À Paris, le Grand Palais présente jusqu’au 24 mai « Turner et ses peintres », splendide exposition qui dévoile certains ressorts de la révolution picturale lancée par le grand paysagiste anglais, artiste surdoué tout autant qu’homme de progrès. Venue de Londres où est conservée la majeure partie de l’œuvre de Turner (1775-1851), cette exposition est l’une des meilleures leçons d’histoire de l’art offertes récemment au public français. Par quelles voies, grâce à quelles ressources personnelles ou extérieures un fils de modeste barbier-perruquier londonien est-il devenu, en quatre décennies, l’un des plus grands peintres de son pays et le plus novateur de son temps ? L’appui indéfectible de son père, qui afficha ses premiers dessins dans sa vitrine, maintes escapades dans les environs de Londres ou sur la Tamise avec son ami Girtin, artiste surdoué comme lui, l’enseignement reçu à la Royal Academy où il fut ensuite professeur de perspective, et par-dessus tout l’étude ininterrompue des Maîtres anciens ou des paysages qu’il parcourait d’un pas infatigable. Son ambition de surpasser ses prédécesseurs tout en devançant ses contemporains, son souci de montrer et même de transmettre les progrès ainsi accomplis, la scénographie du Grand Palais les rend parfaitement sensibles, à travers des œuvres superbes, rarement vues de ce côté-ci de la Manche. C’est à bon droit que Turner se considérait comme un artiste héroïque, observateur d’un temps qui ne l’était pas moins. Il a jubilé de rivaliser avec Poussin, Claude Lorrain et d’autres géants de la peinture classique qu’il admirait, et il les a pastichés de manière souveraine, aménageant même près de chez lui une galerie ouverte au public pour montrer ses triomphes. En compétition permanente, amicale ou non, avec ses contemporains, il excellait à les surprendre ou à les dépasser in extremis.
L’anecdote est très connue mais typique de l’artiste, et les pièces en ont été réunies pour l’exposition : affronté en 1832 à Constable qui exposait une toile vivement colorée, Turner retoucha au dernier moment la marine aux tons plus froids qu’il présentait, irradiant son centre d’une simple bouée rouge. Constable parla de « coup de canon » en observant comme cette tache de minium éteignait son propre tableau. Turner ne s’est pas mesuré seulement avec « ses peintres », il a recherché l’héroïsme bien ailleurs, par exemple dans ses fragments poétiques ou dans ce Snow Storm, Steam Boat de 1842 qu’il avait conçu, disait-il, après s’être fait attacher au mât d’un navire pris dans la tourmente. Romantique en même temps qu’homme des Lumières, il suivait avec passion les progrès scientifiques et techniques de son temps, et s’il a peint locomotives et bateaux à vapeur, ce n’était pas par nostalgie passéiste, comme l’a prétendu Ruskin. Cachant prudemment ses opinions et sa vie privée, il a laissé voir plusieurs fois ses sympathies radicales, à propos de démocratie ou d’esclavage. Ainsi que le suggèrent déjà cette exposition et son savant catalogue, tel était le sens de sa vie d’artiste, constamment en quête de nouveaux progrès. Gilles Bounoure