La crise s’explique-t-elle quant au fond par le fait que des profits devenus surabondants ne se sont plus investis dans la production, mais tournés vers la spéculation ? Cette analyse, reprise dans les pages de notre revue, ne convainc pas Isaac Johsua qui note au contraire une tendance de long terme à la baisse ou à la stagnation du taux de profit des sociétés non financières…
Voilà un an, avec la faillite de Lehman Brothers, nous entrions dans la phase spectaculaire de la crise. Les mois ont passé, et sur l’origine du grand ébranlement, le débat se poursuit toujours. Je me suis exprimé à ce sujet dans un livre1, mais, plutôt que d’y revenir, je voudrais consacrer cet article à un examen critique de certaines des thèses proposées. S’agissant des États-Unis, de larges cercles de la gauche défendent une approche de sous-consommation. Partant du constat d’une inégalité grandissante dans la distribution des revenus, ils soulignent le problème ainsi posé à la demande globale et désignent le surendettement de vastes couches de la population comme étant le biais par lequel le système a tenté de maintenir son équilibre : pour soutenir la demande globale, l’endettement est venu se substituer aux revenus manquants.
Que penser d’une telle présentation, qui met l’accent sur la sous-consommation forcée de la grande masse des salariés ? Elle a un grand pouvoir de séduction, celui qu’elle avait déjà lorsqu’il s’était agi, dans des années trente, d’expliquer la grande crise dans les milieux populaires. Est-elle pour autant fondée ? On peut en douter. Trois affirmations successives forment son socle. Primo : l’inégalité criante dans la distribution des revenus. Deuxio : le problème ainsi posé à la demande globale. Tertio : c’est l’endettement d’une grande partie des salariés qui a permis de résoudre ce problème, jusqu’à l’inévitable explosion.
Le primo ne peut être contesté. Le deuxio est difficilement démontrable, mais admettons-le. Le tertio est en revanche parfaitement contestable. L’accroissement de l’endettement hypothécaire a permis à une part de la population salariée de remplacer jusqu’à un certain point des revenus insuffisants et d’accéder quand même à la propriété, voilà qui ne fait pas de doutes. La preuve en est fournie par la masse des crédits subprime. Mais est-ce ainsi, grâce à la construction résidentielle, que la demande globale a été soutenue aux États-Unis, mois après mois, année après année ? Pour une petite partie, oui. Pour une grande partie, non. De 1980 à 2005 (sommet du cycle de l’immobilier), l’investissement résidentiel a gagné 1,7 point de PIB ; entre les mêmes dates, la consommation des ménages en a gagné 6,8. Si quelque chose a soutenu la demande aux États-Unis, c’est très certainement cet extraordinaire bond en avant de la consommation.
Un bond que le crédit à la consommation est incapable d’expliquer, et qui ne peut se comprendre que par l’effondrement concomitant de l’épargne des ménages : entre 1980 et 2005, cette épargne a perdu 6 points de PIB, soit à peu de chose près le nombre de points de PIB gagnés par la consommation entre les mêmes dates. Et comment comprendre à son tour cet effondrement de l’épargne si on n’intègre pas l’effet des deux bulles qui se sont succédé (boursière et immobilière), portant aux nues la valeur du patrimoine des ménages, à un point tel que les heureux détenteurs de ce patrimoine ont renoncé à épargner, consommant l’intégralité de leur revenu, considérant que ce n’était plus la peine de « mettre de l’argent de côté » puisque désormais ils étaient « riches » ? La fonction d’épargne a été renvoyée aux gains purement virtuels de la Bourse ou de l’immobilier.
Or, les possesseurs d’un important patrimoine (paquet d’actions, maison, etc.) ne se concentrent pas dans la partie démunie de la population, mais chez les plus aisés. D’ailleurs, le taux d’épargne étant la part du revenu disponible qui est épargnée, une étude portant sur les années 1990 est venue confirmer que la chute de ce taux chez les ménages américains était presque entièrement due à la chute du taux d’épargne des plus riches d’entre eux. Elle a aussi montré que l’extraordinaire boulimie consommatrice qui en a résulté pouvait être entièrement attribuée à la mince couche des ménages les mieux dotés.
Ma conclusion est que, s’il y a bien eu un problème de soutien de la demande globale aux États-Unis, il a été résolu, non principalement par un endettement venant se substituer aux revenus manquants de la majorité des salariés mais principalement par l’effondrement de l’épargne de la frange aisée de la population américaine, qui ne souffrait certainement pas d’une insuffisance de revenus. La demande globale a pu être équilibrée pendant plusieurs années, mais, pour l’essentiel, elle l’a été par un biais – la chute de l’épargne des couches aisées – qui n’entretenait aucun rapport avec la restriction du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés.
Dans le n° 2 de Tout est à nous ! La revue, Stéphanie Treillet reprend à son compte (dans l’article « Une crise qui s’approfondit ») la thèse sur l’endettement des ménages servant « à pallier l’insuffisance de pouvoir d’achat de la majorité des salarié(e)s et à assurer une demande de consommation suffisante pour maintenir la croissance. » Telle n’est pas l’option de Michel Husson, qui, pour expliquer comment l’économie américaine a pu être équilibrée pendant des années malgré l’inégalité croissante, renvoie à la « couche de rentiers » qui reçoivent les revenus financiers et les dépensent de telle sorte que leur consommation en vient à compenser en partie la stagnation de la demande salariale. Mais quand le revenu augmente, le taux d’épargne augmente aussi : c’est ce qui, en règle générale, a été observé jusqu’à présent. Or, aux États-Unis, le revenu de ceux qui avaient déjà un revenu élevé s’est encore accru, mais leur taux d’épargne qui aurait dû de ce fait augmenter, s’est au contraire effondré. La consommation de la mince frange des plus riches a augmenté dans des proportions telles qu’elle a pu à elle seule compenser la stagnation (ou le recul) de la demande de la grande masse des salariés, mais elle y est parvenue de par l’effet de la valorisation du patrimoine (les bulles) sur l’épargne de ces plus riches, bien plus que par le seul gonflement des revenus financiers.
Taux de profit, taux d’accumulation : les ciseaux ?
En dehors de ce point particulier, Michel Husson a une explication globale de la crise. Proche par certains aspects du schéma de la sous-consommation, elle s’en distingue par d’autres. Elle peut être résumée de la façon suivante : en chute depuis le milieu des années 1960, le taux de profit se rétablit à partir des années 1980 sur la base d’un recul généralisé de la part salariale ; ce rétablissement ne conduit pas à un surcroît d’accumulation, mais au dégagement de capitaux libres, en raison de la raréfaction des occasions d’investissement rentable. En effet, le capitalisme privilégie l’accumulation dans les secteurs où les gains de productivité sont les plus élevés. Or, la demande sociale dérive vers des zones de production à faible potentiel de productivité. La surabondance des profits cherchant des placements rémunérateurs crée des bulles financières et pousse à l’élévation des normes de rentabilité ; cette hyper-rentabilité financière alimente une couche de rentiers dont la consommation compense en partie la stagnation de la demande salariale ; elle a pour contrepartie le creusement des inégalités et le recours au surendettement des salariés. Dans l’article déjà cité, Stéphanie Treillet déploie un dispositif explicatif de la crise très proche de cet énoncé.
Un des points clés de la présentation de Michel Husson est l’affirmation selon laquelle le rétablissement du taux de profit ne conduit pas à un surcroît d’accumulation, mais au dégagement de capitaux libres, en raison de la raréfaction des occasions d’investissement rentable. Si les occasions d’investissement rentable se raréfient, nous devrions assister à un recul du taux d’accumulation, c’est-à-dire à un ralentissement de l’allure à laquelle le capital est accumulé (en machines, équipements, etc.). Or, de 1980 à 2008, ce n’est pas le cas dans le premier des pays capitalistes, les États-Unis, où l’on constate, au contraire, une accélération du rythme de l’accumulation réalisée par les sociétés non financières à partir de la seconde moitié des années 1990. De la même façon, si les occasions d’investissement rentable se raréfient, on devrait assister à des choix plus sélectifs et à un relâchement de l’effort d’investissement, surtout compte tenu de l’hyper-rentabilité exigée. Or, à nouveau, il n’en est rien, qu’il s’agisse des États-Unis ou de la France : dans ces deux pays, de 1980 à 2008, le taux d’investissement des sociétés (la part de la valeur ajoutée consacrée à l’investissement) ne montre aucune tendance à la baisse.
Un autre point essentiel de la présentation qui nous est faite porte sur l’évolution de long terme du taux de profit. « L’évidence est flagrante, dit Husson dans un texte récent : le taux de profit augmente tendanciellement depuis le milieu des années 1980 ». Dans son article déjà cité, Stéphanie Treillet affirme de son côté que, depuis le début des années 1980, l’offensive généralisée contre le salariat a entraîné « une restauration des taux de profit des entreprises, qui n’a guère de précédent dans l’histoire par son ampleur et sa durée ». Est-ce bien le cas ? Qu’en est-il de la tendance de fond du taux de profit, celle qui, par-delà les fluctuations, mène de 1980 à 2008 ? Représentons, pour la France, et pour le principal pays capitaliste, les États-Unis, l’évolution de 1980 à 2008 du taux de profit des sociétés non financières. Les tracés ne coïncident pas d’un pays à l’autre, mais, malgré les oscillations, une trajectoire commune se dégage, à grands traits. En tendance de long terme, il y a bien une montée rapide au cours des années 1980 ; mais ensuite le mouvement ascendant est interrompu et le taux de profit s’engage sur une pente descendante ou, au mieux, sur un plateau, à l’horizontale (voir p.30, le graphique relatif à la France).
Pour compléter le propos, il faudrait examiner le cas des autres grandes puissances capitalistes, Allemagne, Royaume-Uni ou Japon. Mais les résultats obtenus avec la France et les États-Unis amènent déjà à s’interroger sur ce qu’a été l’évolution de long terme de la profitabilité dans les économies capitalistes développées.
Sur la mécanique de la crise actuelle, il serait intéressant d’évoquer bien d’autres points que ceux traités dans cet article. Ce sera l’enjeu des nombreuses discussions qui auront certainement lieu. Nous le savons : la crise est loin d’être terminée. Elle aura de lourdes conséquences, de profondes implications. Raison de plus pour mener un débat ouvert, où l’on essaye de cerner au plus près la réalité par la confrontation des thèses en présence. C’est l’une des façons de faire face au terrible événement. C’est aussi l’une des façons de préparer l’avenir.
La grande crise du xxie siècle. Une analyse marxiste, La Découverte, mars 2009.