Publié le Vendredi 8 janvier 2010 à 14h15.

Une journée à la préfecture de Bobigny !

Queues interminables et parcours d’obstacles kafkaïen… Mépris, condescendance et agressivité des agents… Une camarade nous a adressé son témoignage sur ce que vivent les étrangers de Seine-Saint-Denis lorsqu’ils pénètrent dans cet établissement de la République française avec l’intention d’y retirer un titre de séjour.

L a journée commence tôt, très tôt. La queue est déjà longue avant l’ouverture. Les étrangers regardent leur montre, revérifient leurs dossiers, font connaissance entre eux en se racontant leurs histoires. On attend le moment crucial avec la peur d’être encore refusé. Un seul guichet d’accueil ouvre sa fenêtre vitrée et commence à recevoir ceux qui ont attendu la convocation pendant des mois.

On dit bonjour, l’agent ne répond pas et ne regarde même pas la personne qui lui parle. D’un geste mécanique, elle tape sur le clavier le numéro étranger et regarde si la carte de la personne concernée est prête. Ensuite, elle demande de revenir plus tard ou bien, si par chance la carte est prête, donne un ticket et dit de patienter dans la salle d’attente. Les guichets d’accueil sont censés renseigner les étrangers mais les agents refusent de leur répondre et, si l’on insiste, appellent la police en menaçant de fermer le guichet.

Toutefois, cette fois-ci j’étais moi-même surprise par la réaction des étrangers qui ne cèdent plus devant l’indifférence des jeunes agents, lesquels ont le plus souvent la même couleur de peau que nous, Africains et Maghrébins. Ils ont la même couleur, mais sont dressés pour réserver aux étrangers un comportement fantastiquement humiliant… Les étrangers commencent à crier, à menacer de faire une grève et de ne pas quitter la préfecture s’ils ne sont pas accueillis. La police – des hommes ayant belle allure dans leurs costumes officiels, bien blancs, bien coiffés, bien rasés et rarement de couleur ! – intervient et essaye de les calmer en disant qu’elle comprend leur galère. L’agent reçoit la consigne de rouvrir le guichet et le calme revient.

Ceux qui ont eu « la chance » de recevoir un ticket peuvent alors commencer une deuxième longue attente, cette fois à l’intérieur. Mais souvent, ils ne sont en fait pas plus chanceux, pour la simple raison qu’on laisse la plupart attendre jusqu’à la fin de la journée pour se trouver à nouveau refusés, soit parce qu’ils étaient mal renseignés par le guichet d’accueil, soit parce qu’on leur demande des papiers qui n’ont pas été signalés au moment du retrait du dossier, il y déjà quelques mois.

À ce moment-là, la police est déjà intervenue au moins cinq fois, après les menaces continues des agents de fermer les guichets ou de confisquer les papiers des personnes qui protestent, en insistant pour qu’on leur explique les raisons pour lesquelles leur situation n’est pas régularisée alors qu’elles ont fourni le dossier complet. Découverte : on n’avait jamais précisé qu’il fallait des timbres fiscaux lors du retrait du titre de séjour ! On ne les réclame que le jour même… Les étrangers demandent pourquoi cela ne leur a pas été signalé avant, et on est surpris par l’agressivité de l’agent qui leur intime l’ordre de quitter immédiatement le guichet sans poser des questions.

« La direction de la préfecture est heureuse de vous accueillir »

Entre les hurlements des étrangers, les menaces des agents et les cris des enfants, l’ambiance s’alourdit de plus en plus et le temps paraît encore plus long. Une petite fille de trois ans pleure en disant « maman, je n’aime pas la préfecture, je veux rentrer à la maison » et en tapant avec ses petits pieds sur le sol. Je regarde les gens autour de moi, puis me lasse de contempler la tristesse qui recouvre leurs visages. Sur l’écran en face, on peut lire : « la direction de la préfecture est heureuse de vous accueillir ». J’éclate de rire, d’un rire ironique qui devient un cri. La dame à côté de moi me regarde, stupéfaite. Je lui montre l’écran. Elle comprend. Sur d’autres écrans on voit des matchs de tennis, des compétitions de natation, des skieurs… Et l’on croit discerner leur message : « ce monde n’est pas à vous ! »

La journée arrive à son terme. Voilà, c’est mon tour. L’agent me demande d’attendre encore un quart d’heure dans la salle d’attente. Cela dure plus d’une heure. Finalement, j’ai ma carte. Elle me lance un regard méchant, en me disant d’un ton désagréable : « voilà, on t’a donné une carte de dix ans. » Je ne réponds pas, et m’en vais en regardant ceux que je laisse derrière. J’ai du chagrin, envie de pleurer. Je ne suis pas heureuse d’avoir ma carte dite « de résident ». Non, je pense encore à la préfecture de Bobigny.

J’y pense sans regret, mais en me disant : voilà un morceau des pays du Sud qui est lancé dans la gueule de l’Occident. Bobigny est un pays dans un pays, un monde dans un monde, un établissement étranger en France. Bobigny est la misère de ces étrangers malheureux, étalée sur ses propres murs. Je fais quelques pas, et rencontre un rassemblement de sans-papiers réclamant leur régularisation. Finalement je craque, je n’en pouvais plus, j’ai pleuré, oui, pleuré. Je suis restée quelques instants avec eux. Je n’avais pas de voix, ne disais rien. Mais j’étais là ! Sous le coup de la fatigue je me traîne finalement jusqu’au métro.

Je rentre chez-moi. Envie de rien. Envie d’oublier. Non, c’est une trahison ! Il ne faut pas oublier les autres, ceux qui sont comme moi et cependant ne me ressemblent plus car moi, j’ai au moins un bout de papier.

Leurs visages dessinaient cette nuit la géographie de mes rêves, une géographie absurde, un espace où le temps n’est qu’une attente, où il devient sa propre négation. Je veux chasser ces visages de mes rêves. Mais non, il ne faut pas ! Je ne peux pas, ne dois pas les oublier. Ils sont encore là. Moi, je ne fais plus partie d’eux, n’appartiens plus à leur file d’attente lorsqu’ils reviendront le lendemain, et encore le jour d’après. Mais leur douleur m’appartient. Elle est déjà mienne. Elle est déjà nôtre. Elle est également à nous.

S.D.