur ayant recours aux heures supplémentaires comme variable d’ajustement. De plus, ces femmes ne sont pas réellement payées en fonction des heures travaillées, mais plutôt du nombre de chambres qu’elles vont réussir à faire. Ainsi, c’était le cas pour les travailleuses de MaNet (Paris 11e) ou de DMMS (Paris 20e), dont l’employeur considère que, compte tenu du standing de l’établissement, il faut de 20 à 25 minutes pour faire une chambre et comptabilisait sur cette base les heures payées, quelle que soit la réalité du temps effectivement travaillé. Ainsi, dans des hôtels « moyen de gamme », il faut faire trois chambres pour être rémunéré une heure. Alors que, dans les faits, réaliser cette tâche nécessite bien souvent plus d’une heure et demie.

En avril 2008, sur le chantier de la rue Xaintrailles, dans le 13e arrondissement de Paris, quatre entreprises interviennent pour des activités de désamiantage et de démolition. Les salariés travaillent sans aucune protection, les règles de sécurité concernant l’amiante ne sont pas respectées. Durant près de quatre mois, 29 travailleurs sans papiers vont occuper ce chantier, jusqu’à la régularisation de 27 d’entre eux. Dans le BTP, le recours aux travailleurs intérimaires est massif. La question de ces travailleurs intérimaires constitue un point central des négociations entre les syndicats et les pouvoirs publics, pour aboutir à la définition de critères permettant la régularisation des intérimaires sans papiers et impliquant un engagement des agences d’intérim à fournir aux salariés sans papiers un volume horaire suffisant. De fait, la négociation de ces critères - pour laquelle la grève menée à Man BTP (Paris 10e) avec le soutien de Solidaires a fait beaucoup – a accordé pour la première fois à des travailleurs intérimaires une forme de stabilité d’emploi, aussi limitée soit-elle.

Des papiers et de la dignité

Bâtiment, nettoyage, aide à la personne, sécurité, restauration: ce mouvement, qui s’est principalement développé en Île-de-France, a ouvert de nouveaux fronts à l’action syndicale. Ainsi, certains travailleurs ont tenu des piquets de grève durant plusieurs mois, face à des employeurs devant lesquels ils n’avaient jamais osé relever la tête auparavant. Dans plusieurs entreprises comme le restaurant « Chez Papa » ou CDT – une filiale de Vinci chargée du chantier d’une crèche municipale dans le 17e arrondissement – ces grèves ont donné lieu à des négociations sur l’amélioration des conditions de travail et le respect des grilles salariales prévues dans les conventions collectives.

À partir de l’automne 2008, le mouvement de régularisation des salariés sans papiers lancé au printemps s’est heurté à des décisions préfectorales de plus en plus sévères, ainsi qu’à la multiplication du nombre de papiers administratifs demandés aux salariés et à leurs employeurs. Ces décisions arbitraires sont rendues possibles par l’absence de directives nationales et le flou des textes en vigueur. La levée de la plupart des piquets de grève suite à la régularisation de la majorité des grévistes a entraîné un durcissement des conditions de régularisation négociées par les syndicats. C’est à partir de ce constat que le front qui s’est constitué il y a quelques semaines a décidé de relancer un mouvement de grève afin, cette fois, d’obtenir une circulaire de régularisation pour l’ensemble des salariés sans papiers.

Pierre Baton et Anne Delaborne